Source : Le Café pédagogique
Franck Ramus
Méthodes d’enseignement de la lecture : Huit années de perdues
Dans son article du 21 mars 2014 dans le Café pédagogique,
Rémi Brissiaud fustige la prétention de Stanislas Dehaene à utiliser les
connaissances issues des sciences cognitives pour influencer les contenus des
programmes et les pratiques pédagogiques, notamment via le site moncerveaualecole.com. Si l'on ne peut
qu'être d'accord sur la prudence indispensable au transfert des résultats
scientifiques vers la salle de classe, et sur la pertinence limitée de la neuro-imagerie
par rapport à la psychologie expérimentale, l'article de Brissiaud est tout de
même révélateur de l'incapacité du monde éducatif français à utiliser la
démarche scientifique pour faire progresser de manière rationnelle la qualité
de l'enseignement.
Brissiaud rappelle en effet qu'en 2005-2006 avait eu lieu un
débat sur les méthodes d'enseignement de la lecture [1], et
que mes collègues et moi-même avions fait état des nombreux travaux
scientifiques réalisés dans d'autres pays sur la question, et des préconisations qui s'ensuivaient. À l'époque, les chercheurs français en sciences de
l'éducation censés être spécialistes de la lecture semblaient découvrir la Lune
! André Ouzoulias et Rémi Brissiaud avaient à cette occasion défendu les vertus
de la méthode “naturelle” de Freinet sur la base d'arguments purement
théoriques. Je leur avais répondu
qu'en l'absence d'évaluation et de données factuelles sur cette méthode, on ne
pouvait strictement rien en dire.
En 2014, Brissiaud défend à nouveau la méthode Freinet. Avec
quels arguments nouveaux ? Une anecdote sur 10 enseignants ayant écrit au
ministre, et ayant eu le soutien de certains de leurs inspecteurs. Ah, les
belles preuves ! Il faut donc comprendre en creux qu'en huit ans, aucun
résultat digne de ce nom n'est venu corroborer la méthode Freinet. Huit ans,
c'est largement le temps nécessaire pour concevoir un projet de recherche,
soumettre une demande de financement et l'obtenir (même en s'y reprenant à
plusieurs fois), collecter des données à grande échelle, les analyser, et les
publier dans une revue internationale en sciences de l'éducation [2]. Mais
cela a-t-il été ne serait-ce qu'envisagé ? De même, sur la question du rôle des
routines de comptage dans l'apprentissage du nombre, Brissiaud ne cite que sa
propre opinion et celle de son collègue Jean-Paul Fischer. D'éventuelles
données expérimentales permettant d'évaluer l'impact (positif ou négatif) de la
routine de comptage, vous ne saurez rien [3].
Mais quelle légitimité peut-il encore y avoir à défendre des méthodes que l'on
s'abstient obstinément, année après année, d'évaluer et de comparer rigoureusement
avec d'autres méthodes ? Les sciences de l'éducation à la française se font
fort de produire un discours savant sur l'éducation, mais ce serait visiblement
trop leur demander que de mettre leur discours à l'épreuve des faits. Combien
d’années de plus faudra-t-il attendre pour que la méthode Freinet (et les
principales autres utilisées en France) soient évaluées ? Huit ? Seize ? Plus
encore ? Le défi est à nouveau lancé.
Au-delà de l'inaction des chercheurs en sciences de
l'éducation sur le terrain de l'évaluation expérimentale des pratiques, le plus
inquiétant est peut-être que cette attitude semble être encouragée au plus haut
niveau de l'éducation nationale. Ainsi, le rapport de l'inspection générale
paru l'été dernier [4],
après avoir fait le bilan de certaines expérimentations, concluait en jetant
l'opprobre sur le principe même de telles recherches, en brandissant un
argument prétendument éthique, à savoir que les élèves ne seraient pas des “cobayes”.
Mais comment ces grands sages de l'éducation ne voient-ils pas qu'en l'absence
de telles recherches, ce sont tous les enfants qui sont les “cobayes” de tous
les enseignants ? À ne pas vouloir mener les recherches expérimentales
permettant de tester rigoureusement l'efficacité des pratiques, on laisse les
enseignants démunis, à la merci des modes, des idéologies et des arguments
d'autorité, avec pour seul recours de tâtonner et de se baser sur leurs propres
observations pour faire évoluer leurs pratiques. Autrement dit, on laisse
chaque enseignant jouer au chercheur, sans pour autant lui donner une formation
à la recherche ni les moyens de mener ses expérimentations rigoureusement, et
donc d'en tirer des conclusions valides.
Ainsi, à tolérer que les sciences de l'éducation ne
produisent que du discours plutôt que des recherches expérimentales
rigoureuses, on maintient les enseignants dans l'ignorance au lieu de se donner
les moyens de guider rationnellement leur liberté pédagogique, et on les laisse
tâtonner à l’aveugle et reproduire des pratiques sous-optimales sur génération
après génération de "cobayes". Il est là, le véritable manquement à
l'éthique.
Franck Ramus
Directeur de recherches au CNRS
Institut d’Étude de la Cognition, École Normale Supérieure,
Paris.
[1]
. Que l’on peut encore retrouver notamment sur le site Éducation & Devenir ainsi que
sur le mien.
[2]
. J’insiste sur la publication dans une revue internationale, car il n’y a pas
de recherche scientifique sans publication internationale, une évidence qui
devrait faire méditer bien des chercheurs en sciences de l’éducation. Cf.
Ramus, F. (2014) : Comprendre le système de publication scientifique. Science et pseudo-sciences.
[3]
. Bien que je n’aie pas d’avis personnel sur les routines de comptage, qui ne
relèvent pas de mon domaine d’expertise, je note que Dehaene, lui, a au moins
le mérite de s’appuyer sur des études expérimentales rigoureuses publiées dans
des revues internationales, et je serais très étonné d’apprendre que Brian
Butterworth soit en désaccord avec ces résultats.
Ramani, G.
B., Siegler, R. S., & Hitti, A. (2012). “Taking it to the classroom: Number
board games as a small group learning activity”, Journal of Educational Psychology, 104(3), 661.
Laski,
E., & Siegler, R. (2013). “Learning From Number Board Games: You Learn What
You Encode”, Developmental Psychology.
[4]
. Inspection Générale de l'Éducation Nationale. (2012). Évaluation de la mise
en oeuvre, du fonctionnement et des résultats des dispositifs « P.A.R.L.E.R. »
et « R.O.L.L. » (Vol. 2012-129). Paris, Ministère de l'Éducation Nationale. Voir
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