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samedi 19 juillet 2014

Livre : À l'école des compétences - De l'éducation à la fabrique de l'élève performant (Angélique del Rey)



J’ai eu envie de lire ce livre après la lecture de la critique incendiaire faite par Jean-Michel Zakhartchouk sur le site des Cahiers pédagogiques, dont voici un extrait :
« L’auteure, professeure de philosophie et proche des milieux altermondialistes, consacre l’essentiel des 300 pages de son livre à une attaque en règle de la notion de compétences. Celle-ci aurait envahi l’école et aboutirait à transformer notre système éducatif en une fabrique néolibérale d’un élève dit « performant » et donc conforme aux canons d’une société déshumanisante, qui broie les individus avec le culte de l’utilitarisme et de l’adaptation. Les cibles : l’entreprise qui veut formater les individus, les États qui suivent aveuglément des directives normalisantes (cadre européen, OCDE…), et tous les « idiots utiles » (dont les Cahiers pédagogiques font sans doute partie, ils sont cités à deux reprises, avec Perrenoud et par exemple les chercheurs en sciences de l’éducation du Québec) qui, avec peut-être parfois de bonnes intentions mais souvent de manière insidieuse, sanctifient les compétences et cherchent à les implanter comme nouveau paradigme scolaire. En revanche, malgré quelques circonvolutions [Note personnelle : J’aurais écrit pour ma part “circonlocutions”, mais je ne suis pas un expert des Cahiers pédagogiques], sont épargnés l’école traditionnelle, les réactionnaires ennemis de la démocratisation, les nostalgiques du passé. »
Quelqu’un – me suis-je dit – d’aussi détesté par un chantre du constructivisme doit valoir qu’on s’y intéresse !

Il faut d’abord s’entendre sur les mots. Pour moi, une compétence scolaire, c’est la conjonction d’une connaissance et d’une habileté. Et du coup, je ne suis pas opposé à ce qu’on tente de l’évaluer. À condition que cette évaluation ne se fasse pas au pif comme cela se produit avec la plupart des items des livrets de compétences officiels, à condition aussi que cette évaluation ne prenne pas un temps fou aux élèves et à l’enseignant, et à condition enfin que cette évaluation soit une information pertinente pour l’élève, l’enseignant et le parent. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ces trois conditions n’ont jamais existé depuis qu’on a commencé à parler de compétences dans les années 1990. On en a fait plutôt une « usine à cases ».

Angélique del Rey n’attaque pas la notion de compétences sous cet angle purement pédagogique. Pour elle, ce n’est « ni plus ni moins qu’un processus néolibéral tendant à placer, plutôt que l’éducation au service de l’homme, le petit d’homme à éduquer au service des besoins de l’économie » (p 9). Moi qui suis sensible aux dérives liées à la marchandisation de l’école, je deviens alors plus attentif. D’autant plus que « l’école des compétences dépasse largement les frontières de notre continent : on la trouve aux États-Unis, au Québec, en Australie, en Argentine, en Algérie, au Togo… ! Et partout, avec la même justification : permettre à l’élève de s’adapter à un monde nouveau et en perpétuel changement, caractérisé par la compétition et la menace de la précarité » (p 11-12). Vue sous cet angle, la notion de compétence prend une tournure particulièrement déplaisante, puisqu’il s’agit d’une adaptation de l’école à l’ultralibéralisme, avec la formation de travailleurs flexibles et peu exigeants dont ce système économique est gourmand.

Deuxième aspect peu agréable, mais que mon expérience du métier peut confirmer : l’approche par compétences est « articulée à l’essor institutionnel des pédagogies dites “actives” enseignées dans les Instituts universitaires de formation des maîtres et notamment à la “pédagogie par objectifs”, bien ancrée dans la culture de ces établissements » (p 27) On comprend mieux, dès lors, pourquoi ce livre a été l’objet de la vindicte de Zakhartchouk. « Bienvenue dans le dogme du constructivisme radical, avec sa magnifique vision mécanique de l’esprit humain » (p 38). Bravo ! Je n’aurais pas dit mieux.

Il faut dire qu’Angélique del Rey a de bonnes références puisqu’elle cite le livre de nos amis Steve Bissonnette, Mario Richard et Clermont Gauthier : Échec scolaire et réforme éducative quand les solutions proposées deviennent source du problème (p 40).

Arrive alors la question cruciale : comment et pourquoi la notion de compétences s’est-elle imposée à l’École ? Voici la réponse de l’auteur : « Je suis parvenue à la conviction que la notion cristallise au croisement de trois processus au moins, dont aucun n’est éducatif en son essence. Le premier est psychométrique (au sens large) : c’est un processus de mesure et d’évaluation des “aptitudes”, issu notamment de la recherche en psychologie cognitive (bien que celle-ci ne s’y réduise pas) et qui aboutira dans une évaluation-monde des résultats scolaires des élèves. Le deuxième est économico-politique, il commence après-guerre et consiste dans la planification des systèmes éducatifs au niveau mondial, s’appuyant sur la toute nouvelle économie de l’éducation : c’est un processus de modélisation de l’éducation comme marchandise. Le troisième est un processus de gestion des ressources humaines qui a contaminé l’école dans les années 1980, via la formation professionnelle et l’orientation scolaire : le “nouveau management des entreprises” » (p 51). C’est le passage-clé du livre.

Plus loin, Angélique del Rey pointe un autre danger de la marchandisation de l’École : « Aujourd’hui, la tendance est au désinvestissement des États dans l’éducation au prétexte que celle-ci ne participe pas tant que cela à la croissance : il faudrait privilégier soit la “certification” des compétences acquises (par l’école, par l’expérience ou par la formation en entreprise), soit la fameuse “formation tout au long de la vie”, autrement dit d’autres canaux d’éducation et de formation que l’école publique » (p 68).

À ce sujet, l’auteur fait une différence intéressante entre la “qualification” et la “compétence” : « Tandis que la qualification était fondée sur le temps de formation, le diplôme et l’ancienneté, les compétences seront fondées sur des profils et des “expertises”, qui ont de nombreuses origines » (p 69).

Jusqu’à présent, le point de vue d’Angélique del Rey méritait d’être écouté et médité. Mais les choses vont bien vite se gâter.

Tout d’abord, rappelons que l’auteur est professeur de philosophie. Or je crois avoir un problème avec les philosophes : je les trouve souvent verbeux et peu efficaces dans la démonstration, abusant de circonlocutions (et non les “circonvolutions” de Zakhartchouk) truffées de références la plupart du temps superflues, moins utiles qu’ostentatoires (« voyez comme je suis cultivé ! »). Mais tout cela est affaire de goût…

Il y a plus grave.

Malgré ce qu’elle peut écrire sur le constructivisme, Angélique del Rey fait la révérence à saint Célestin Freinet, comme le Costa Concordia l’a faite à l’île du Giglio. Il semblerait que ce soit une obligation dès qu'on parle pédagogie. On a ainsi droit à des descriptions émerveillées d’expériences qui fleurent bon la pédagogie “active” et qui, de fait, dégoulinent des bons sentiments de la gauche compassionnelle et angélique. On serait curieux de savoir si ces expériences ont été aussi extraordinaires, fabuleuses et admirables dans la réalité et dans la durée. Ce qui est rarement le cas avec les dispositifs mis en place par les adeptes de Freinet. Ce qui compte, c’est ce qu’on en dit, pas ce qui est fait…

Quoi qu’il en soit, le pauvre Zakhartchouk en a été déstabilisé, reconnaissant que le fait de citer « des expériences intéressantes inspirées de la pédagogie active » ne permet pas « du coup (…) de classer Angélique del Rey parmi les antipédagogues ». Zut alors !

Après la révérence à Freinet, le lecteur ne sera alors pas surpris qu’Angélique del Rey se défie de l’efficacité, et à plusieurs reprises pour qui n’aurait pas compris la première fois. Citons ce passage : « L’efficacité, valeur en provenance de l’économisme, est désormais placée au cœur de la question pédagogique comme la valeur centrale » (p 90). Si au moins c’était vrai !

De fait, il semble bien que l’enseignement soit la seule profession où on peut se targuer de faire n’importe quoi, quitte à sacrifier des cohortes entières d’élèves pendant des années, tout cela parce que l’efficacité est une « valeur en provenance de l’économisme ». Heureusement que mon plombier ne partage pas ce point de vue, sinon il mettrait trois jours pour changer un joint de robinet… qui pisserait l’eau de toute part sitôt le travail terminé.

Ce rejet de l’efficacité en enseignement est particulièrement répandu. Chez les constructivistes, parce que leur démarche est ontologiquement inefficace. Chez les partisans de l’enseignement traditionnel, puisque pour eux enseigner « est un art », et non une technique. Au total, cela finit par faire du monde. Et on s’étonne ensuite que les enseignants soient considérés comme des fumistes et des bons à rien…

Signalons incidemment et sans surprise que l’auteur est également contre la métacognition. Logique...

Enfin, cerise sur le gâteau, Angélique del Rey avoue au détour d’une phrase : « Je ne voudrais surtout pas participer à l’édification de listes de bonnes pratiques, quelle horreur ! » (p 248). En effet, quelle horreur ! Il vaut mieux laisser se débrouiller les enseignants débutants afin qu’ils fassent « leurs propres expériences » sur le dos de leurs élèves. Il vaut mieux mettre en place des dispositifs pédagogiques qui laissent sur le carreau la plupart des élèves, et notamment ceux des familles défavorisées. Il vaut mieux laisser à des établissements privés hors de prix le soin de dispenser un enseignement de qualité grâce à ces fameuses bonnes pratiques. Qu’est-ce que c’est que cette réaction inepte ? De surcroît, de la part de quelqu’un qui se situe manifestement à gauche ? Cette posture relève-t-elle de l’inconscience ou de l’incompétence ? Ou plutôt des deux à la fois, comme c’est le cas chez ceux qui rejettent habituellement les bonnes pratiques ? Quand le manque de professionnalisme atteint un tel niveau, il ne reste plus qu’à lever le camp et aller voir ailleurs.

Donc, au total, un livre qui pose de bonnes questions mais dont les réponses me semblent oiseuses, emberlificotées au mieux, pernicieuses au pire. Angélique del Rey a, comme on dit vulgairement, le cul entre deux chaises. D’un côté, elle tanne son lecteur avec la transmission, la transmission, la transmission (par l’enseignement traditionnel, bien sûr). Et de l’autre côté, elle fait les yeux doux à toute la camarilla constructiviste en conspuant toute forme d’efficacité et de bonnes pratiques d’enseignement.

Finalement, je rejoins le camarade Zakhartchouk. Mais pour des raisons inverses…

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Angélique DEL REY
La Découverte, 286 p
01/2010