J’ai eu envie de lire ce livre après la lecture de la
critique incendiaire faite par Jean-Michel Zakhartchouk sur le site des Cahiers pédagogiques, dont voici un extrait :
« L’auteure, professeure de philosophie et proche des
milieux altermondialistes, consacre l’essentiel des 300 pages de son livre à
une attaque en règle de la notion de compétences. Celle-ci aurait envahi
l’école et aboutirait à transformer notre système éducatif en une fabrique
néolibérale d’un élève dit « performant » et donc conforme aux canons
d’une société déshumanisante, qui broie les individus avec le culte de
l’utilitarisme et de l’adaptation. Les cibles : l’entreprise qui veut
formater les individus, les États qui suivent aveuglément des directives
normalisantes (cadre européen, OCDE…), et tous les « idiots utiles »
(dont les Cahiers pédagogiques font sans doute partie, ils sont
cités à deux reprises, avec Perrenoud et par exemple les chercheurs en sciences
de l’éducation du Québec) qui, avec peut-être parfois de bonnes intentions mais
souvent de manière insidieuse, sanctifient les compétences et cherchent à les
implanter comme nouveau paradigme scolaire. En revanche, malgré quelques
circonvolutions [Note personnelle : J’aurais écrit pour ma
part “circonlocutions”, mais je ne suis pas un expert des Cahiers pédagogiques],
sont épargnés l’école traditionnelle, les réactionnaires ennemis de la
démocratisation, les nostalgiques du passé. »
Quelqu’un – me suis-je dit – d’aussi détesté par un chantre
du constructivisme doit valoir qu’on s’y intéresse !
Il faut d’abord s’entendre sur les mots. Pour moi, une
compétence scolaire, c’est la conjonction d’une connaissance et d’une habileté.
Et du coup, je ne suis pas opposé à ce qu’on tente de l’évaluer. À condition
que cette évaluation ne se fasse pas au pif comme cela se produit avec la
plupart des items des livrets de compétences officiels, à condition aussi que cette
évaluation ne prenne pas un temps fou aux élèves et à l’enseignant, et à
condition enfin que cette évaluation soit une information pertinente pour l’élève,
l’enseignant et le parent. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ces trois
conditions n’ont jamais existé depuis qu’on a commencé à parler de compétences
dans les années 1990. On en a fait plutôt une « usine à cases ».
Angélique del Rey n’attaque pas la notion de compétences sous
cet angle purement pédagogique. Pour elle, ce n’est « ni plus ni moins qu’un processus néolibéral tendant à placer, plutôt
que l’éducation au service de l’homme, le petit d’homme à éduquer au service
des besoins de l’économie » (p 9). Moi qui suis sensible aux dérives
liées à la marchandisation de l’école, je deviens alors plus attentif. D’autant
plus que « l’école des compétences
dépasse largement les frontières de notre continent : on la trouve aux États-Unis,
au Québec, en Australie, en Argentine, en Algérie, au Togo… ! Et partout,
avec la même justification : permettre à l’élève de s’adapter à un monde
nouveau et en perpétuel changement, caractérisé par la compétition et la menace
de la précarité » (p 11-12). Vue sous cet angle, la notion de
compétence prend une tournure particulièrement déplaisante, puisqu’il s’agit d’une
adaptation de l’école à l’ultralibéralisme, avec la formation de travailleurs
flexibles et peu exigeants dont ce système économique est gourmand.
Deuxième aspect peu agréable, mais que mon expérience du
métier peut confirmer : l’approche par compétences est « articulée à l’essor institutionnel des
pédagogies dites “actives” enseignées dans les Instituts universitaires de
formation des maîtres et notamment à la “pédagogie par objectifs”, bien ancrée
dans la culture de ces établissements » (p 27) On comprend mieux, dès
lors, pourquoi ce livre a été l’objet de la vindicte de Zakhartchouk. « Bienvenue dans le dogme du constructivisme
radical, avec sa magnifique vision mécanique de l’esprit humain » (p
38). Bravo ! Je n’aurais pas dit mieux.
Arrive alors la question cruciale : comment et pourquoi
la notion de compétences s’est-elle imposée à l’École ? Voici la réponse
de l’auteur : « Je suis
parvenue à la conviction que la notion cristallise au croisement de trois
processus au moins, dont aucun n’est éducatif en son essence. Le premier est
psychométrique (au sens large) : c’est un processus de mesure et d’évaluation
des “aptitudes”, issu notamment de la recherche en psychologie cognitive (bien
que celle-ci ne s’y réduise pas) et qui aboutira dans une évaluation-monde des
résultats scolaires des élèves. Le deuxième est économico-politique, il
commence après-guerre et consiste dans la planification des systèmes éducatifs
au niveau mondial, s’appuyant sur la toute nouvelle économie de l’éducation :
c’est un processus de modélisation de l’éducation comme marchandise. Le
troisième est un processus de gestion des ressources humaines qui a contaminé l’école
dans les années 1980, via la formation professionnelle et l’orientation
scolaire : le “nouveau management des entreprises” » (p 51). C’est
le passage-clé du livre.
Plus loin, Angélique del Rey pointe un autre danger de la
marchandisation de l’École : « Aujourd’hui,
la tendance est au désinvestissement des États dans l’éducation au prétexte que
celle-ci ne participe pas tant que cela à la croissance : il faudrait
privilégier soit la “certification” des compétences acquises (par l’école, par
l’expérience ou par la formation en entreprise), soit la fameuse “formation
tout au long de la vie”, autrement dit d’autres canaux d’éducation et de
formation que l’école publique » (p 68).
À ce sujet, l’auteur fait une différence intéressante entre
la “qualification” et la “compétence” : « Tandis que la qualification était fondée sur le temps de formation, le
diplôme et l’ancienneté, les compétences seront fondées sur des profils et des
“expertises”, qui ont de nombreuses origines » (p 69).
Jusqu’à présent, le point de vue d’Angélique del Rey
méritait d’être écouté et médité. Mais les choses vont bien vite se gâter.
Tout d’abord, rappelons que l’auteur est professeur de
philosophie. Or je crois avoir un problème avec les philosophes : je les
trouve souvent verbeux et peu efficaces dans la démonstration, abusant de
circonlocutions (et non les “circonvolutions” de Zakhartchouk) truffées de
références la plupart du temps superflues, moins utiles qu’ostentatoires (« voyez
comme je suis cultivé ! »). Mais tout cela est affaire de goût…
Il y a plus grave.
Malgré ce qu’elle peut écrire sur le constructivisme,
Angélique del Rey fait la révérence à saint Célestin Freinet, comme le Costa Concordia
l’a faite à l’île du Giglio. Il semblerait que ce soit une obligation dès qu'on parle pédagogie. On a ainsi droit à des descriptions émerveillées d’expériences
qui fleurent bon la pédagogie “active” et qui, de fait, dégoulinent des bons
sentiments de la gauche compassionnelle et angélique. On serait curieux de
savoir si ces expériences ont été aussi extraordinaires, fabuleuses et
admirables dans la réalité et dans la durée. Ce qui est rarement le cas avec
les dispositifs mis en place par les adeptes de Freinet. Ce qui compte, c’est
ce qu’on en dit, pas ce qui est fait…
Quoi qu’il en soit, le pauvre Zakhartchouk en a été
déstabilisé, reconnaissant que le fait de citer « des expériences intéressantes inspirées de la pédagogie active »
ne permet pas « du coup (…) de
classer Angélique del Rey parmi les antipédagogues ». Zut alors !
Après la révérence à Freinet, le lecteur ne sera alors pas
surpris qu’Angélique del Rey se défie de l’efficacité, et à plusieurs reprises
pour qui n’aurait pas compris la première fois. Citons ce passage : « L’efficacité, valeur en provenance de l’économisme,
est désormais placée au cœur de la question pédagogique comme la valeur
centrale » (p 90). Si au moins c’était vrai !
De fait, il semble bien que l’enseignement soit la seule
profession où on peut se targuer de faire n’importe quoi, quitte à sacrifier
des cohortes entières d’élèves pendant des années, tout cela parce que l’efficacité
est une « valeur en provenance de l’économisme ».
Heureusement que mon plombier ne partage pas ce point de vue, sinon il mettrait
trois jours pour changer un joint de robinet… qui pisserait l’eau de toute part
sitôt le travail terminé.
Ce rejet de l’efficacité en enseignement est particulièrement
répandu. Chez les constructivistes, parce que leur démarche est ontologiquement
inefficace. Chez les partisans de l’enseignement traditionnel, puisque pour eux enseigner
« est un art », et non une technique. Au total, cela finit par faire du monde.
Et on s’étonne ensuite que les enseignants soient considérés comme des fumistes
et des bons à rien…
Signalons incidemment et sans surprise que l’auteur est également contre la
métacognition. Logique...
Enfin, cerise sur le gâteau, Angélique del Rey avoue au
détour d’une phrase : « Je ne
voudrais surtout pas participer à l’édification de listes de bonnes pratiques,
quelle horreur ! » (p 248). En effet, quelle horreur ! Il
vaut mieux laisser se débrouiller les enseignants débutants afin qu’ils fassent
« leurs propres expériences » sur le dos de leurs élèves. Il vaut
mieux mettre en place des dispositifs pédagogiques qui laissent sur le carreau
la plupart des élèves, et notamment ceux des familles défavorisées. Il vaut
mieux laisser à des établissements privés hors de prix le soin de dispenser un
enseignement de qualité grâce à ces fameuses bonnes pratiques. Qu’est-ce que c’est
que cette réaction inepte ? De surcroît, de la part de quelqu’un qui se situe
manifestement à gauche ? Cette posture relève-t-elle de l’inconscience ou
de l’incompétence ? Ou plutôt des deux à la fois, comme c’est le cas chez
ceux qui rejettent habituellement les bonnes pratiques ? Quand le manque
de professionnalisme atteint un tel niveau, il ne reste plus qu’à lever le camp
et aller voir ailleurs.
Donc, au total, un livre qui pose de bonnes questions mais
dont les réponses me semblent oiseuses, emberlificotées au mieux, pernicieuses
au pire. Angélique del Rey a, comme on dit vulgairement, le cul entre deux
chaises. D’un côté, elle tanne son lecteur avec la transmission, la
transmission, la transmission (par l’enseignement traditionnel, bien sûr). Et
de l’autre côté, elle fait les yeux doux à toute la camarilla constructiviste
en conspuant toute forme d’efficacité et de bonnes pratiques d’enseignement.
Finalement, je rejoins le camarade Zakhartchouk. Mais pour
des raisons inverses…
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Angélique DEL REY
La Découverte, 286 p
01/2010