Source : Les Cahiers pédagogiques
Liliane Charolles-Sprenger
Directrice de recherches émérite au CNRS, Laboratoire de Psychologie cognitive
Contrairement à une idée reçue, parmi les enfants maîtrisant
le décodage et ayant un bon niveau de compréhension orale, ceux qui ne
comprennent pas ce qu’ils lisent sont des cas exceptionnels. C’est ce que José
Morais avait montré dans une synthèse des travaux de recherche, alors
principalement anglophones, lors d’un colloque « Lecture-écriture : acquisition
» en 1992 sous le ministère Lang. Une nouvelle étude dirigée par Edouard Gentaz
(incluant environ 400 enfants français de CP issus de milieu peu favorisé) a
confirmé ce résultat.
De plus, il est maintenant établi que les bons lecteurs
lisent très rapidement (en un cinquième de secondes) les mots, qu’ils aient
trois lettres ou huit. Ce résultat avait permis de penser qu’ils percevaient la
forme globale des mots, ce qui est une erreur car en réalité, un bon lecteur
analyse même chacun des traits des lettres. Mais comme des millions de neurones
de son cerveau sont consacrés à cette opération, qui se produit simultanément
en chaque endroit du mot lu, il peut d’accéder automatiquement au sens.
Cette automatisation de l’identification des mots écrits est
un processus progressif qui se traduit justement par le passage d’un mode
sériel de lecture (le décodage lent et laborieux du débutant) à un autre mode
de traitement. Dans une première étape (1er semestre du CP),
l’apprenti-lecteur a essentiellement recours au décodage. Il lit alors aussi
bien les mots inventés (lople) que
les mots réguliers (table), mais fait
de nombreuses erreurs phonologiques en lecture de mots irréguliers : il va lire
sept comme septembre. En revanche, à la fin du CP, il va bien mieux lire les
mots réguliers que les mots inventés ou irréguliers.
Ces résultats ont été obtenus dans plusieurs études
longitudinales dans lesquelles j’ai suivi des enfants de 5 à 10 ans. Les
changements spectaculaires relevés au cours du CP s’expliquent par
l’intervention de deux facteurs : la régularité des mots et leur fréquence.
Cela permet de comprendre la très forte progression observée en lecture de mots
réguliers : à la différence des mots inventés, il s’agit de mots que l’enfant a
pu rencontrer qui, de plus, sont réguliers (à la différence des mots
irréguliers).
Les recherches sur les premiers apprentissages de la lecture
ont mis en relief quatre autres résultats importants. Tout d’abord, les scores
en lecture dépendent de la régularité des correspondances graphème-phonème dans
la langue dans laquelle s’effectue l’apprentissage.
Une orthographe est dite transparente quand ces relations
sont le plus souvent régulières (en espagnol) et opaque quand ce n’est pas le
cas (en anglais, par exemple, la prononciation du ‘a’ varie : dans a, cat, lady, cake…). L’orthographe du
français se situe entre ces deux extrêmes mais elle est plus proche de
l’espagnol que de l’anglais pour la lecture. Quand on compare des
apprenti-lecteurs de ces trois langues, les meilleurs scores s’observent chez
les hispanophones et les moins bons chez les anglophones, ceux des petits
français occupant une position intermédiaire, tout comme l’orthographe de cette
langue.
Ensuite, tous les apprenti-lecteurs, même ceux qui
apprennent à lire dans une orthographe peu transparente, utilisent d’abord le
décodage. En lecture à haute voix, cela se manifeste par une absence de
différence entre la lecture de mots inventés et de mots réguliers, les mots
irréguliers étant « régularisés » (sept
sera lu comme septembre, comme on l’a
vu plus haut).
En lecture silencieuse, ce recours s’observe dans des tâches
utilisant des mots inventés qui se prononcent comme un mot (roze, rouje). Par exemple, s’il est
demandé à des lecteurs débutants de dire si rouje
est une couleur, le nombre d’acceptations erronées est très important, et bien
plus important que lorsque les mots inventés sont proches visuellement du mot
cible, comme rouqe. Des résultats
similaires, avec des différences moins fortes, mais significatives, entre les
deux catégories de mots inventés se retrouvent chez des adultes bons lecteurs,
ce qui signale qu’ils entendent dans leur tête « la petite musique des mots »
même quand ils lisent silencieusement.
De plus, quelle que soit la transparence de l’orthographe,
la capacité précoce de décodage permet de prédire le succès de l’apprentissage
de la lecture de mots isolés (y compris ceux qui sont irréguliers) qui,
lui-même, permet de prédire le niveau de compréhension de l’écrit. La capacité
de décoder les mots isolés est donc un puissant mécanisme d’auto-apprentissage.
Enfin, une nouvelle fois quelle que soit la transparence de
l’orthographe, la capacité de segmenter les mots oraux en phonèmes (comprendre
qu’il y a trois phonèmes dans four :
/f/-/u/-/r/) est un prédicteur fiable du futur niveau de lecture. Cela
s’explique par le fait que cette capacité permet d’accéder au principe d’une
écriture alphabétique qui code surtout les relations entre les phonèmes et les
graphèmes (/f/=’f’, /u/=’ou’, /r/=’r’). Ce n’est pas le cas du nom des lettres,
qui peut même entraver cet apprentissage : sur la base de cette connaissance,
quand il voit le mot « la », l’enfant
peut en effet lire « elle a ».
Ainsi, en CP, le travail sur la lecture doit principalement
porter sur les compétences facilitant son apprentissage, celles reliées à la
maitrise des correspondances graphème-phonème. Il faut donc privilégier une méthode qui enseigne explicitement et
systématiquement ces relations. Tant que les enfants ne maîtrisent pas le
décodage, le travail sur la compréhension doit s’effectuer en parallèle, mais
principalement à l’oral, à l’aide de textes lus par le maître ou écrits par lui
sous la dictée des élèves.
C’est la position que je soutiens, comme de nombreux autres
chercheurs, parce qu’elle découle des travaux de recherche sur l’apprentissage
de la lecture. Toutefois, cela nécessite, d’une part, que les enseignants
consacrent un laps de temps suffisant à la fois au travail sur le décodage et à
celui sur la compréhension, ce qui ne semble pas être le cas, et que, d’autre
part, ils aient reçu une formation correcte dans ces deux domaines, ce qui est
loin d’être sûr.
La dichotomie « décodage-compréhension » est en
contradiction avec la conception de l’apprentissage de la lecture diffusée dans
les années 1970, via l’Institut national de recherche pédagogique (INRP), par
Jean Foucambert et Eveline Charmeux, et qui a été largement médiatisée : à
savoir, la lecture est un jeu de devinette et apprendre à lire c’est apprendre
à comprendre en mémorisant la forme visuelle des mots, sans recourir au
décodage. Cette conception a été critiquée dès 1989 dans des synthèses ainsi
que par l’Observatoire National de la Lecture en 1998. Roland Goigoux a lui
aussi montré que ne pas enseigner les correspondances graphème-phonème est un
des facteurs qui accroit les difficultés initiales des lecteurs.
Malheureusement, la diffusion auprès des enseignants de cet
ensemble d’études ne s’est pas bien faite. Un exemple peut permettre de
comprendre d’où viennent les résistances : celui de l’expertise collective
INSERM à laquelle j’ai participé.
Dans sa note de lecture, Philippe Meirieu a écrit que cette
expertise a « repris de très nombreuses
recherches anglophones, les recherches francophones étant, semble-t-il, assez
rares, à l’exception peut-être du Québec ». A-t-il bien lu le rapport,
quand on constate par exemple que le chapitre sur l’apprentissage de la lecture
contient plus de trente références à des études impliquant des enfants ou des
adultes francophones ? Mais ce qu’il souligne surtout, c’est selon lui
l’absence de chercheurs venant des sciences sociales (sociologie, science de
l’éducation) qui « compromet le caractère
interdisciplinaire affiché de cette étude ». Il est vrai que, à cette
époque, l’INSERM n’a pas trouvé en France de chercheurs émanant des sciences de
l’éducation et spécialistes d’un des domaines abordés par l’expertise, qui
répondaient aux critères définis pour y participer. Toutefois la question des
interactions entre facteurs sociologiques (environnement, éducation) et
cognitifs a, bien entendu, été prise en compte dans l’expertise.
Dans notre réponse à Philippe Meirieu, nous avons souligné
que son texte présente l’intérêt de pointer un paradoxe : à savoir que « des aptitudes hautement dépendantes de la
culture et des apprentissages scolaires s’avèrent, à la lumière des travaux
scientifiques, liés à des particularités de l’organisation du cerveau humain,
voire à des particularités du génome ». C’est un vrai paradoxe, qui est
également mis en relief, par exemple, dans le livre écrit sous la direction de
Stanislas Dehaene, tout comme dans celui que José Morais a publié récemment Lire, écrire et être libre : de l’alphabétisation
à la démocratie.
Il serait bien que les personnes en charge de la formation
des enseignants connaissent les travaux de recherche afin de les vulgariser le
mieux possible.