Entretien avec
Antoine Desjardins
La notion de
bienveillance inspirée de la pédagogie Freinet a fait dans les dernières années
une entrée en force à l'école. Pour Antoine Desjardins, la “bienveillance”
permet surtout de tromper les parents des milieux modestes sur le niveau réel
de leurs enfants.
Que pensez-vous de cette bienveillance qui serait
désormais le moyen de lutter contre tous les problèmes de l'école ? Il paraît
même que l'E.N organise des journées de formation sur ce thème pour les
enseignants...
Antoine DESJARDINS. La bienveillance est un mot
magnifique. C'est une qualité primordiale chez un enseignant. La plupart
s'efforcent d'être bienveillants et ce serait un procès injuste que de les
accuser d'ignorer la bienveillance.
Mais au fil du temps cette “bienveillance” s'est dévoyée...
Quand on utilise ce mot désormais on parle de tout autre chose. Je n'irais pas
jusqu'à traduire par “laxisme” ou “complaisance”, mais on n'en est pas loin.
Faire preuve de beaucoup de psychologie, aider tous les
élèves, encourager chacun selon sa mesure, féliciter même les efforts minimes,
ne jamais stigmatiser ou étiqueter les élèves, la plupart des enseignants le
font depuis longtemps... Lutter contre le mal-être de certains est aussi
une priorité. Il faut que l'école soit un lieu où l'on vient apprendre dans le
plaisir, sans angoisse ni appréhension. Un lieu serein où l'on sait que l'on
sera encouragé et valorisé dès lors qu'on fournit un effort même minime. Où
personne ne sera mis à l'écart. Tout le monde devrait être d'accord avec cela.
Le sympathique Daniel Pennac qui encourage pour qu'on aille dans ce sens dans
un récent entretien du Monde, a raison, sauf que l'on ne parle plus de la même
bienveillance et que nous ne sommes plus dans les années soixante...
La bienveillance désormais prônée trompe les parents sur
le niveau réel de leurs enfants.
On parle vraiment d'autre chose... On devrait parler de
trafic d'indulgence, qu'il s'agisse des notes (qu'on veut d'ailleurs à terme
supprimer) ou des “compétences” qu'on va valider à la louche pour ne pas faire
de peine à personne: la bienveillance qui est désormais prônée permet surtout
de tromper les parents des milieux modestes sur le niveau réel de leurs
enfants.
Mais l'école n'alerte-t-elle pas les parents quand
l'élève connaît des difficultés spécifiques ? On nous parle de suivi
individualisé. En arrive-t-on à être bienveillant avec les parents en taisant
ou en minimisant les problèmes ?
Au lieu de donner l'alerte à temps, de prévenir qu'il y a
des carences dans tel ou tel domaine, on endort tout le monde, le plus
longtemps possible.
Une voisine, femme de ménage, dont la fille a été « très
brillante » (selon les mots mêmes utilisés par certains instituteurs, me
dit-elle), s'avère en réalité ne pas savoir quasiment lire en sixième.
Cette dame a eu le tort de faire confiance à l'institution
scolaire qui désormais roule les parents dans la farine.
On ne peut en aucun cas dire d'une élève qui arrive en
sixième en ne sachant pas lire qu'elle est brillante.
On ne peut en aucun cas dire d'une élève qui arrive en
sixième en ne sachant pas lire qu'elle est brillante, sans émettre la moindre
réserve: ce faisant on berne les parents qui, s'entendant dire cela et
seulement cela, pense que leur fille est sur de bons rails, ce qui n'est pas du
tout le cas.
Cette même jeune fille qui ne sait pas lire (et encore moins
écrire, on s'en doute) présente de graves lacunes également en mathématiques.
Mais là encore, « l'oral était brillant » paraît-il! L'oral en mathématiques !
Inutile de dire que les parents qui n'examinaient rien de près, n'en ayant pas
les moyens culturels (la mère est d'origine péruvienne et le père tchèque)
tombent de très très haut.
J'observe que dans le même temps des collègues dont les
enfants sont à l'école ont, eux, les moyens de s'interroger et de questionner,
voire de soupçonner, cette “bienveillance” qui est devenue au fil du temps une
duperie organisée. Telle collègue (de mathématiques) me dit que sa fille en CM1
a une très bonne moyenne en orthographe, alors qu'elle s'étonne, elle, d'un
niveau qu'elle juge plutôt catastrophique. Elle était ravie que sa fille ait de
bonnes notes, au début, mais s'interroge de plus en plus, passés les premiers
temps d'euphorie. Elle a constaté que les textes des dictées, fort courtes,
étaient donnés à l'avance ! Elle a pu prendre conscience à temps, sans rien
dire à la maîtresse, que sa fille était en réalité très faible et elle
s'emploie à lui faire faire de nombreuses vraies dictées le plus souvent
possible. Sa fille s'en sortira...
Mais la bienveillance, c'est aussi un climat de
bien-être, une attention aux différences, une écoute des difficultés et parfois
des problèmes personnels ? L'école d'autrefois n'avait-elle pas tendance à
oublier cette dimension ?
Je suis d'accord. Mais voilà longtemps que l'école a pris en
compte cette dimension indispensable. Les enseignants agressifs, cassants,
méprisants cela a pu exister mais aujourd'hui ils n'ont plus leur place dans
l'institution. La psychopédagogie a depuis des décennies fait son œuvre. Dolto,
par exemple a été lue et approuvée en général.
Mais à la vérité on parle ici d'autre chose...
L'institution flatte bassement le parent-consommateur qui
croit pouvoir dormir sur ses deux oreilles.
La plupart des parents sont totalement leurrés par une “bienveillance”
qui s'exprime à présent le plus souvent par des notes (ou des compétences
validées) qui ne reflètent en rien le niveau réel et des appréciations souvent
très louangeuses (« brillant », « vif », « oral excellent », « talent ») qui
procurent aux parents beaucoup de satisfaction et une ivresse passagère qui
leur fait perdre tout esprit critique et toute objectivité. L'institution
flatte bassement leur progéniture le plus longtemps possible pour avoir la paix
et anesthésier le parent-consommateur qui croit pouvoir dormir sur ses deux
oreilles.
Dans le temps même qu'on explique aux parents que leurs
enfants sont pris en charge individuellement et qu'ils n'ont plus à se soucier
de rien, dans le temps qu'une évaluation parcellisée et pseudo-scientifique
(les fameuses “compétences” auxquelles les parents ne comprennent rien) donne à
croire que la moindre défaillance va être détectée et faire l'objet d'une « remédiation
ciblée » (alors que le nombre d'élève par classe ne cesse d'augmenter et que les
horaires dévolues aux fondamentaux baissent) dans ce même temps, les élèves
sont en réalité abandonnés à leurs lacunes et livrés à eux-mêmes, comme ils ne
l'ont jamais été (l'élève construit lui-même son propre savoir pour certains
théoriciens fumeux...)
Baudrillard à propos de la séduction disait : « séduire
c'est mourir comme *réalité* et se produire comme *leurre* ». L'école est
désormais enjointe, à tous les niveaux, de séduire les parents, comme pourrait
le faire, notamment, une entreprise qui voudrait aguicher ses clients. Elle se
repose sur une communication de type publicitaire et commercial qui n'a cure de
la vérité ou si peu. Non seulement on utilise les moyens de la publicité en un
lieu où elle ne devrait pas exister, mais cette publicité est mensongère. C'est
d'ailleurs pour cela que le contrat de confiance qui liait jadis les parents et
l'école publique est en train de se rompre.
Je dis et je constate de plus en plus que les parents
sont bernés.
Je dis et je constate de plus en plus que les parents sont
bernés parfois bien entendu, très au-delà des années d'école. Le collège s'y
est mis depuis longtemps. Le professeur devrait pourtant lancer l'alerte auprès
des parents au bon moment pour qu'ils puissent prendre la mesure des problèmes
et parfois y remédier avec le seul moyen qui leur reste hélas parfois : les
cours privés.
Mais de plus en plus cette alerte est retardée par
l'institution qui se complaît dans le mensonge ou l'euphémisme. La cour des
Comptes le constate elle-même : la loi du 23 avril 2005 a consacré l'objectif,
réaffirmé par celle du 8 juillet 2013, de conduire 100 % des élèves d'une
classe d'âge au niveau du socle commun de compétences et de connaissances à
l'issue de la scolarité obligatoire. Or les résultats obtenus par la France lors
de la dernière enquête Pisa, ainsi que la proportion élevée de jeunes sortis
sans diplôme de notre système éducatif, témoignent de l'incapacité du système
éducatif actuel à atteindre les objectifs qui lui ont été fixés.
Les nouveaux dispositifs d'évaluations, les fameuses “compétences”
compliquent prodigieusement la tâche de l'enseignant, ne servent en rien
l'élève ni les parents, ne permettent nullement de lutter contre l'illettrisme
et l'innumérisme. Pas plus d'ailleurs que le tout numérique, qui ne pourra que
faire les choux gras de Microsoft ou d'autres. En fait, ces nouveautés
indigestes qui se donnent les gants de « l ‘évaluation scientifique »
permettent de noyer le poisson et d'opacifier le système. Les parents veulent
des outils simples et lisibles et ils veulent surtout qu'on leur dise la
vérité. Le nouveau LSU par exemple (Livret scolaire unique) est une usine à gaz
“numérique” pour faire accroire, en cochant des cases, que l'école remplit bien
sa mission. Il s'agit avant tout d'une mise au pas de la liberté pédagogique de
l'enseignant.
Hormis ces gadgets superflus, ces thermomètres évaluatifs
falsifiés, les parents voudraient surtout qu'on fasse étudier sérieusement les
mathématiques et le français au lieu de faire des éoliennes en carton...
En tout cas, il faudrait au moins qu'on laisse la
possibilité aux parents de remédier au bon moment, par leurs propres moyens (!)
aux insuffisances manifestes : l'école ne sait même plus faire un travail de
diagnostic juste et fiable. Il s'agit seulement de ne jamais inquiéter : c'est
cela la “bienveillance”. On ne rend pas du tout services à nos élèves en
agissant ainsi !
Voici un dialogue drolatique lu sur un réseau social qui
pourrait, sans aucune caricature, résumer la situation : on y entend la logique
pédagogiste bienveillante à l'œuvre.
Ils sont mauvais à l‘écrit ?
Pédagogiste bienveillant : « Faites davantage d'oral. »
Ils ont des mauvaises notes ?
« Supprimez les notes. »
Ils ont du mal à travailler seuls ?
« Faites les travailler en groupes. »
Ils font des fautes ?
« La faute n'est pas si importante si le message passe. »
Ils ont écrit « il prena » au lieu de « il prit » ?
« Ils ont eu la “sensation” du passé simple, c'est déjà
bien. »
Ils n'écoutent pas un cours magistral ?
« Ne faites pas de cours magistral. »
lls ne travaillent que si c'est ludique ?
« Faites du ludique. »
Ils ont du mal avec l'abstrait ?
« Faites du concret. »
Ils ne comprennent pas la consigne ?
« Simplifiez la consigne. »
Ils ne font pas leurs devoirs chez eux ?
« Faites-leur faire en classe. »
Ils sont déconcentrés au bout de quelques minutes ?
« Changez d'activité au bout de quelques minutes. »
lls n'aiment pas lire ?
« Travaillez sur des documents iconographiques et des
vidéos. »
Ils mémorisent mal ? Ils ont peu de connaissances ?
« Ils peuvent tout trouver dans Google et Wikipédia. »
Bref : ils ont un problème ? Au lieu de leur apprendre à
affronter le problème, apprenez-leur sans cesse à FUIR le problème.
Ainsi va la logique pédagogiste “bienveillante”.
Je pense, à mots pesés, qu'il y a là un scandale dont les
enfants d'origine modeste, comme d'habitude, feront et font déjà les frais.