La thèse de l’auteur repose sur une conviction : il existe trois « forces ténébreuses » (!) à l’œuvre pour démolir l’École : les gestionnaires, les chrétiens et les instituteurs. Oui, vous avez bien lu.
Cela mérite quelques explications.
Les gestionnaires sont les fonctionnaires du ministère des Finances qui, par radinerie pure et simple, réduisent les coûts. L’auteur – qui se révèle très vite un fin analyste – affirme aussi que les enseignants inquiètent le gestionnaire parce que « l’enseignant est à la fois un fonctionnaire et un savant » ! Soit.
Les chrétiens sont également coupables car, toujours selon l’auteur, « depuis 1945, tous les thèmes de toutes les réformes de tous les niveaux d’enseignement sont d’origine chrétienne ». Langevin et Wallon, tous deux adhérents du Parti communiste, doivent se retourner dans leur tombe, car leur fameux plan a servi de matrice à toutes les décisions désastreuses prises pour accompagner la massification scolaire.
Restent les instituteurs. L’auteur leur en veut tout particulièrement et n’a pas de mots assez durs pour les stigmatiser. Ainsi, ils constituent « une corporation, aussi fermée, aussi jalouse de ses prérogatives, aussi arrogante à l’égard d’autrui, aussi terrible envers ceux qui la combattent que les corporations médiévales ». Et toc ! Ajoutant : « Certains d’entre eux, il est vrai, ne sont rien d’autre que des instituteurs glorifiés, heureux de leur ignorance, puisqu’elle ne les empêche pas, bien au contraire, d’enseigner ce qu’ils ne savent pas et de faire la leçon à ceux qui savent ». Re-toc ! « En vérité, les établissements scolaires tenus par la Corporation (les écoles primaires et une partie des collèges) sont justement ceux dont on est sûr qu’ils fonctionnent d’une manière catastrophique ». N’en jetez plus, la cour est pleine…
Et pourquoi cette corporation d’instituteurs nuisibles est-elle si redoutable et si malfaisante ? Parce qu’elle fait de la pédagogie.
Suit un procès en sorcellerie qui vaut son pesant d’or : « Ne croire ni à la pédagogie ni aux sciences de l’éducation, c’est mettre tout ce qui s’émet sous ce nom au rang, disons, de l’astrologie ». Ailleurs : « Nous mettons au défi ceux qui ont si souvent sur les lèvres le prédicat pédagogique (…) de citer une proposition assurée, un argument incontestable, un texte rigoureux ou simplement intéressant ou, plus simplement encore, bien écrit : il n’y en a pas ». Et encore : « La croyance à la pédagogie implique, de toute nécessité, qu’on accorde à la forme de la transmission une importance cruciale : c’est à ce prix en effet qu’elle peut s’attribuer quelque vraisemblance. Il faut que la différence des contenus transmis n’affecte pas la généralité des règles intrinsèques de la transmission, dont elle a, prétend-elle, édifié la théorie et la pratique ». Enfin : « Question tabou : la thèse familière des spécialistes de l’éducation et des réformateurs qui, explicitement ou implicitement, s’en inspirent, c’est que les contenus n’importent pas. Seule importe la forme, c’est-à-dire les méthodes pédagogiques : celles-ci seront d’autant plus pures que les contenus seront plus pauvres ». Réapparaît alors le sempiternel et inepte débat sur la primauté de la pédagogie ou des contenus. Comme le constructivisme s’est réclamé de la pédagogie, ceux qui pensent en raccourci vouent aux gémonies toute forme de pédagogie et montent au pinacle les contenus. Air connu, surtout chez les partisans de l’enseignement traditionnel, qui sont si peu à l’aise en pédagogie.
Et si les deux, pédagogie et contenus, avaient leur importance ? Surtout au Primaire. Choisir une pédagogie efficace permet justement de faire passer des contenus exigeants. La nécessité pédagogique est une évidence qui échappe à nombre de professeurs du Secondaire qui, par conséquent, la nient. Sans doute parce que les instituteurs et les professeurs, bien qu’ils soient enseignants, exercent deux métiers différents. Les instituteurs n’ont pas à faire la leçon aux professeurs… et les professeurs n’ont pas à dire aux instituteurs comment enseigner.
Justement, notre auteur aborde aussi – à sa façon – les différences entre instituteurs et professeurs : « La Corporation n’affirme pas seulement détenir la science pédagogique ; elle prétend aussi en avoir le monopole : les instituteurs et PEGC savent enseigner – en vérité, ils ne savent rien d’autre – ; ils sont aussi les seuls à savoir enseigner. Tous les autres types d’enseignants en sont du même coup dévalués, et singulièrement, ceux qui s’autorisent de leur discipline et de la maîtrise qu’ils en ont ». Autrement dit les instituteurs ne savent rien d’autre que la pédagogie (qui est comparable à l’astrologie, voir plus haut), alors que les professeurs ont la maîtrise de leur discipline. Les instituteurs sont des imbéciles, mais les professeurs sont des savants : « Ce qui les rassemble [les professeurs], c’est une haute image d’eux-mêmes, non pas en tant qu’individus, mais en tant que corps. Si de plus l’image est si haute, c’est pour une raison essentielle : elle inclut une relation à un savoir, le plus souvent défini en termes de discipline et garanti par un passage dans l’enseignement supérieur. Agrégé ou certifié, le professeur de lycée ne se pense pas comme un enseignant, terme indifférencié cher à la Corporation et aux chrétiens, mais comme un philosophe, un mathématicien, un historien, etc. » Les instituteurs appartiennent à une corporation, les professeurs font partie d’un corps. Les premiers sont des charlatans ignares, incultes et dangereux, les seconds sont des spécialistes cultivés, érudits et compétents. « Celui qui engage un individu comme spécialiste de la transmission d’un savoir ne doit tenir compte que de la maîtrise que détient cet individu de ce savoir ». En d’autres termes, seul le savoir disciplinaire suffit pour faire le métier d’enseignant. Les autres savoirs, dont celui de l’action pédagogique, ne comptent pas. Démonstration terminée.
Enfin, cerise sur le gâteau, l’auteur invente une nouvelle tare : le « méridionalisme » (p 140), sans la définir vraiment. Pour l'auteur, le Midi fait probablement partie des pays sous-développés. Avec ce livre, moi qui suis Marseillais de naissance, Languedocien de cœur et instituteur de profession, j’aurai bu le calice jusqu’à la lie…
À fuir absolument.
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De l'école
Jean-Claude MILNER
Le Seuil, 05/1984, 152 p.
Franz Xaver Messerschmidt