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dimanche 23 octobre 2016

Livre : Mais qui sont les assassins de l'École ? (Carole Barjon)


Je l’avoue : je croyais au départ avoir entre les mains un de ces innombrables pamphlets dénonçant la ruine de l’École et se perdant en lamentations sur les merveilles d’un enseignement traditionnel à jamais perdu, invoquant les mannes des grands disparus, comme Buisson ou Compayré, qu’on exhume pour l’occasion. Bref, le genre rétro pleurnichard.

Pas du tout ! Ce livre est bel et bien une heureuse surprise. Et pour trois raisons.

La première est qu’il est écrit par quelqu’un qui est authentiquement de gauche. Carole Barjon avoue : « Moi-même, auteur de ce livre, journaliste à L’Obs et admiratrice de Michel Rocard (sauf sur le terrain de l’éducation), je n’écris ces lignes qu’à regret. Mais je reconnais que c’est hélas la vérité. » (p 186) Voilà qui est inhabituel car les pédagogies inefficaces se targuent d’être d’inspiration “progressiste”, ce qui clôt généralement toute discussion car si on les combat c’est qu’on est un affreux réactionnaire.

Carole Barjon a osé braver l’omerta. « Parmi ceux que je suis allée interroger, quelques-uns ont tenté de me décourager sur le mode : “Comment ? Vous à L’Obs [sous-entendu : journal de gauche sérieux], vous n’allez pas tomber là-dedans…” Eh bien, si, à L’Obs, on se pose, et on doit poser aussi les questions les plus fâcheuses. » (p 25) Et cela lui a coûté une volée de bois vert après la parution de son livre : les Cahiers pédagogiques, le Café pédagogique, et toutes les officines constructivistes se sont déchaînées dans des commentaires sanglants, criant à la trahison. Je vous recommande tout particulièrement celui de Jean-Michel Zakhartchouk, le Brighelli du CRAP, dont je vous laisse chercher le lien…

Pourtant, la qualité de l’École et de l’enseignement qu’elle dispense est crucial pour les enfants issus des classes populaires. La gauche, là aussi, devrait (aurait dû) défendre les intérêts vitaux de plus humbles. Mais elle fait l’inverse depuis les années 1960. Écoutons Carole Barjon : « Bien plus que la droite, la faillite de l’école interroge la gauche, toutes les gauches, dans son tréfonds. L’éducation est historiquement “son” sujet, son terrain de prédilection. C’est la gauche qui a créé l’instruction obligatoire au XIXe siècle. Pas la droite. Mais, que reste-t-il de la “promesse républicaine” quand 20 % d’enfants ne maîtrisent pas la langue française à l’entrée au collège ? Quand la France est couronnée championne des inégalités scolaires ? Pourquoi ce long retard à l’allumage pour rectifier les erreurs, remettre l’école de la République sur les bons rails ? » (p 188)

Car « ce sont les élèves les plus démunis qui pâtiront de l’abandon d’un enseignement “explicite”. » (p 49) Ce que les enseignants de notre courant pédagogique ne cessent de clamer depuis une dizaine d’années…

La deuxième raison est que l’auteur ose donner les noms de ceux qu’elles appellent les “assassins” de l’École (j’aurais plutôt dit, pour ma part, les saboteurs). Ainsi, le chapitre 4 sur Roland Goigoux, “l’homme global” ; le chapitre 5 sur Michel Lussault, principal artisan de la (désastreuse) réforme en cours des programmes de la Maternelle au Collège ; le chapitre 6 sur les deux Alain (Boissinot et Viala) ; le chapitre 7 sur Philippe Meirieu, “M. le Maudit” ; le chapitre 8 sur François Dubet. Et encore il en manque, la liste est bien plus longue !

Ce mot “assassins” a choqué les âmes sensibles des militants constructivistes (qui ont moins de scrupules à traiter de même, et même pire, leurs adversaires). Certains ont même poussé le comble à se comparer aux héros de l’Affiche rouge du réseau Manouchian tués par les nazis ! Ne s’étaient-ils pas comparés aussi aux Résistants lors de l’épisode pitoyable des “désobéisseurs” en 2008 ? Heureusement que le ridicule ne tue pas, sinon il serait certainement un assassin en série dans le petit monde constructiviste.

La troisième raison est que cela fait un moment que j’appelle de mes vœux la rédaction et la publication d’un Livre noir du constructivisme pédagogique qui retracerait dans le détail l’histoire de la mainmise de cette idéologie sur le système éducatif français, avec les noms des groupements, des militants, des “experts”, leur rôle et leur responsabilité dans cette entreprise de sabotage de l’École qui continue encore de nos jours. Sandrine Garcia a déjà commencé ce travail et il se trouve que Carole Barjon le complète utilement avec ce livre. Mais il va falloir continuer cette tâche qui s’avère considérable et difficile.

Difficile parce que les principaux acteurs qui figurent dans le livre de Carole Barjon ne veulent par reconnaître leurs erreurs et préfèrent parler d’un “on” très indéfini : « On n’a pas su… », « On n’a pas pu… », etc.

Sans oublier les hommes et femmes politiques qui ont apporté leur soutien complice à cette entreprise de démolition. Ainsi, « Lionel Jospin est le premier à avoir osé donner force de loi à une méthode pédagogique, le “constructivisme” » (p 49). Plus loin, « nommés, pour la plupart, par Lionel Jospin et Claude Allègre, les pédagogistes et les didacticiens (…) sont demeurés dans la grande maison de la rue de Grenelle, quelle que soit la couleur politique des gouvernements en place. Un homme comme Philippe Meirieu était ainsi très populaire dans le monde éducatif, mais son influence n’aurait pas été aussi considérable si Jospin, Allègre et leur entourage ne l’avaient pas laissé faire. C’est ainsi que les gourous prennent le pouvoir. Les ministres passent. Les “pédagos” restent. » (p 51)

Peut-être (et j’espère sans doute), la plupart d’entre eux croyaient améliorer les choses avec leurs croyances et leurs idées préconçues. Comme quoi, l’enfer pédagogique peut aussi être pavé de bonnes intentions très généreuses. Mais, « paradoxe terrible : ceux qui voulaient rendre l’école moins inégalitaire en sont arrivés à la rendre plus injuste. » (p 26) Imparable maintenant qu’on voit les résultats de cette politique éducative menée depuis quarante ans…

Comme le rappelle très justement Agnès Joste, de SLL, à propos du constructivisme : « Cette définition de la pédagogie n’est rien d’autre qu’un refus d’enseigner. » (p 139) On aurait donc pu prévoir quels en seraient les résultats. « Au nom d’une présumée “hauteur de vue”, d’une “vision de long terme” et de la volonté d’une “approche globale”, (…) on a souvent oublié de prendre en compte l’expérience des enseignants dans les classes et de s’interroger sur l’efficacité des méthodes employées. » (p 26)

Mais qui s’intéresse à l’efficacité pédagogique en France ? Quelques enseignants explicites sûrement, mais à part eux pas grand monde.

Toutefois, « le désastre de l’école n’est pas un drame pour tout le monde. L’enseignement privé compte désormais plus de deux millions d’élèves. Depuis le début des années 2000, c’est le rush » (p 159). Et pourquoi ? Parce que les écoles privées préfèrent plaire aux parents en étant efficaces, alors que les écoles publiques se voient contraintes de suivre les dogmes pédagogiques foireux dominants, enseignés en formation et dont la mise en œuvre est sévèrement contrôlée par les inspecteurs.

J’ai noté avec plaisir un petit coup de griffe à la mode Montessori dont on nous rebat les oreilles en ce moment : « Les écoles Montessori sont aujourd’hui l’objet d’une véritable mode chez les jeunes parents de milieux huppés, depuis que Kensington Palace a annoncé l’entrée du prince George au jardin d’enfants Montessori de Norfolk » (p 161). Je ne savais pas que cela venait du royal baby !

Reste à envisager l’avenir. Celui-ci se confond avec l’élection présidentielle du printemps prochain. Et Carole Barjon en profite pour faire ses (justes) recommandations : « L’éducation doit donc devenir enfin le grand sujet présidentiel et celui des candidats en campagne. Pour de bon, cette fois. En France, vieux pays demeuré jacobin, l’impulsion venue d’en haut peut encore donner des résultats. Seuls les projets portés personnellement par le chef de l’État ont une réelle chance d’aboutir. » (p 201)

Et comment définir ce qui marche ? Laurent Bigorne le dit : « En France, on a des “experts”. Ailleurs, en Europe ou aux États-Unis, on a recours à des travaux scientifiques et statistiques » (p 203). Conclusion : « La systématisation des enquêtes scientifiques semble inéluctable pour sortir d’un débat trop souvent idéologique. Et, détail non négligeable, pour que l’argent de l’État soit utilisé efficacement. » (p 204)

Et quitte à déplaire encore une fois aux constructivistes avec le mot “crime”, l’auteur rappelle que « l’aveuglement est toujours une faute. Ici, presque un crime contre la République. » (p 191)

Presque ?

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Carole BARJON
Robert Laffont (coll. Mauvais esprit), 221 p
09/2016

mardi 11 octobre 2016

Pédagogie : Comment les militants du bien peuvent-ils faire le mal ?


[Article de Laurent Joffrin, 
paru dans Libération le 4 octobre 2016
sous le titre “Pourquoi nos enfants ne savent plus lire”.]

Comment les militants du bien peuvent-ils faire le mal ? Cette question qui taraude la gauche depuis toujours se pose en termes crus dans un domaine essentiel pour elle, celui de l’éducation. Dans les années 60 et 70, un courant de pensée progressiste s’est mis en tête de réformer l’apprentissage de la lecture. Les méthodes traditionnelles, disaient-ils, sont trop arides, trop mécaniques, elles assomment les élèves et participent à la sélection sociale qui frappe les enfants des classes populaires. Elles doivent être mises au rencart au profit de pédagogies plus modernes. Bientôt dominant dans l’appareil de l’Éducation nationale, ce courant bien intentionné a inspiré les changements qui ont affecté l’enseignement du français dans les classes élémentaires.

Contrairement à ce que disent parfois les adversaires de ces réformes (souvent engagés à droite, mais pas toujours), il ne s’agissait pas d’imposer la “méthode globale”, inventée par un pédagogue du début du XXe siècle, Ovide Decroly, pour les élèves affectés de handicaps (la surdité, par exemple), et qui fut fort peu enseignée, mais de rejeter l’antique méthode syllabique (b.a.- ba) au profit de pédagogies plus ou moins influencées par la “méthode globale” sans en imiter le systématisme (méthodes semi-globales, idéo-visuelle, etc.), qui partent non des syllabes qu’on répète mécaniquement mais des mots complets dont l’enfant appréhende directement le sens, dans le but de l’éduquer à la découverte personnelle du savoir.

En faisant foin de la grammaire traditionnelle et des pédagogies répétitives, ce courant a produit des méthodes et des explications techniques qui inquiètent souvent les parents d’élèves, troublés par ce qui leur paraît un abandon des exigences habituelles en matière d’orthographe et de grammaire, le tout accompagné d’une rhétorique obscure et jargonnante à souhait.

Journaliste politique à l’Obs, Carole Barjon est de ceux-là. Entendant les professeurs de ses enfants faire peu de cas des dictées et relativiser d’un ton condescendant la maîtrise de l’orthographe, qui lui paraissait néanmoins utile aux élèves, notamment pour se mettre plus tard à la recherche d’un emploi, elle a décidé de se renseigner par elle-même, à l’aide d’une enquête journalistique sérieuse, sur l’état de l’enseignement du français dans l’Éducation nationale. Compulsant les études nombreuses réalisées sur la question, consultant les programmes, les instructions et les circulaires émises par le ministère, interrogeant directement les anciens ministres, retrouvant les pédagogues, les sociologues ou les professeurs qui furent à l’origine des réformes, elle livre un diagnostic vivant et précis de l’apprentissage de la langue française par les élèves de la République. Le résultat est effrayant.

Précaution immédiate ! En lisant cette conclusion lapidaire, le lecteur averti se dira : encore un de ces pamphlets sommaires qui encombrent les étals des libraires et qui nous expliquent que tout était mieux avant, qu’il ne fallait surtout pas tenter de démocratiser l’éducation nationale, que Jules Ferry a été trahi et que la gauche enseignante à détruit la bonne vieille école républicaine. Erreur : outre qu’il s’appuie sur des chiffres difficiles à contester, le diagnostic de la journaliste est très souvent dressé par des spécialistes engagés à gauche. Cité par Carole Barjon, le livre le plus critique sur la question émane par exemple de deux spécialistes, Sandrine Garcia et Anne-Claudine Ollier, qui se réclament de Pierre Bourdieu.

Qu’il s’agisse des études internationales Pisa, des rapports internes du ministère ou des travaux sociologiques les plus divers, les analyses concordent : un quart des élèves d’une génération arrive dans le secondaire sans maîtriser de manière satisfaisante la lecture. Et comme souvent, ce sont les élèves issus des milieux les plus modestes qui font les frais de cette dégradation, dans la mesure où les parents plus diplômés peuvent plus facilement corriger à la maison des déficiences de l’école publique.

La raison en est simple, a découvert Carole Barjon : en réduisant le temps de répétition, d’entraînement, d’apprentissage des automatismes de lecture, le rejet de la méthode syllabique a rendu l’apprentissage du français plus lent, plus incertain, alors même que le temps dévolu à la lecture se réduisait progressivement. Les enfants de profs et ceux des classes supérieures ont compensé le handicap, les enfants des classes populaires se sont retrouvés démunis : l’école qu’on voulait rendre plus juste est devenue plus injuste. Le plus cruel dans cette enquête, c’est que les promoteurs des réformes, interrogés vingt ou trente ans après, admettent d’un ton primesautier leur échec historique et accusent de manière confuse un “on” mystérieux (“on” n’a pas fait ce qu’il fallait), ou bien nient que la méthode globale ait jamais été appliquée (ce qui est un faux-fuyant, puisque l’on a avant tout rejeté la méthode syllabique au profit d’une pléiade de méthodes différentes). Aimable irresponsabilité des gourous de l’éducation. La logique voudrait qu’on reconnaisse l’échec et qu’on redresse la barre. C’est l’appel lancé par Carole Barjon en conclusion. Peut-être est-il temps de l’entendre…

vendredi 7 octobre 2016

La massification scolaire sous la Ve République

 Une mise en perspective des statistiques de l’Éducation nationale (1958-2014)

Auteurs : Florence Defresne et Jérôme Krop
Éducation et formations, n° 91
09.2016
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Le système scolaire français a connu sous la Ve République une massification spectaculaire. Cette massification est caractérisée notamment par un allongement de la durée des études et par l’accès d’une large partie de la population à un niveau de qualification élevé, qui était auparavant réservé à une minorité d’élèves généralement issus des catégories sociales les plus privilégiées.

En effet, jusqu’à la fin des années 1950, le système scolaire français était encore fondé sur la stricte séparation de deux ordres d’enseignement : élémentaire et secondaire. La majorité des élèves suivaient leur scolarité élémentaire dans des écoles primaires durant leur scolarité obligatoire, qui a été allongée d’un an jusqu’à l’âge de 14 ans en 1936 à l’époque du Front populaire. Après l’obtention du certificat d’études primaires, les meilleurs élèves pouvaient poursuivre leur scolarité dans des cours complémentaires, ceux-ci jouant après 1945 un rôle majeur dans l’amorçage de l’allongement de la durée de scolarisation dans les milieux populaires et les classes moyennes. Parallèlement, l’enseignement secondaire reste à cette époque un ordre d’enseignement culturellement et socialement ségrégué. Il se distingue par la culture scolaire plus abstraite qu’il diffuse, historiquement fondée sur la prééminence de la culture classique gréco-latine, mais qui bascule pleinement, au milieu des années 1960, dans un contexte de modernisation économique et d’accélération du progrès technologique, vers une hiérarchisation des enseignements faisant des mathématiques la discipline scolaire la plus sélective. Héritier des collèges de l’Ancien Régime et du lycée napoléonien formant les cadres d’un état centralisé, l’enseignement secondaire reste donc l’apanage d’une minorité issue des groupes sociaux les plus aisés, dont les lycées accueillent encore souvent les enfants dès le début de leur scolarité obligatoire dans des classes élémentaires. La suppression de ces classes élémentaires est en principe actée par l’ordonnance du 3 mars 1945, mais dans les faits elles perdurent jusque dans la première moitié des années 1960.

Même si la gratuité instaurée au début des années 1930 a pu contribuer à l’entrée, dans les collèges et les lycées, d’enfants issus d’un milieu relativement moins aisé, l’enseignement secondaire reste un ordre d’enseignement malthusien et élitiste. Ainsi, pendant l’année scolaire 1957-1958, les classes élémentaires du primaire scolarisent près de 4 millions d’élèves contre moins de 70 000 dans les petites classes des lycées. La même année, si le premier cycle du second degré, de la sixième à la troisième, compte 417 500 élèves, les cours complémentaires en scolarisent autant, tandis que les classes de fin d’études, qui accompagnent jusqu’à la fin de leur scolarité obligatoire les enfants qui ne prolongent pas leurs études, en regroupent 730 000. À la fin des années 1950, seuls 10 % des jeunes constituant une classe d’âge accédaient au baccalauréat, qui est à la fois le diplôme sanctionnant la fin des études secondaires et le premier grade universitaire donnant accès à l’enseignement supérieur. Cependant, la dynamique tant démographique, économique, sociale que culturelle de la France des Trente Glorieuses, qui en matière scolaire se prolonge bien au-delà du milieu des années 1970, conduit à la mise en œuvre de politiques transformant profondément la physionomie du système scolaire. Du début de la Ve République au milieu des années 1990, qui marque l’accès à un nouveau seuil en termes d’accès au baccalauréat, cette transformation conduit à une organisation du système scolaire en deux degrés, celui-ci étant désormais caractérisé par la scolarisation des jeunes français dans un même type d’établissement jusqu’à l’âge de 15 ans.