Source : Atlantico
Entretien avec Franck Ramus
SOS École : ces sciences de l'éducation qu'ignore superbement la France en se noyant dans un pédagogisme stérile
Coupée de la recherche scientifique internationale en matière de sciences
éducatives, la France est à la traîne. Ceci se ressent d'ailleurs à travers ses
mauvais résultats dans les différents classements évaluant ses performances
éducatives. La conséquence notamment d’une insuffisance de la formation des
enseignants qui n'ont pas accès à toute cette littérature publiée en anglais.
Atlantico : Lors d'une conférence organisée par l’université Paris Descartes, vous avez affirmé que la France avait un profond retard en matière d'éducation fondée sur des preuves. Qu'entendez-vous par cette expression “fondée sur des preuves” ?
Franck Ramus : C’est
une traduction de l’anglais “evidence-based education”, démarche
inspirée de la médecine fondée sur des preuves, “evidence-based
medicine”. Une traduction plus juste et moins pompeuse serait “fondée
sur des données factuelles”. En médecine, cette démarche s’est
développée depuis le XIXe siècle et est maintenant généralisée (en
particulier dans l’évaluation des médicaments). Sans elle, les médecins
n’avaient aucune évaluation objective de l’efficacité de leurs pratiques, et
beaucoup persistaient dans des pratiques inefficaces, voire dangereuses (comme
la saignée). Seules des méthodologies rigoureuses (comme l’essai clinique
randomisé contrôlé) ont permis de faire le tri entre les pratiques efficaces,
qui améliorent objectivement la santé des patients, et les pratiques
inefficaces ou équivalentes au placebo.
Mais cette méthode n’est en fait pas propre à la
médecine : c’est juste la démarche scientifique appliquée à l’évaluation des
pratiques. L’efficacité d’une pratique (médicale, éducative ou autre)
est considérée comme une hypothèse, et cette hypothèse est testée en la
confrontant à des données issues de l’observation ou de l’expérimentation,
rigoureusement collectées et analysées. On peut ainsi conduire de véritables
évaluations de l’efficacité de pratiques pédagogiques, et plus généralement,
s’efforcer de faire de la recherche en éducation d’une manière totalement scientifique,
en confrontant systématiquement les hypothèses et théories à des données
factuelles.
Pourquoi ce retard est-il problématique ?
En France, la formation des enseignants est non
seulement très insuffisante, mais ses contenus sont en plus très discutables. Les
pratiques pédagogiques sont inspirées avant tout par de beaux discours, des
philosophies très générales, et des arguments d’autorité (Vygotsky a dit…). Les données factuelles sur “ce qui marche”
sont totalement ignorées. Leur existence et leur pertinence
elles-mêmes sont ignorées ou dénigrées.
Du coup, les enseignants naviguent à vue. Certains ont
du talent et réinventent par eux-mêmes la roue, convergeant rapidement vers des
pratiques efficaces. D’autres pas. Certains, soucieux d’améliorer
leurs pratiques, se transforment en chercheurs amateurs, tâtonnent pendant des
années jusqu’à trouver des pratiques qui leur semblent efficaces. Le problème, c’est qu’ils ne sont pas
chercheurs et qu’ils n’ont pas les moyens d’employer une méthodologie rigoureuse
leur permettant d’aller au-delà de leurs impressions subjectives et de tirer
des conclusions valides. Ce n’est de toute façon pas à eux tous seuls de
faire un tel travail.
Les victimes de tout
cela, ce sont bien sûr les élèves. Les évaluations nationales et les
comparaisons internationales sont là pour nous rappeler les piètres résultats
de notre système scolaire, et le fait qu’il est possible de faire bien
mieux.
Vous avez aussi expliqué que le monde de la recherche était déconnecté
du monde de l'éducation. À quoi cela est-il du ?
Il y a bien une recherche
dans le domaine de l'éducation en France, mais elle est pour l’essentiel très
peu scientifique. Elle produit du
discours sur l’éducation, mais ne le met pas à l’épreuve des faits. À
côté de cela, il y a de la recherche scientifique en psychologie et dans
d’autres disciplines pertinentes pour l’éducation, mais les liens entre les
disciplines sont ténus.
Les chercheurs en
psychologie ne sont pas perçus comme légitimes pour parler d’éducation, et peu
d’entre eux s’investissent dans une recherche appliquée à l’éducation. Cette
situation évolue, mais très lentement.
L'éducation serait, toujours selon vous, trustée par des “gourous”.
Qu'entendez-vous par là ? À qui faites-vous référence ?
Je fais référence à tous
ceux qui parlent de l’éducation dans les médias, dans les conférences, dans les
livres publiés en français, dans les cabinets ministériels, ceux qui guident
les réformes éducatives, qui forment les formateurs, et qui pourtant n’ont même
pas connaissance des travaux internationaux sur les sujets sur lesquels ils
s’expriment.
Ce retard en matière “d'éducation fondée sur des preuves” est-il
un mal typiquement français ? Y a-t-il des pays qui fonctionnent mieux sur ce
plan-là, et si oui lesquels ?
Un problème clé est que
la recherche internationale ne se publie qu’en anglais, ce qui est totalement
accepté dans les sciences dites dures, mais qui, historiquement, rencontre des
résistances dans les sciences humaines et sociales, pour de bonnes ou de mauvaises
raisons. Du coup, en France, une
bonne partie des sciences humaines et sociales vivent en autarcie vis-à-vis du
reste du monde. Le domaine de l’éducation est particulièrement
touché. Il en résulte que non seulement les travaux français dans ce domaine
sont invisibles de la communauté internationale, mais aussi qu’ils ne sont même
pas informés des travaux menés ailleurs, ce qui les rend non-pertinents et
empêche toute diffusion des connaissances internationales vers les enseignants.
Évidemment, les pays anglophones
et de langues germaniques n’ont pas ce problème, alors que les pays de langues
latines sont traditionnellement plus sous influence culturelle de la France.
Les pays asiatiques, eux, ont récemment fait un grand bond en avant et sont
maintenant totalement parties prenantes de la recherche internationale.
Comment faire pour pallier ce retard en matière “d'éducation
fondée sur des preuves” ?
Il n’y a pas de recette miracle, les progrès ne pourront être que lents. Il
faut graduellement relever le niveau d’exigence pour les recherches en
éducation, pour le recrutement des enseignants-chercheurs (dans les ESPE comme
dans les départements de sciences de l’éducation), pour le financement des projets,
jusqu’à atteindre une masse critique d’enseignants-chercheurs en éducation
formés à la recherche au niveau international, ce qui fera basculer l’ensemble
du système. En attendant de rénover radicalement la formation initiale des
enseignants, on pourrait tout de même améliorer leur information, par exemple en traduisant en français les
principaux livres de vulgarisation de l’éducation fondée sur des preuves,
en produisant des MOOC et autres formations alternatives accessibles à tous les
enseignants motivés. Le lien vers les controverses de Descartes pourrait être utile pour ceux qui veulent en savoir plus. Également,
le cours de Stanislas Dehaene sur les fondements cognitifs des apprentissages
scolaires.
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