Qu'opposer
à la perspective chaque jour plus pressante
d'un démantèlement et d'une marchandisation de l'école
? Multiplier les moyens ? Mais, s'il en faut (
beaucoup), les moyens restent précisément
des moyens. Restaurer l'autorité des
maîtres ? Trouver, à l'inverse, de nouvelles recettes
pédagogiques toujours plus “douces” pour des
publics décrétés rétifs à l'abstraction
? Mais la querelle entre “républicains” et “pédagogues”
n'a rien de nouveau à offrir : s'y
laisser enfermer vaudrait interdit de
penser. En prenant au sérieux la perspective d'une école
démocratique, Jean-Pierre Terrail nous
propose un état des lieux sans complaisance
et un retour réflexif au cœur de l'acte d'enseignement
qui permettent d'imaginer les voies possibles de
l'égalité scolaire.
Commentaire :
Depuis
la fin des années 60, les sociologues de l’éducation se sont engagés en
rangs serrés en faveur du courant constructiviste. Leurs travaux,
analyses, publications n'ont visé qu’à tresser des louanges aux méthodes
“actives” tout en niant le constat de leur inefficacité. Heureusement
pour les instructionnistes, quelques rares chercheurs n’ont pas suivi le
troupeau. C’est le cas de l'auteur…
Ce livre reprend une thèse qui est chère à Jean-Pierre Terrail – et qu’il poursuit encore
–, celle de l’enjeu démocratique dont l’école a toujours besoin. Je ne
reprendrai pas tous les termes de l’analyse qui nous conduit de manière
convaincante jusqu’à la conclusion d’une nécessaire démocratisation
scolaire. Je me contenterai d’évoquer un certain nombre de points qui me
paraissent liés à notre engagement en faveur de l’enseignement
explicite.
Jean-Pierre Terrail a conscience de l’importance des
pratiques pédagogiques dans la réussite scolaire. Il connaît les travaux
nord-américains sur lesquels s’appuient les partisans de la Pédagogie
Explicite : « Les recherches américaines ont montré (…) que les
“enseignants efficaces” sont ceux qui maximisent, au sein du temps de la
séance, le temps d’engagement de leurs élèves dans le travail
intellectuel ; qui insistent fortement sur les points importants de la
leçon, exposent clairement les notions essentielles, les font manipuler
ensuite assez longtemps par les élèves ; et qui (…) posent beaucoup de
questions à leurs élèves. Ces enseignants sont ceux (…) avec lesquels
les élèves disposent pour “construire” leurs savoirs de références
conceptuelles précises, structurées et motivées… » (p 114). Le rôle essentiel de l’école est clairement rappelé : « Plus
[l’école] assure par elle-même la confrontation à la difficulté
intellectuelle, moins (…) elle en délègue la responsabilité aux
familles, et moins elle subordonne les performances des élèves aux
ressources de ces dernières » (p 118). Et l’auteur affirme ce que nous ne cessons de répéter : « Là est le critère qui doit prévaloir dans la réflexion critique des pratiques d’enseignement : les
bonnes pédagogies sont celles qui réduisent les inégalités scolaires,
celles donc qui favorisent la réussite des élèves d’origine populaire
» (p 139). Ce ne sont pas les idéologies ou les croyances qui doivent
définir ce que sont les bonnes pratiques, ce sont les résultats obtenus
en classe, notamment avec les élèves issus d’un milieu socioculturel
défavorisé.
Reste à en convaincre les instituteurs. Car si le
renouvellement des pratiques pédagogiques doit se faire, il se fera à la
base, dans les écoles et dans les classes, mis en œuvre par des
enseignants voulant travailler de manière efficace. Les ministres et
leurs cabinets n’ont pas ce pouvoir, empêtrés qu’ils sont dans leur
perception déformée des réalités, leur inaptitude à discerner ce qui est
valable de ce qui ne l’est pas, leur désir de se plier à l’idéologie
molle du moment, leur pusillanimité politique et leur entêtement à
choisir systématiquement les pires solutions.
Si le salut doit venir
des instituteurs, autant mieux les connaître. L'auteur nous livre une
très intéressante enquête sociologique, dont les constats sonnent
particulièrement juste. Ayant commencé ma carrière à la fin des années
70, j’ai connu les anciens maîtres, puis ceux des années 90. Le livre,
écrit en 2003, ignore la nouvelle génération qui arrive aujourd’hui dans
les écoles et qui semble redonner la priorité à la transmission des
connaissances et aux méthodes efficaces pour y parvenir.
Jean-Pierre
Terrail nous dit d’abord que le métier d’instituteur et celui de
professeur dans le Secondaire sont des métiers différents : « C’est
un clivage fort ancien et différenciateur, à cet égard, que celui qui
oppose les professeurs de l’enseignement secondaire, recrutés sur la
base de connaissances de type disciplinaire, et les instituteurs,
d’origine sociale tendanciellement plus modeste, et dont on exige un
niveau de culture générale conjugué (…) à des connaissances d’ordre
pédagogiques » (p 102). Cela explique que certains professeurs,
atteints d’un complexe de supériorité sociale et intellectuelle, fassent
la leçon aux instituteurs. Les petits groupements prétendant refonder
l’école en présentent d’ailleurs de beaux spécimens... qu’il convient de
fuir au plus vite.
Les instituteurs d’aujourd’hui ne sont pas les mêmes que ceux de l’école d’autrefois : « Les
jeunes professeurs des écoles (…) sont désormais diplômés du
supérieur : ils ont une licence, souvent même une maîtrise.
Paradoxalement, puisque le niveau de leur formation générale s’est
fortement élevé, on peut faire l’hypothèse que c’est un rapport
d’intensité limitée aux savoirs scolaires et universitaires qui les a
conduits au concours de l’IUFM. (…) [Les instituteurs d’autrefois] se
présentaient à l’école normale sur la base de leurs bonnes performances
dans [l’enseignement primaire supérieur]. Quelles que soient les limites
de leur culture générale, ce parcours de réussite s’accompagnait d’une
considération et d’un intérêt pour les savoirs qu’ils avaient à
transmettre qu’on ne retrouve pas toujours aussi intenses chez les
instituteurs d’aujourd’hui. Ces derniers ont accompli une scolarité
secondaire plutôt moyenne, dans un cas sur deux ils ont redoublé une
année dans l’enseignement supérieur, dans un cas sur trois ils ont
choisi un cursus de sciences humaines » (p 103 note 3). Dans le
courant de ma carrière, j’ai pu constater qu’on devenait souvent
instituteur par défaut, parce qu’on n’avait pas pu faire autre chose. « On
comprend, dans ces conditions, leur propension [aux professeurs des
écoles] à se définir comme des éducateurs autant ou plus que comme des
enseignants titulaires d’un savoir, des éducateurs ayant à faire à des
“enfants” ou à des “gamins” autant qu’à des “élèves”. Ils savent bien,
certes, que c’est la transmission des connaissances qui différencie leur
métier de ceux du service social. Il reste que leur rapport plus
“faible” aux savoirs lettrés contraste avec les exigences plus fortes
auxquelles l’enseignement primaire doit satisfaire (…), favorisant
notamment chez eux une méconnaissance des enjeux et de la difficulté de
la transmission des savoirs élémentaires, ainsi qu’une conception
unilatéralement utilitaire des apprentissages » (p 104). Une
formation professionnelle particulièrement inefficiente ne pouvait
réduire ce déficit de maîtrise des connaissances de base : « Il ne
semble pas que la formation proprement professionnelle dont ils
bénéficient dans les IUFM suffise à redresser la barre, et ils s’avèrent
au total plus ou moins bien préparés à affronter les difficultés
théoriques qu’ils devraient aider les élèves à surmonter (…). Cette
maîtrise limitée des savoirs à enseigner ne peut bien sûr que handicaper
leur transmission » (p 104-105).
L’auteur aborde ensuite deux
paramètres qui expliqueraient la montée du puérocentrisme à l’école
primaire et le triomphe des pédagogies invisibles : « La vocation
d’éducateurs des maîtres du primaire doit bien sûr à l’âge des élèves, à
leur propre rapport “faible” aux savoirs scolaires, mais aussi sans
doute à l’évolution du corps professionnel : sa féminisation, et
conjointement son recrutement croissant dans le salariat intermédiaire
ou d’encadrement. (…) On a tout lieu de penser (…) qu’un recrutement
plus féminin et puisant plus souvent dans les classes moyennes salariées
a sérieusement contribué à ce que l’on pourrait appeler la
“maternisation” de l’enseignement, notamment élémentaire, à partir des
années 1960. La montée du puérocentrisme, qui triomphe en 1989 avec
l’inscription dans la loi d’orientation de l’invite à “placer l’élève au
centre du système éducatif”, représente une véritable révolution dans
les conceptions (et pour une part dans les pratiques) pédagogiques. Les
conceptions traditionnelles définissaient les savoirs à inculquer, et se
préoccupaient de la formation des maîtres appelés à les transmettre.
Dans les dernières décennies, c’est la personne de l’enfant qui est
passée au premier plan, le maître ayant mission de favoriser son
épanouissement, de susciter et d’accompagner ses activités
d’apprentissage. (…) Le ressort principal de ce transfert est (…)
l’exigence pour les mères des classes moyennes de concilier leur
activité salariée avec leur rôle dans la transmission culturelle au sein
de la famille : la seule solution étant pour elles que l’école, et
notamment l’école primaire, reproduise fidèlement l’ambiance d’une
éducation familiale qui bannit tout autoritarisme et valorise la
négociation, le contrat, le plaisir. Ce transfert se traduit par la
diffusion, en lieu et place de la pédagogie “visible” en vigueur au
temps des “blouses grises”, d’une pédagogie “invisible” qui repose
idéalement sur le respect de l’autonomie de l’enfant, l’enseignant
exerçant un contrôle étroit mais implicite en l’observant dans les
activités qu’on lui propose et qui sont à forte composante ludique.
Inspirée de conceptions qui mettent l’accent sur le développement de la
personnalité enfantine, et décrivent l’apprentissage comme un processus
tacite et invisible, cette pédagogie tend à effacer la frontière entre
le travail et le jeu, et n’insiste guère sur la transmission des
savoirs. On reconnaît dans la pédagogie invisible les traits de la
“pédagogie active” (…) qui imprègne désormais de façon diffuse
l’enseignement élémentaire » (p 109-110).
Or, ces pédagogies “actives” sont particulièrement pénalisantes pour les enfants des milieux défavorisés : « Quel
que soit le degré auquel s’exerce cette tendance à abolir toute
frontière nette entre l’école et la famille, elle pénalise au premier
chef le rapport aux apprentissages des élèves d’origine populaire. Les
autres disposent du garde-fou de la famille, où l’on sait pertinemment
l’importance des premiers apprentissages, et où l’on peut rectifier le
tir en douceur. Les jeunes des milieux populaires, par contre, n’ont
guère de recours contre le brouillage des repères inhérent à la
pédagogie invisible, qui tend à confondre ce qui est du travail et ce
qui est du jeu (…), qui ne leur indique pas clairement ce qui est
important et ce qui ne l’est pas » (p 111).
Jean-Pierre Terrail n’apprécie pas les pédagogies dérivées du constructivisme, qu’il appelle les “pédagogies douces” : « Ce
sont les préoccupations de la pédagogie douce qui ont présidé à
l’adoption de ces nouvelles formes de l’enseignement de la langue
écrite : susciter la motivation des élèves, éviter qu’ils ne s’ennuient à
l’école, faire de tout apprentissage un jeu et un plaisir, etc. Elles
renversent le problème, qui n’est pas de faire naître l’envie
d’apprendre – les élèves qui entrent au CP ne manquent certainement pas
de volonté de savoir – mais de ne pas la décourager. Or, la seule façon
de ne pas la décourager, c’est de mettre les élèves en position de la
satisfaire, et donc de leur permettre de se confronter réellement à des
difficultés intellectuelles qu’ils ont les moyens de surmonter » (p 98-99).
Nous rejoignons pleinement le constat que la réussite scolaire ne peut se passer des efforts de l’élève : «
Disons-le tranquillement : les apprentissages intellectuels demandent
une dépense d’énergie mentale, une tension de l’esprit, une constance
dans l’effort dont il serait absolument illusoire de prétendre faire
l’économie » (p 78).
Doit-on pour autant en revenir à l’école d’autrefois défendue par les traditionalistes ? « Les
tenants de la révolution conservatrice critiquent eux aussi le peu
contestable manque d’efficacité des actuels dispositifs de
scolarisation. Celui-ci ne leur est cependant qu’un prétexte. Il n’est
que de les lire : inquiets de violences à l’école et de la dégradation
des relations entre jeunes et adultes, ils visent en réalité à restaurer
la capacité de l’école à inculquer le respect et l’ordre social. Leur
souci est celui de la mise au pas des classes dangereuses, du retour à
l’ordre moral. Ils rêvent d’élèves en uniforme, mais le “comment
apprendre” leur importe peu » (p 139). Qui a fréquenté les petits
groupements, dont je parlais plus haut et qui prétendent refonder de
l’école, savent à quel point le “comment apprendre” n’a aucune
importance à leurs yeux. Pour ces traditionalistes, seuls les programmes
présentent un intérêt. Le reste, c’est de la tambouille où tout se
vaut…
Ce qui est particulièrement stupide. De bons programmes doivent
être déclinés par des pratiques pédagogiques ayant fait la preuve de
leur efficacité : « Seuls des apprentissages élémentaires bien
réussis garantissent de façon à peu près assurée une suite de parcours
satisfaisante ; par contre, s’ils sont nettement ratés, les chances de
s’en tirer ultérieurement sont particulièrement minces » (p 80).
Ce
commentaire sur le livre de Jean-Pierre Terrail ne serait pas complet
sans une critique. L’auteur fustige le redoublement, l’enseignement
spécialisé et les classes de niveau, évoquant « l’échec de ces différentes formes de remédiation
» (p 83). Je ne suis pas d'accord. D’une part parce que le constat
d’échec repose sur des travaux dont on peut légitimement douter de
l'objectivité, d’autre part parce que tant que nous n’aurons pas trouvé
mieux, il faudra se contenter de ces trois solutions. Car elles
permettent de ne pas laisser des élèves en difficultés ou à besoins
spécifiques dans un tronc commun où ils attendent plus ou moins
patiemment leur éjection finale du système éducatif.
Ceci étant dit,
je partage avec l'auteur ce projet d’école démocratique qui se donnerait
pour mission de transmettre à tous les élèves qui lui sont confiés les
connaissances et les habiletés précisément définies par niveau. Et qui
s’attacherait à compenser les déficits socioculturels de ceux qui sont
les plus démunis. Grâce à un enseignement explicite...
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École - L'enjeu démocratique
Jean-Pierre TERRAIL
La Dispute, 01/2004, 154 p.
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