Source : Le réseau EdCan
Une situation inquiétante chez les nouveaux enseignants
Maurice Tardif
18.09.2017
Pourquoi devient-on enseignant ? Qu’est-ce qui pousse de
jeunes universitaires à choisir cette profession alors que tant de choix
s’offrent à eux de nos jours ? Au Canada comme ailleurs, la vaste majorité des
personnes – dont environ 75 % sont des femmes – qui choisit la carrière
d’enseignant le fait pour des raisons comportant une forte composante altruiste
: plaisir de travailler avec des jeunes, désir de les aider et de les voir
progresser, goût de faire apprendre et joie de leur faire découvrir des connaissances
nouvelles grâce à leur enseignement. En ce sens, on peut affirmer que
l’enseignement est une activité où interviennent des tonalités affectives et
morales qui culminent dans une relation bienveillante à autrui. Cette relation
est au cœur du travail des enseignants.
Au fil des années, j’ai eu la chance de rencontrer et
d’échanger avec plusieurs centaines d’enseignants et tous ont insisté sur
l’importance de cette relation aux élèves, car c’est elle, disent-ils, qui leur
procure, plus que tout, le plaisir d’enseigner et qui donne véritablement sens
à leur travail. Toutefois, ces mêmes enseignants sont parfaitement conscients
que cette relation ne se développe pas dans le vide, car, pour pouvoir
s’exprimer positivement, elle a besoin d’un environnement professionnel,
institutionnel et social propice qui la soutienne et la valorise. Bref, on
répète à l’envi que la mission première des enseignants est de soutenir les
élèves dans leurs multiples apprentissages : mais trop souvent, on oublie que
les enseignants ont besoin à leur tour d’être soutenus pour remplir leur
mission. Or, est-ce le cas aujourd’hui ? L’enseignement est-il encore, à
travers la relation aux élèves, une source de satisfaction et de réalisation de
soi pour les nouvelles générations de jeunes universitaires qui choisissent
cette profession ?
L’ATTRACTIVITÉ DE
L’ENSEIGNEMENT : UNE SITUATION INQUIÉTANTE
Depuis une vingtaine d’années, de nombreuses recherches
ainsi que plusieurs rapports émanant d’organismes nationaux et internationaux
ont mis en évidence les difficultés grandissantes d’attirer et de retenir dans
la profession enseignante les jeunes générations d’universitaires. Dès 2005,
l’OCDE, dans un rapport mille fois cité, alertait les autorités politiques et
éducatives sur la perte d’attractivité de l’enseignement et sur les problèmes
de rétention des nouveaux enseignants. Dans beaucoup de sociétés parmi les plus
développées et les plus riches de notre planète, les données à ce propos sont
inquiétantes. Dans plusieurs pays anglo-saxons (États-Unis, Australie,
Royaume-Uni, etc.), on estime qu’entre 30 % à 50 % des nouveaux enseignants
fraîchement émoulus des universités quittent la profession au cours des cinq
premières années de la carrière. En Europe, c’est l’attractivité de la
profession qui pose problème et la plupart des pays vivent une pénurie quasi
généralisée d’enseignants qualifiés. Selon un rapport récent de la Commission
européenne (2013), la dégradation du prestige de la profession d’enseignant,
l’écart trop important entre les idéaux professionnels initiaux et les réalités
souvent ingrates du travail enseignant, ainsi que des salaires faiblement
attractifs expliqueraient cette situation, qui ira en s’empirant, précisent les
responsables du rapport, si les conditions d’accueil de nouveaux enseignants ne
changent pas.
Qu’en est-il de la situation au Canada ? Malheureusement,
comme c’est trop souvent le cas en éducation, les données et les études
disponibles demeurent trop partielles et souvent contradictoires. Dans une
étude déjà ancienne (2004), la Fédération canadienne des enseignantes et des
enseignants (FCE) estimait qu’environ 30 % des nouveaux enseignants
abandonnaient la profession durant les cinq premières années de leur carrière.
Toutefois, d’autres études également peu récentes parlent plutôt d’un taux
d’abandon tournant autour de 10 %. Au Québec, des données du ministère de
l’Éducation font état d’un taux d’abandon d’environ 20 %. En ce qui concerne
l’attractivité de la profession, la situation semble varier selon les provinces
et selon les régions. Cependant, de manière générale, il semble que partout au
Canada bien des nouveaux enseignants qui entrent aujourd’hui en poste dans les
écoles sont fréquemment confrontés à des conditions de travail et à un
environnement scolaire peu propices à entretenir le plaisir d’enseigner. Dans
certains cas, ces jeunes enseignants renoncent carrément à poursuivre leur
carrière et quittent donc la profession. Pourquoi ?
LES MOTIFS QUI
CONDUISENT À L’ABANDON DE LA CARRIÈRE ENSEIGNANTE
Le professeur Thierry Karsenti de l’Université de Montréal
et son équipe ont réalisé en 2013 une enquête pancanadienne sur cette question.
Cette enquête a sondé aussi bien des enseignants qui ont quitté volontairement
leur profession que des collègues qui ont été témoins de ces départs
volontaires. Or, ces deux groupes d’enseignants pointent à peu près les mêmes
difficultés qui affectent les nouveaux enseignants et les amènent à renoncer à
l’enseignement. Parmi ces difficultés, les plus importantes sont reliées à la
charge de travail, qui est considérée comme beaucoup trop lourde : non
seulement les nouveaux enseignants sont confrontés à une multitude de tâches en
classe et à l’école, mais également en soirée et les fins de semaine à la
maison. Bref, ils se perçoivent et se vivent en situation de surcharge, ce qui
peut conduire, on le sait, à des problèmes de santé tant physiques que
psychologiques : épuisement professionnel, anxiété de ne pas pouvoir tout
faire, sentiment d’incapacité à réaliser des objectifs parfois contradictoires,
etc. Parmi les autres facteurs négatifs cités par les enseignants, les
relations difficiles aux élèves, notamment en classe (problèmes de comportement
de certains élèves, absence de respect vis-à-vis l’enseignant, gestion de
classe souvent perturbée, etc.), mais aussi aux directions d’établissement et
aux administrations scolaires sont souvent parmi les plus fréquemment
mentionnés.
Ces résultats, trop sommairement présentés ici, rejoignent
les nombreux travaux internationaux consacrés aux nouveaux enseignants qui
décrochent de la profession. Dans toutes les sociétés développées, les
problèmes rapportés par les nouveaux enseignants sont sensiblement les mêmes :
surcharge de travail, mauvaises conditions de travail, administration trop contrôlante
et laissant peu d’autonomie aux enseignants, classes difficiles, etc.
Or, je pense que ces problèmes, étant donné leur similitude
d’une société à l’autre, ne découlent pas uniquement de phénomènes contextuels
ou individuels. Ils sont causés en bonne partie à mon avis par l’évolution
convergente de nos systèmes scolaires depuis une bonne trentaine d’années. En
effet, depuis les années 1980, les systèmes scolaires et le personnel
enseignant ont été confrontés à des vagues de compressions budgétaires. Au fil
des décennies, ces compressions ont fini par affecter profondément les
ressources et les moyens quotidiens utilisés par les enseignants pour soutenir
leurs élèves. De plus, de manière contradictoire, les autorités politiques et
scolaires, alors qu’elles réduisaient les ressources financières et humaines
consacrées à l’éducation, ont exigé des enseignants d’agir en professionnels
efficaces et d’être de plus en plus performants. En même temps, l’efficacité et
la performance des enseignants ont été conçues de manière abstraite et
standardisée, par exemple, à partir d’examens nationaux ou de comparaisons
entre établissements ou entre pays. Le travail des enseignants a donc été en
partie découplé des apprentissages réels réalisés par leurs élèves – apprentissages
qui ne relèvent pas forcément d’une logique comptable – notamment en ce qui
concerne les élèves en difficulté d’apprentissage désormais intégrés dans les
classes ordinaires. Enfin, ces dernières décennies ont été marquées par de très
nombreuses réformes scolaires qui ont soumis l’école à une logique d’obligation
de résultats et de performance. Bref, la profession enseignante est de plus en
plus mise sous pression ; dans un tel contexte, il est normal que les nouveaux
enseignants, qui sont encore en train d’apprendre leur métier, soient les
premiers à souffrir de cette situation : ils découvrent que celui-ci ne
correspond pas à leurs idéaux, ni ce à quoi les a préparés leur formation.
COMMENT SOUTENIR LES
NOUVEAUX ENSEIGNANTS ?
Il existe une foule d’écrits sur les moyens à privilégier
pour mieux soutenir les nouveaux enseignants. La recherche suggère
principalement de mettre en place un système de mentorat dans les écoles afin
d’accueillir les enseignants débutants, mais aussi de mettre en place un horaire
de travail et une tâche allégés pour eux. Dans cet esprit, il importe de
sensibiliser les directions d’établissement et les administrations scolaires
afin qu’elles évitent de donner aux enseignants novices les classes les plus
difficiles, comme cela est trop fréquemment le cas. Par ailleurs, le personnel
enseignant a aussi un rôle important à jouer dans l’accueil des nouveaux
collègues, notamment en mettant en place des communautés d’apprentissage
professionnelles et en proposant aux nouveaux enseignants d’intégrer des
réseaux, formels ou non, de partage et d’entraide pédagogique.
Tous ces moyens sont pertinents. Cependant, au-delà, il me
semble que nous aurions intérêt collectivement à redonner aux enseignants le
plaisir d’enseigner, en évitant de les surcharger de tâches, de réformes et
d’activités administratives sans lien avec le cœur du métier : la relation aux
élèves.