Si
vous vous intéressez aux aspects économiques de la question éducative,
à la “marchandisation” de l’École, il faut absolument lire ce livre.
L’auteur a épluché des montagnes de rapports d’organismes
internationaux, il a analysé à la loupe les déclarations des décideurs,
il a examiné les articles de la presse spécialisée. Son argumentation
est sérieuse. Aucun rapport avec Michéa qui se contentait dans son
bouquin d’enfiler des slogans comme un révolutionnaire de salon.
Que nous apprend Nico Hirtt ?
D’abord que c’est le contexte économique de ces quarante dernières
années qui a infléchi la politique éducative des pays post-industriels.
« Instabilité et imprévisibilité des évolutions économiques,
dualisation des qualifications requises sur le marché du travail, crise
récurrente des finances publiques : tels sont les trois facteurs qui
déterminent, à partir de la charnière des années 1980-1990, une
révision fondamentale des politiques éducatives. » (p 32)
Nos sociétés ont besoin de main-d’œuvre hautement qualifiée d’une part et d’une masse sans qualification d’autre part. « Les
sociétés industrialisées modernes ont beau avoir un grand besoin de
main-d’œuvre toujours plus hautement qualifiée, elles n’en multiplient
pas moins les emplois marginaux, à bas salaires, à faible protection et
ne nécessitant pas de qualification précise. Quelques élites devront
accéder aux savoirs et compétences qui feront d’eux les cadres
conquérants de l’économie mondialisée. Une poignée de travailleurs
hautement qualifiés, spécialistes des technologies les plus modernes,
les assisteront dans cette guerre commerciale et industrielle. Les
autres actifs constitueront une masse flottante, disposant seulement des
compétences générales et techniques de base qui leur permettront
d’alterner rapidement les emplois peu qualifiés et les périodes de
chômage. » (p 139). L’auteur ajoute : « On réclame des
ingénieurs et des techniciens aux qualifications toujours plus élevées
et plus pointues, mais en même temps, on exploite une masse croissante
de main-d’œuvre “à tout faire” : assez compétente et flexible pour être
productive, assez nombreuse et privée d’instruction pour être peu
exigeante. » (p 45)
Ce qui explique les discours qu’on a
entendus sur l’employabilité et sur la nécessité de se former tout au
long de sa vie. Sans y prendre garde, nous sommes passés de la
qualification à l’employabilité : « La qualification c’est un
catalogue strict de capacités intellectuelles et techniques, qui
donnent accès à un métier et à des droits précis. L’employabilité
c’est, au contraire, l’accumulation de compétences vagues, sensées
garantir la capacité d’occuper un emploi indéterminé, mais sans que
cette capacité soit jamais reconnue ni assortie de droits. » (p 77). Puisque la formation initiale est maintenant lacunaire, il y a nécessité de se former toute sa vie : « Compétitivité,
employabilité, productivité, tels sont les seuls objectifs de cet
apprentissage à vie. On n’attend pas du futur citoyen qu’il consacre son
temps à des études futiles, à des connaissances qui lui apporteraient
un enrichissement intellectuel ou culturel personnel, à des savoirs qui
lui permettraient de mieux comprendre l’histoire et les lois du monde
naturel ou de la société dans laquelle il vit, à des compétences qui
développeront chez lui l’artiste, le militant ou l’écrivain. Seul compte
le producteur ! Il faut qu’il soit efficace, rentable, soumis,
flexible et mobile. Pour cela il faut qu’il soit disposé à « apprendre
tout au long de la vie » ce que son patron voudra qu’il apprenne. Et
qu’il en soit capable. » (p 82)
Pour Nico Hirtt, c'est une évidence : « Notre
société n’a jamais eu pour objectif d’assurer à tous les jeunes un
accès égal aux savoirs ; elle n’a jamais envisagé d’élever constamment
et consciemment le niveau d’instruction de toute la population. Les
rapports de production exigent une séparation claire entre exécutants et
décideurs, entre prolétaires et propriétaires. L’école doit
impérativement refléter cette dualité fondamentale, sous peine d’entrer
en contradiction violente avec les bases mêmes de cette société. » (p 36)
L’École traditionnelle était au service de l’État et du Capital : « Comme
lieu de socialisation et d’endoctrinement, l’école constitue un
élément crucial de l’appareil idéologique d’État, mais en formant la
main-d’œuvre, elle joue également un rôle essentiel dans la sphère
économique. » (p 25) Mais un mouvement de dérégulation s’amplifie
depuis les années 1990 pour retirer l’École de la tutelle de l’État au
prétexte de problèmes budgétaires et de déficits dans les finances
publiques. « L’austérité budgétaire devient l’alibi d’une politique
qui abandonne ouvertement le droit à une instruction de haut niveau
pour tous et qui cède l’école au Capital afin que ce dernier puisse en
soutirer un double profit : la vente lucrative du savoir et le contrôle
direct des connaissances, compétences et comportements inculqués aux
futurs travailleurs et consommateurs. » (p 47)
Nous allons donc vers une privatisation de l’enseignement. Les parents d’élèves ont déjà amorcé ce mouvement : « Alors
que jadis, les écoles privées étaient souvent l’apanage des seules
classes supérieures, désireuses de préserver leurs fils et leurs filles
de la “contamination”, mais aussi de la concurrence des enfants du
peuple, on assiste maintenant à une “massification” de cette forme
d’enseignement. » (p 112) Plus grave, la mentalité même a changé : les nouveaux parents d’élèves « formulent
moins d’attentes collectives à l’attention du système éducatif mais
surtout des exigences individuelles à l’adresse d’un “fournisseur
d’enseignement”. » (p 88)
La dérégulation du système éducatif
est voulue par les partisans du libéralisme (c'est notamment l’objectif
déclaré des dirigeants de SOS-Éducation). Elle constitue un véritable
danger : « Avec la dérégulation, l’élève et ses parents n’ont plus
en face d’eux un système d’enseignement uniforme et clairement
structuré. Désormais, ils seront amenés à tracer leur voie à travers
une multitude d’institutions scolaires autonomes et disparates, tant
sur le plan des objectifs que des méthodes. L’individu devra faire
davantage de choix personnels et ceux-ci pèseront plus lourdement sur
son cursus scolaire » (p 102). « L’élève est au centre ? Oui,
mais il est seul. Il est le “client-roi” d’un supermarché éducatif où
se côtoient les meilleurs et les pires “produits scolaires”. » (p 103-104) L’auteur rappelle avec force - et c'est également notre conviction - que « la dérégulation, c’est la croissance de l’inégalité, et l’inégalité scolaire reproduit, amplifie, l’inégalité sociale.
» (p 104) C’est bien le droit à l’instruction pour tous qui est menacé.
Les principes fondateurs de Condorcet sont foulés aux pieds…
Et bien sûr, ce sont les milieux défavorisés qui feront les frais de cette dérégulation : « Une
fois de plus, on feint d’oublier que les premières victimes du “moins
d’école” seront justement ceux qui n’ont que l’école pour apprendre.
Pour eux surtout, l’apprentissage à vie ne remplacera jamais les savoirs
qu’apporte ou que devrait apporter la scolarité obligatoire. » (p 82)
Cette dérégulation est aussi un bon filon : « En
ces temps de crise et d’instabilité économique, les investisseurs sont
à la recherche de nouvelles activités lucratives. (…) L’enseignement
et les savoirs apparaissent comme l’un des derniers grands marchés à
conquérir. Avec la dérégulation de l’école, ce gigantesque champ de
profits est en train de s’ouvrir aux entreprises privées. » (p
109) On pense à Acadomia et à la multitude d’officines de “remise à
niveau” qui se sont créées suite à la faillite provoquée de
l’enseignement public.
L’École comme lieu de transmission des
connaissances et des habiletés pourrait même tout simplement
disparaître. L’auteur relève, dans un rapport de l’OCDE paru en 1998,
cet aveu sidérant : « La mondialisation – économique, politique et
culturelle – rend obsolète l’institution implantée localement et ancrée
dans une culture déterminée que l’on appelle “l’école” et en même
temps qu’elle, “l’enseignant”. » (p 43-44).
Si ce mouvement se poursuit et l'emporte, on pourra alors dire adieu à l’École de qualité que nous appelons de nos vœux…
_________________________
Les nouveaux maîtres de l'école
Nico HIRTT
Aden (coll. Epo), 09/2005, 164 p.
Première édition : 01/2000 |