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vendredi 31 janvier 2014

Pour un débat sérieux sur l'apprentissage de la lecture (Jérôme Deauvieau)

Source : Le Monde



Dans une tribune publiée par Le Monde du 31 décembre, Roland Goigoux impute de « graves défauts méthodologiques » à la récente enquête comparative sur les méthodes de lecture réalisée sous ma direction.

Cette évaluation historiquement inédite a de fait toutes les raisons de ne pas lui plaire. Elle met en évidence un effet du manuel considérable alors que ce collègue professe qu'en matière d'apprentissage de la lecture, « la variable ‘méthode' n'est pas une variable pertinente ».

Le rendement pédagogique des quatre manuels comparés va croissant, du plus marqué par la globale à celui qui propose l'approche syllabique la plus stricte : or Roland Goigoux tourne volontiers la syllabique en dérision, car elle serait condamnée à des textes d'une grande pauvreté.

Notre enquête enfin montre l'étroite corrélation entre la capacité de déchiffrage et la qualité de la compréhension, alors que Roland Goigoux s'est fait le champion d'un travail sur la compréhension dissocié du déchiffrage. Il est compréhensible dès lors que ce collègue examine nos procédures d'enquête de près. Mais cela ne l'autorise pas à mettre en cause mon éthique et mes compétences professionnelles.

Je soulignerai d'abord que je n'ai rien à voir avec la conception et la réalisation du manuel qui obtient (de loin !) les meilleurs résultats dans notre évaluation. J'ai mené autrefois des recherches avec l'un de ses auteurs. Celui-ci m'avait signalé l'efficacité de ce manuel, et avait suggéré à Vincent Peillon de procéder à des enquêtes d'évaluation. C'est le refus de ce dernier qui m'a décidé à m'investir dans cette recherche.

Quant à ce que dit Roland Goigoux de l'enquête elle-même, quiconque pourra aisément vérifier en se reportant au texte du rapport qu'il s'agit d'autant d'affirmations factuellement inexactes, comme si ce collègue ne l'avait pas lu.
Ainsi là où le rapport indique que notre analyse ne permet pas de conclure à « une opposition bloc à bloc entre méthode mixte et méthode syllabique », et souligne qu'en réalité c'est « la priorité donnée au déchiffrage et l'efficacité de son enseignement » qui expliquent « à la fois l'efficacité supérieure de la syllabique et les différences de rendement des manuels au sein tant des méthodes mixtes que des méthodes syllabiques », Roland Goigoux me reproche de « faire croire à une opposition binaire entre noir et blanc » et de réunir toutes les méthodes mixtes « sans distinction ».

Le reproche encore de ne pas contrôler la composition sociale des classes enquêtées est lui aussi inapproprié, puisque très explicitement, et grâce à la mise en œuvre de modèles de régressions multiples, d'usage très courant en statistique, nos résultats sont donnés « toutes choses (et au premier chef le diplôme des parents) égales par ailleurs ». C'est d'ailleurs ce qui limite l'inconvénient, que le rapport lui-même souligne, de ne pas avoir mesuré les compétences des élèves à l'entrée au CP, puisque celles-ci sont liées au capital culturel de la famille.

La dernière affirmation de Goigoux est encore inexacte : « pour établir des différences statistiques significatives, ils suppriment de leurs analyses les classes dont les performances finales ne coïncident pas avec leurs attentes ». Sur l'ensemble de la population enquêtée les différences d'efficacité pédagogique entre les manuels comparés sont statistiquement déjà parfaitement significatives !

Effectuer une partie des calculs sur une sous-population de 19 classes sur 23 ne change que l'ampleur des écarts ; et l'existence de 4 classes « déviantes » renforce la crédibilité de notre enquête plutôt que de l'affaiblir, puisqu'il s'est avéré que les maîtres concernés avaient conduit les apprentissages à l'inverse de la vocation propre de leur manuel (à la façon d'une méthode mixte quand il s'agissait d'un manuel de la syllabique, et vice versa).

Roland Goigoux dirige actuellement une enquête sur grand échantillon sur l'impact des pratiques des maîtres de CP, dont on peut certainement espérer un enrichissement de nos connaissances. Je tiens d'avance qu'elle ne pourra contester ni l'existence ni l'ampleur de l'effet-manuel. En attendant, j'appelle à la rigueur et à la dignité du débat scientifique. L'enjeu est trop lourd lorsqu'on sait que des millions de jeunes (à 150 000 par an, ça va vite !) continuent à sortir de l'école « en grande difficulté de compréhension de l'écrit ».

Jérôme Deauvieau (sociologue et statisticien)
Maître de conférences à l'université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, au laboratoire Printemps-CNRS et au Centre de recherches en économie et statistique (CREST).


Voir aussi :

Lecture : Seul l'enseignement explicite du décodage graphophonologique est vraiment efficace

Les loupés de l'apprentissage de la lecture

 Lecture au CP : un effet manuel considérable


lundi 20 janvier 2014

La Pédagogie Explicite recommandée dans l'éducation prioritaire !




Enfin un motif de grande satisfaction pour les enseignants explicites !

Le jeudi 16 janvier 2014, les ministres Vincent Peillon et George-Pau Langevin ont présenté la réforme de l’éducation prioritaire. À cette occasion, un Référentiel a été établi qui définit 6 priorités pour les réseaux d’éducation prioritaire, afin de permettre aux enseignants de s’appuyer « sur des repères solides et fiables ».


La première de ces 6 priorités s’intitule : Garantir l’acquisition du « Lire, écrire, parler » et enseigner plus explicitement les compétences que l’école requiert pour assurer la maîtrise du socle commun.

Vous avez bien lu : « enseigner plus explicitement » !

Et pour le confirmer, le Référentiel énonce plus loin la recommandation suivante :
Expliciter les démarches d’apprentissage pour que les élèves comprennent le sens des enseignements
Les objectifs du travail proposé aux élèves sont systématiquement explicités avec eux.
Les procédures efficaces pour apprendre sont explicitées et enseignées aux élèves à tous les niveaux de la scolarité. La pédagogie est axée sur la maîtrise d’un savoir enseigné explicitement (l’élève sait avant de commencer une leçon ce qu’il a vocation à apprendre et il vérifie lui-même après la leçon qu’il a retenu ce qu’il fallait).
L’enseignement est progressif et continu ; la vérification de la compréhension de tous les élèves est régulière.
Enfin !

Nous sommes en plein dans une démarche de Pédagogie Explicite, et c’est le ministère qui la recommande. Bravo !

Même le Café pédagogique se voit contraint de le reconnaître dans son commentaire :
« Le plan Peillon est précédé d'un Référentiel pour l'éducation prioritaire qui est en fait une sorte de manifeste pédagogique à travers 6 objectifs. Le premier parle « d'enseigner plus explicitement les compétences que l'École requiert ». Il s'agit d'expliciter les objectifs du travail fait avec les élèves et d'enseigner explicitement aux élèves les « procédures efficaces pour apprendre. L'élève sait ce qu'il a vocation à apprendre et il vérifie lui-même après la leçon qu'il a retenu ce qu'il fallait ». On a là les idées d'un courant pédagogique, hissées ici au niveau de pratique officielle [souligné par moi], ce qui ne manquera pas de poser de questions pour la formation des enseignants. »
En effet, après quarante années de constructivisme pédagogique, où trouver des formateurs suffisamment compétents pour faire connaître les pratiques efficaces de l’enseignement explicite ?

Mais à chaque jour suffit sa peine : pour le moment, contentons-nous de savourer ce qu'on peut considérer comme une victoire de la Rébellion explicite sur les Dark Vador du constructivisme et le côté obscur de la Force pédagogique (voir l'illustration de l'article !).

jeudi 16 janvier 2014

Livre : L'École, question philosophique (Denis Kambouchner)




Résumé du livre :


Presque tous les problèmes cruciaux de notre école sont en un sens des problèmes philosophiques : autorité pédagogique, « sens des savoirs », laïcité et rapport entre les cultures, définition d'un système éducatif juste, transformations liées au numérique, etc. Pourtant, les philosophes de notre époque parlent peu de l'éducation, encore moins de l'éducation scolaire. La philosophie doit reprendre sa part dans l'approche publique de la « crise » de l'école. C'est à quoi ce livre veut inviter.
Ces problèmes sont philosophiques dans la mesure où ils touchent aux principes censés régir l'institution scolaire. Ces principes sont aujourd'hui confus ou introuvables, s'agissant notamment de ce qui est à enseigner et de ce qui est à évaluer. Tous les acteurs et partenaires de l'institution scolaire sont sensibles à cette déficience, d'où s'ensuivent, à un degré trop élevé pour n'être pas ruineux, perplexités, inquiétudes, malentendus, découragements et rejets.
Mais rétablir pour l'école des principes solides suppose qu'on prenne en compte les complications modernes et tout particulièrement fran­çaises de la relation au savoir et à la culture. C'est le double objet de ce livre. Il faut relire Rousseau, Durkheim, Foucault, Bourdieu, pour remonter aux origines de notre crise intellectuelle, mais aussi pour remarquer ce que les pensées les plus provocantes doivent encore à la notion classique de la culture de l'esprit.
« Rien ne s'apprend plus facilement que ce qu'il y a de meilleur. » Si Érasme a raison, alors l'urgence est toujours de faire que le meilleur soit offert à tous les enfants.


Commentaire :

Denis Kambouchner avait publié, en 2000, Une école contre l’autre, livre dans lequel il avait décortiqué méticuleusement les affirmations de Philippe Meirieu et les avait réfutées l’une après l’autre, avec une érudition impressionnante.

Aussi, lorsqu’est paru ce nouvel ouvrage, je me suis empressé de me le procurer. Le titre était, de surcroît, alléchant : L’École, question philosophique. Angle sous lequel la question éducative est finalement assez rarement abordée. Connaissant la grande qualité de l’auteur et son attachement au camp instructionniste, je m’attendais à un nouveau démontage en règle de la philosophie constructiviste qui régente l’École depuis une bonne quarantaine d’années. Avec, en regard, un exposé savant et complet sur la philosophie instructionniste qui sera amenée à s’imposer dans les années qui viennent si on veut éviter le naufrage complet du système éducatif.

Car c’est bien là que se situe le problème. Tout part de la conception que l’on se fait de l’École, du rôle qu’elle doit jouer et de la mission que la société lui confie. Cet aspect, qui est d’ordre essentiellement politique, pourrait utilement être éclairé par une analyse philosophique qui montrerait les enjeux historiques et sociétaux qu’impliquent des choix opposés. Et qui mieux que Denis Kambouchner, esprit brillant, agrégé de philosophie et professeur d’université à Panthéon-Sorbonne, pourrait s’atteler à cette tâche essentielle ?

Hélas, je dois dire que ce livre n’a pas répondu à mes attentes. En fait, il s’agit d’une compilation d’articles et de travaux portant sur tel ou tel thème particulier, étudié de façon universitaire avec une érudition sans égale, mais à un point tel que la lecture en devient pénible pour un non spécialiste comme moi. Et même sans intérêt dans la dispute qui oppose les uns aux autres.

Denis Kambouchner connaît le mot “instructionnisme” que l’on trouve à deux reprises (pp 36 et 298). S’il parle de “pédagogie explicite” (pp 65, 67 et 92), c’est celle évoquée en son temps par Pierre Bourdieu. Au total donc, quelques mentions assez vagues, reflétant une connaissance peu assurée de ce courant pédagogique qui fait contrepoids au constructivisme, et de la démarche d’enseignement qui l’illustre par son efficacité.

En conclusion : un livre à recommander aux étudiants de master en philosophie. Mais à éviter pour qui veut trouver des arguments solides à opposer aux bataillons constructivistes qui s’agrippent toujours aux postes clés d’un système éducatif qu’ils ont investi depuis plusieurs décennies et qu’ils ne veulent toujours pas lâcher.

J’ai peine à dire que l’utilité de ce livre dans le combat instructionniste est équivalente à celle d’un « couteau sans lame auquel manque le manche ». Bien qu’ayant utilisé cette amusante expression depuis mes années de lycée, je ne savais pas qu’elle venait du savant et écrivain allemand Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799), dont j’ai appris l’existence à la page 160. Au moins, ce livre m’aura apporté cela…

Je conserve néanmoins une grande estime et une grande considération pour Denis Kambouchner. Pour tout dire, je ne désespère pas qu’il écrive enfin le grand livre que j’attends toujours sur la question philosophique de l’École.

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L'École, question philosophique
Denis KAMBOUCHNER

Fayard (Collection Histoire de la pensée), 354 p
01/2013