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mardi 15 avril 2008

Livre : Le poisson rouge dans le Perrier (Jean-Pierre Despin et Marie-Claude Bartholy)




Voilà un livre écrit en 1983 et qui reste hélas d’une entière actualité 25 ans plus tard !

Les auteurs dénoncent avec une parfaite clairvoyance les errements du constructivisme pédagogique : « Les théoriciens de l’école active ont produit leurs premiers travaux bien avant 1970, mais c’est vers cette date que l’école en a fait son évangile. » 

Quelle est cette école “active” ? « La pédagogie nouvelle se caractérise par le spontanéisme absolu et la libre expression. Ne rien apprendre, mais faire tout découvrir est son leitmotiv ; substituer les activités aux connaissances, le jeu à l’exercice, son ultime recherche. L’enseignement primaire d’aujourd’hui consiste essentiellement en sorties ou enquêtes de tous genres, en confection de dossiers, en manipulations tous azimuts, autant d’activités qui se font aux dépens d’une véritable acquisition de connaissances. » Nous voyons que ces pratiques pédagogiques sont toujours d’actualité, même si les noms des activités ont changé. 

À l’origine, il y a Piaget que les auteurs définissent à juste titre comme « la caution idéologique de l’école actuelle, l’ayatollah, en quelque sorte du “ne rien apprendre” ». Mais il n’est pas le seul, loin de là, et on repère très vite « un des vices les plus tenaces de la pédagogie moderne : l’énonciation pompeuse de principes théoriques absurdes faite au mépris du bon sens le plus élémentaire et de la recherche la plus sérieuse. » Pour masquer l’incompétence, la technique est toujours la même : « Les pédagogues de tout poil ne manquent pas d’avancer, pour vendre leur camelote, des arguments généreux en apparence et de se parer des meilleurs sentiments. » Ceux qui s’opposent à leurs divagations sont donc d’affreux réactionnaires, des méchants. Pourtant, dans ces nouvelles pédagogies, « ce n’est pas seulement la théorie qui est ubuesque et farfelue ; la pratique, elle aussi, ne manque pas de ce charme discret qui émane de la pédagogie moderne. » 

Que doit-on faire en pédagogie active ? « Un enfant [se pose] des questions sans intérêt sur le monde qui est censé l’entourer [partir du vécu], et [doit] parvenir ainsi, de proche en proche, à une prétendue connaissance. » Car « le tâtonnement expérimental apparaît comme une fin en soi : l’objectif pédagogique n’est pas de trouver, mais de chercher, de proposer des hypothèses aussi farfelues soient-elles et de manipuler. (…) On n’enseigne plus de contenus de connaissances, mais on fait acquérir des notions ; on ne fait plus d’histoire, de géographie ou de sciences, mais on livre les enfants à des activités singeant la méthode scientifique et supposées leur faire découvrir leur propre méthode. Les contenus eux-mêmes des connaissances historiques, géographiques ou scientifiques n’apparaissent dans cette pédagogie que sous forme de bribes. » Les programmes de 2008 préconisent toujours “La main à la pâte” sur la recommandation de l’Académie des Sciences ! Rien n’a donc changé… 

À propos de ces programmes de Xavier Darcos, le chœur des opposants a entonné son antienne en déplorant qu’on abandonne le sens au profit d’un apprentissage mécaniste. « Les nouveaux pédagogues ressemblent étrangement à ce maître-nageur à côté de ses palmes qui s’obstinerait à faire intérioriser le principe d’Archimède avant de plonger les enfants dans l’eau ; ils prétendent enseigner les mathématiques comme un père qui, pour apprendre à son fils à monter à bicyclette, lui ferait d’abord intérioriser les lois de l’équilibre. » Les auteurs rappellent la distinction entre dressage et technique : « On peut dresser des singes à beaucoup de choses, pas à faire des divisions ! » Mais, dans le constructivisme, les exercices répétitifs sont exclus : « L’optique pédagogique de l’école actuelle consiste à nier les aspects positifs et même la nécessité d’un apprentissage systématique de la langue. Les pédagogues modernes défendent l’idée absurde que le français doit s’acquérir à l’école par imprégnation et manifestent de plus en plus un refus et un mépris total pour les exercices. » Le résultat est simple : « D’une part les notions abstraites et générales ne seront jamais comprises ni même seulement intériorisées ; d’autre part, la technique ne sera jamais acquise. ». Il n’y a pas cinquante façons de transmettre des connaissances : « Qu’on le veuille ou non, instruire, c’est contraindre, c’est donner des connaissances, c’est plier un enfant à une discipline intellectuelle qu’il ne peut pas avoir dès la naissance ; sans une telle contrainte, pas de liberté, pas de progrès. On se défend toujours mieux quand on est instruit. » Et les auteurs d’ajouter : « Prétendre que grâce à ses qualités d’observation, à sa jugeote, à son pifomètre, l’enfant va découvrir tout seul, à partir de l’interprétation, le plus souvent erronée, qu’il a souvent du monde, les vérités scientifiques même les plus élémentaires est une absurdité. » En fait, la démarche constructiviste est prise en étau par une contradiction incontournable : « Elle se fonde sur des objectifs pédagogiques à la fois trop modestes et trop ambitieux : trop modestes si l’on s’en tient au peu de connaissances que l’enquête peut apporter ; trop ambitieux si l’on prétend que l’élève trouvera ou retrouvera de lui-même, par la seule observation, ce que l’humanité a mis des siècles et des millénaires à découvrir. » C’est une des raisons de son inefficacité . 

« À quoi aboutissent ces pratiques pédagogiques ? L’ampleur des dégâts est évidemment difficile à mesurer étant donné que les nouveaux pédagogues ont bien soin de camoufler les effets dévastateurs de leurs méthodes sous des témoignages inlassablement répétés d’autosatisfaction. » Il est vrai que 25 ans plus tard, il est de plus en plus difficile de nier la déconfiture complète des nouvelles pédagogies, ce qui ne les empêchent pas de continuer à régner sans partage. Les conséquences sont multiples et désastreuses. 

À commencer par la mise en place d’une école inégalitaire : « Tout le bla-bla des pédagogues n’est pas autre chose que la caution d’un système éducatif parfaitement inégalitaire, de plus en plus inégalitaire même, puisque l’école n’est plus en mesure aujourd’hui d’assurer à ses non-privilégiés les connaissances de base. » 

« Toutes ces errances théoriques ne tireraient pas à conséquence si elles n’étaient massivement répandues. » Dès les années 1970 et jusqu’à nos jours, il y a eu une conjonction massive en faveur du constructivisme pédagogique, tout le monde est d’accord : les chercheurs en sciences de l’éducation, l’appareil technocratique du ministère de l’Éducation nationale, les syndicats majoritaires, les associations éducatives et même bon nombre de maîtres qui n’ont jamais connu une autre pratique pédagogique. A tel point que le mot même de “constructivisme” est ignoré par la plupart des enseignants tant il est inutile de caractériser l’omniprésent.

L’instituteur de 1983 et le professeur des écoles de 2008 sont cependant placés devant la même situation : « C’est pourquoi l’instituteur est condamné irrémédiablement à recevoir les innovations pédagogiques comme des colis parachutés : que la soupe contenue dans ces colis soit bonne ou mauvaise, il entre dans ses attributions de la servir, non d’émettre un avis sur elle. Et si les enfants, ou les parents, répugnent à l’avaler, c’est lui qui recevra les doléances et se verra accusé, par les fabricants mêmes de la dite soupe, de l’avoir mal servie. » Si la pédagogie nouvelle ne marche pas, c’est que les enseignants l’appliquent mal (depuis plus de 30 ans et malgré la belle unanimité soulignée plus haut !). Hier comme aujourd’hui, « ceux-là mêmes qui crient au feu et se veulent les pompiers sont, en réalité, les incendiaires. ». Pourtant, et cela est davantage vrai aujourd’hui, « il est indigne de demander du dévouement et un sens aigu du sacrifice à ceux dont on aplatit sans cesse la bourse et dont on empoisonne sans cesse les conditions de travail ». 

Rien de nouveau sous le soleil…

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Le poisson rouge dans le Perrier
Jean-Pierre DESPIN, Marie-Claude BARTHOLY
Criterion, 02/1984, 294 p.