Je l’avoue : je croyais au départ avoir entre les
mains un de ces innombrables pamphlets dénonçant la ruine de l’École et se
perdant en lamentations sur les merveilles d’un enseignement traditionnel à
jamais perdu, invoquant les mannes des grands disparus, comme Buisson ou Compayré,
qu’on exhume pour l’occasion. Bref, le genre rétro pleurnichard.
Pas du tout ! Ce livre est
bel et bien une heureuse surprise. Et pour trois raisons.
La première est qu’il est écrit par quelqu’un qui est
authentiquement de gauche. Carole Barjon avoue : « Moi-même, auteur de ce livre, journaliste à
L’Obs et admiratrice de Michel Rocard (sauf sur le terrain de l’éducation), je
n’écris ces lignes qu’à regret. Mais je reconnais que c’est hélas la vérité. »
(p 186) Voilà qui est inhabituel car les pédagogies inefficaces se targuent d’être
d’inspiration “progressiste”, ce qui clôt généralement toute discussion car si
on les combat c’est qu’on est un affreux réactionnaire.
Carole Barjon a osé braver l’omerta. « Parmi ceux que je suis allée interroger,
quelques-uns ont tenté de me décourager sur le mode : “Comment ? Vous
à L’Obs [sous-entendu : journal de gauche sérieux], vous n’allez pas
tomber là-dedans…” Eh bien, si, à L’Obs, on se pose, et on doit poser aussi les
questions les plus fâcheuses. » (p 25) Et cela lui a coûté une volée
de bois vert après la parution de son livre : les Cahiers pédagogiques, le Café
pédagogique, et toutes les officines constructivistes se sont déchaînées
dans des commentaires sanglants, criant à la trahison. Je vous recommande tout particulièrement celui de Jean-Michel Zakhartchouk, le
Brighelli du CRAP, dont je vous laisse chercher le lien…
Pourtant, la qualité de l’École et de l’enseignement qu’elle
dispense est crucial pour les enfants issus des classes populaires. La gauche,
là aussi, devrait (aurait dû) défendre les intérêts vitaux de plus humbles. Mais
elle fait l’inverse depuis les années 1960. Écoutons Carole Barjon : « Bien plus que la droite, la faillite de l’école
interroge la gauche, toutes les gauches, dans son tréfonds. L’éducation est
historiquement “son” sujet, son terrain de prédilection. C’est la gauche qui a
créé l’instruction obligatoire au XIXe siècle. Pas la droite. Mais, que
reste-t-il de la “promesse républicaine” quand 20 % d’enfants ne maîtrisent pas
la langue française à l’entrée au collège ? Quand la France est couronnée
championne des inégalités scolaires ? Pourquoi ce long retard à l’allumage
pour rectifier les erreurs, remettre l’école de la République sur les bons
rails ? » (p 188)
Car « ce sont les
élèves les plus démunis qui pâtiront de l’abandon d’un enseignement “explicite”. »
(p 49) Ce que les enseignants de notre courant pédagogique ne cessent de clamer
depuis une dizaine d’années…
La deuxième raison est que l’auteur ose donner les noms de
ceux qu’elles appellent les “assassins” de l’École (j’aurais plutôt dit, pour
ma part, les saboteurs). Ainsi, le chapitre 4 sur Roland Goigoux, “l’homme
global” ; le chapitre 5 sur Michel Lussault, principal artisan de la
(désastreuse) réforme en cours des programmes de la Maternelle au Collège ;
le chapitre 6 sur les deux Alain (Boissinot et Viala) ; le chapitre 7 sur
Philippe Meirieu, “M. le Maudit” ; le chapitre 8 sur François Dubet. Et
encore il en manque, la liste est bien plus longue !
Ce mot “assassins” a choqué les âmes sensibles des militants
constructivistes (qui ont moins de scrupules à traiter de même, et même pire,
leurs adversaires). Certains ont même poussé le comble à se comparer aux héros
de l’Affiche rouge du réseau Manouchian tués par les nazis ! Ne s’étaient-ils
pas comparés aussi aux Résistants lors de l’épisode pitoyable des “désobéisseurs” en 2008 ? Heureusement que le ridicule ne tue pas, sinon il serait certainement un assassin en série dans le petit monde constructiviste.
La troisième raison est que cela fait un moment que j’appelle
de mes vœux la rédaction et la publication d’un Livre noir du constructivisme pédagogique qui retracerait dans le
détail l’histoire de la mainmise de cette idéologie sur le système éducatif
français, avec les noms des groupements, des militants, des “experts”, leur
rôle et leur responsabilité dans cette entreprise de sabotage de l’École qui continue encore de nos jours. Sandrine Garcia a déjà commencé ce travail et il
se trouve que Carole Barjon le complète utilement avec ce livre. Mais il va
falloir continuer cette tâche qui s’avère considérable et difficile.
Difficile parce que les principaux acteurs qui figurent dans
le livre de Carole Barjon ne veulent par reconnaître leurs erreurs et préfèrent
parler d’un “on” très indéfini : « On n’a pas su… », « On n’a
pas pu… », etc.
Sans oublier les hommes et femmes politiques qui ont apporté
leur soutien complice à cette entreprise de démolition. Ainsi, « Lionel Jospin est le premier à avoir osé
donner force de loi à une méthode pédagogique, le “constructivisme” »
(p 49). Plus loin, « nommés, pour la
plupart, par Lionel Jospin et Claude Allègre, les pédagogistes et les
didacticiens (…) sont demeurés dans la grande maison de la rue de Grenelle,
quelle que soit la couleur politique des gouvernements en place. Un homme comme
Philippe Meirieu était ainsi très populaire dans le monde éducatif, mais son
influence n’aurait pas été aussi considérable si Jospin, Allègre et leur
entourage ne l’avaient pas laissé faire. C’est ainsi que les gourous prennent
le pouvoir. Les ministres passent. Les “pédagos” restent. » (p 51)
Peut-être (et j’espère sans doute), la plupart d’entre eux
croyaient améliorer les choses avec leurs croyances et leurs idées préconçues.
Comme quoi, l’enfer pédagogique peut aussi être pavé de bonnes intentions très
généreuses. Mais, « paradoxe terrible :
ceux qui voulaient rendre l’école moins inégalitaire en sont arrivés à la
rendre plus injuste. » (p 26) Imparable maintenant qu’on voit les
résultats de cette politique éducative menée depuis quarante ans…
Comme le rappelle très justement Agnès Joste, de SLL, à
propos du constructivisme : « Cette
définition de la pédagogie n’est rien d’autre qu’un refus d’enseigner. »
(p 139) On aurait donc pu prévoir quels en seraient les résultats. « Au nom d’une présumée “hauteur de vue”, d’une
“vision de long terme” et de la volonté d’une “approche globale”, (…) on a
souvent oublié de prendre en compte l’expérience des enseignants dans les
classes et de s’interroger sur l’efficacité des méthodes employées. »
(p 26)
Mais qui s’intéresse à l’efficacité pédagogique en France ?
Quelques enseignants explicites sûrement, mais à part eux pas grand monde.
Toutefois, « le
désastre de l’école n’est pas un drame pour tout le monde. L’enseignement privé
compte désormais plus de deux millions d’élèves. Depuis le début des années
2000, c’est le rush » (p 159). Et pourquoi ? Parce que les écoles
privées préfèrent plaire aux parents en étant efficaces, alors que les écoles
publiques se voient contraintes de suivre les dogmes pédagogiques foireux dominants, enseignés en formation et dont la mise en œuvre est sévèrement contrôlée par
les inspecteurs.
J’ai noté avec plaisir un petit coup de griffe à la mode
Montessori dont on nous rebat les oreilles en ce moment : « Les écoles Montessori sont aujourd’hui l’objet
d’une véritable mode chez les jeunes parents de milieux huppés, depuis que
Kensington Palace a annoncé l’entrée du prince George au jardin d’enfants
Montessori de Norfolk » (p 161). Je ne savais pas que cela venait du
royal baby !
Reste à envisager l’avenir. Celui-ci se confond avec l’élection
présidentielle du printemps prochain. Et Carole Barjon en profite pour faire
ses (justes) recommandations : « L’éducation
doit donc devenir enfin le grand sujet présidentiel et celui des candidats en
campagne. Pour de bon, cette fois. En France, vieux pays demeuré jacobin, l’impulsion
venue d’en haut peut encore donner des résultats. Seuls les projets portés
personnellement par le chef de l’État ont une réelle chance d’aboutir. »
(p 201)
Et comment définir ce qui marche ? Laurent Bigorne le
dit : « En France, on a des “experts”.
Ailleurs, en Europe ou aux États-Unis, on a recours à des travaux scientifiques
et statistiques » (p 203). Conclusion : « La systématisation des enquêtes
scientifiques semble inéluctable pour sortir d’un débat trop souvent
idéologique. Et, détail non négligeable, pour que l’argent de l’État soit
utilisé efficacement. » (p 204)
Et quitte à déplaire encore une fois aux constructivistes
avec le mot “crime”, l’auteur rappelle que « l’aveuglement est toujours une faute. Ici, presque un crime contre la
République. » (p 191)
Presque ?
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Carole BARJON
Robert Laffont (coll. Mauvais esprit), 221 p
09/2016