Source : Le Monde, 21.11.2015
Thibault Gajdos (chercheur au CNRS)
Le ministre de l’économie, Emmanuel Macron, s’est déclaré
favorable à un accroissement de « la part
de mérite, la part d’évaluation, dans la rémunération de la fonction publique
». Comme beaucoup l’ont rappelé, la rémunération « au mérite » existe déjà, et
depuis longtemps, dans la fonction publique : outre divers dispositifs de
primes, l’évolution des carrières des fonctionnaires, et donc de leurs
salaires, dépend largement de l’évaluation de leur activité.
Faut-il aller plus loin ? Une étude récente de l’économiste
américain Roland Fryer (université de Harvard) est instructive. Il a analysé
les conséquences d’un vaste programme de paiement au mérite des professeurs,
mis en œuvre dans 200 écoles choisies aléatoirement parmi 400 écoles similaires
à New York entre 2007 et 2010 (“Teacher Incentives and Student Achievement :
Evidence from New York City Public Schools”, Journal of Labor Economics, 2013, 31/2).
Une enveloppe de 75 millions de dollars a permis de
rémunérer ainsi 2 000 enseignants selon leurs performances, les bonus allant
jusqu’à 3 000 dollars (2 800 euros) par enseignant et par an. En comparant les
résultats des établissements selon qu’ils avaient ou non bénéficié du programme
de paie au mérite, Roland Fryer a pu mesurer les effets de ce système sur les
comportements des enseignants et les résultats des élèves.
Le résultat est pour le moins décevant. Tout d’abord, le
paiement au mérite n’a eu aucun effet visible sur la mobilité et les jours
d’absence des enseignants. Le système d’incitation ne semble donc ni permettre
de retenir davantage les bons enseignants, ni inciter d’hypothétiques paresseux
à davantage d’assiduité. En ce qui concerne les performances des élèves, c’est
pire : les élèves des établissements ayant bénéficié du système incitatif n’ont
pas de meilleurs résultats que ceux des autres établissements ; quant aux
élèves des collèges, leurs résultats sont moins bons…
Des études portant sur d’autres professions, comme les
médecins, ont montré des résultats similaires. L’idée simple selon laquelle un
fonctionnaire serait plus efficace si son salaire dépendait de sa performance
exige en réalité la réunion de nombreuses conditions.
Cela suppose, en premier lieu, que l’on soit capable de
mesurer la performance en question. Ce qui peut être simple pour des tâches
élémentaires (comme le nombre de boulons fabriqués par minute) peut s’avérer
inextricable pour des tâches plus complexes. Comment, par exemple, mesurer la
performance d’un vigile d’aéroport ? Au nombre de passagers qu’il examine par
minute ? Mais ne risque-t-il pas alors de bâcler ses inspections, afin de
répondre à cette incitation ? Que dire, alors, de la mesure de la performance
d’une infirmière, d’un enseignant, d’un contrôleur des impôts, d’un juge ?
Supposons cependant cet obstacle levé. Il faut encore que la
performance du fonctionnaire dépende directement, et principalement, de son
effort et de sa motivation. Or, bien d’autres facteurs entrent en ligne de
compte : la formation, les conditions et l’organisation du travail, la qualité
des relations d’équipe, etc.
Négligeons encore cette contrainte ; reste un dernier
obstacle. Qu’est-ce qui motive les individus ? On peut distinguer deux types de
motivations : les motivations extrinsèques, comme la rémunération, et les
motivations intrinsèques, comme le fait de bien faire son travail, d’être
utile, de s’accomplir dans son activité. Or, de nombreuses études, inspirées
par les travaux réalisés par les psychologues Edward Deci et Richard Ryan dans
les années 1970, ont montré que l’accent mis sur les motivations extrinsèques
pouvait miner les motivations intrinsèques.
Dans de telles conditions, la rémunération au mérite peut
non seulement être inefficace, mais même devenir contre-productive. Les
fonctionnaires, qui exercent des missions de service public, sont
particulièrement exposés à ces effets pervers. De quoi inciter à un peu de
prudence dans le maniement des idées reçues.