Source : Éducation magazine, n° 7, pp. 14-15, 09/10.2010
Si nous “produisons” aujourd'hui à peu près la même quantité d'illettrés qu'il y a trente ans, les comportements de lecture et la représentation du livre de ces jeunes gens et jeunes filles ont complètement changé de nature.
Les jeunes en difficulté sont passés d'un déchiffrage maladroit à un irrespect total du texte. Le livre quant à lui n'est plus un objet désiré, mais inatteignable ; il est devenu un attribut de bouffonnerie et de suspecte féminité. Dans un monde où la recherche forcenée d'un plaisir vite consommé est devenue un principe de vie ; dans un monde où le droit à “l'euphorie perpétuelle” fait quasiment partie du catalogue des avantages acquis, l'apprentissage de la lecture n'a évidemment pas échappé à cette tendance majeure. Apparent paradoxe !
À mesure que l'échec en lecture se faisait plus évident s'est installée l'idée que le plaisir devait être consubstantiel de toute démarche d'apprentissage. Cette consubstantialité a été présentée comme la meilleure garantie de la réussite de l'apprentissage de la lecture. À l'opposé, l'obscur labeur a été dénoncé comme responsable de l'échec scolaire et de la désaffection des élèves. Si l'idée d'apprendre sans souffrir exagérément et sans s'ennuyer prodigieusement n'est pas sans intérêt, faire du plaisir la condition sine qua non de toute démarche d'apprentissage est un principe dangereux. On constate en effet que l'affirmation du primat du plaisir immédiat a produit des effets extrêmement pervers et a induit des pratiques pédagogiques qui, loin de lutter contre l'illettrisme, ont eu plutôt tendance à l'aggraver. De même que l'on avait cru pouvoir obtenir la démocratisation du système scolaire en décrétant artificiellement un taux élevé de réussite au seul examen que l'on avait conservé, de même prétendit-on fonder une plus grande égalité des chances en supprimant l'apprentissage, certes laborieux, mais nécessaire des mécanismes du code écrit.
On apprit donc à lire directement dans de vrais textes. Textes et discours devinrent ainsi l'alpha et l'oméga de l'apprentissage ; tout y commençait et tout y finissait. Maîtriser la lecture et l'écriture des textes ne fut plus alors considéré comme l'aboutissement d'une démarche ayant permis de découvrir progressivement les mécanismes du code écrit ; le texte devint au contraire le révélateur des connaissances lexicales, des savoirs grammaticaux et des relations graphophonologiques.
L'ère du “tout-contextuel” ou du “tout-textuel” s'ouvrit, renvoyant aux poubelles de l'histoire pédagogique toute activité spécifique de codage et toute automatisation des mécanismes linguistiques. Rien ne pouvait être appris – rien ne devait être appris – en dehors de la mise en acte de la langue (textes et discours), seule garantie d'un apprentissage “faisant sens”.
Dès l'instant où le texte fut décrété comme le seul espace dévolu à l'apprentissage de la lecture, s'imposa alors un modèle unique d'apprentissage : la résolution de problème. À cet élève élu constructeur du savoir, l'identification d'un mot fut présentée comme un problème à résoudre. Sous prétexte de faire confiance à son intelligence, ce qui est fort louable, on la sollicita inutilement et inopportunément pour découvrir le sens des mots dans un texte alors même que l'élève n'avait pas la moindre possibilité d'identifier le signifiant orthographique et phonique des mots. À la question « de quel mot s'agit-il ? », la réponse était donc : « essaye de deviner, regarde les images, appuie-toi sur les rares mots dont tu reconnais la physionomie ! »
Systématiquement confronté à un défi aussi impossible qu'inutile, l'apprenti ne pouvait alors que supputer des identités incertaines, avancer à tâtons sans aucun repère et s'épuiser dans de vaines devinettes plus hasardeuses les unes que les autres. Pour « faire plaisir » à ces enfants perdus, on fit semblant de croire - et on leur fit croire - qu'ils savaient lire alors qu'ils en étaient bien incapables. Car ce n'était pas parce qu'ils suivaient les lignes avec leur doigt en manifestant une apparente attention pour les mots du texte qu'ils le lisaient vraiment. Non ! Ils le connaissaient, pour certains, par cœur ; et si un mot avait changé, ils ne s'en seraient vraisemblablement pas aperçus.
Lire – faut-il le préciser ? – c'est être capable d'identifier et de comprendre un mot que l'on n'a jamais rencontré auparavant ; et cette capacité exige que l'on ait maîtrisé avec patience et parfois difficulté les mécanismes qui permettent au code écrit de fonctionner. Rien n'est plus dangereux que de faire croire à un enfant qu'il sait lire alors qu'il ne possède aucune autonomie de lecture. Il faut au contraire qu'il accepte le fait que le plaisir de lire est le résultat heureux d'un apprentissage qui sera parfois aride, parfois répétitif, mais qui lui donnera le pouvoir de conquérir tout seul le sens d'un texte.
L'incitation à parier sur l'identité des mots en se fondant sur de fragiles indices paratextuels, ont conduit bien des élèves à développer un comportement de lecture où l'imprécision le dispute à la désinvolture. Ils sont venus au terme de leur scolarisation former des cohortes d'illettrés d'un nouveau type. Ces inventeurs de sens, incapables de saisir avec rigueur les indices lexicaux et syntaxiques qui font la singularité d'un texte, sont venus remplacer les déchiffreurs malhabiles que nous connaissions.
Nous avons testé plus de cinq cents jeunes gens et jeunes filles sortis à 16 ans du système scolaire sans aucun diplôme et repérés en difficulté de lecture lors de la fournée d'appel et de préparation à la défense. À chacun nous avons soumis un texte dont nous avions soigneusement mesuré le degré de lisibilité pour qu'il corresponde à un niveau de CM2/6e. À la fin de chaque lecture, nous posions la question : « Racontez-nous l'histoire que vous venez de lire ! » Environ 55 % des élèves testés nous ont raconté une histoire d'une remarquable cohérence : début, milieu et fin s'enchaînaient sans rupture. Mais toutes ces histoires n'avaient quasiment rien à voir avec le texte que nous avions proposé. Plus de la moitié de ces jeunes gens, après un parcours scolaire de douze ans au moins, était dans l'incapacité de respecter le texte et son auteur. Ils savaient certes qu'à l'injonction de lire, il convenait de répondre en racontant quelque chose ; mais l'histoire qu'ils inventaient était affranchie de tout devoir par rapport au texte. Ce dernier n'était pour eux qu'un prétexte à imaginer ; nullement la source obligée du sens. Lorsqu'on examina de plus près les fictions proposées, on se rendit compte que la plupart étaient nées de la reconnaissance d'un ou deux mots du texte. Ainsi, s'appuyant sur la reconnaissance du mot « or » dans la phrase « le soleil mettait sur la rivière des reflets d'or », l'un d'eux nous raconta l'histoire de chercheurs d'or alors que le texte soumis racontait l'aventure de deux jeunes indiens qui découvrent la grande ville.
Nous sommes ainsi passés d'un temps où les difficultés de lecture se manifestent par un déchiffrage laborieux à un temps où les jeunes illettrés mettent le texte de côté, jettent l'auteur aux oubliettes pour affirmer la toute-puissance de leur imagination. Les premiers nous posaient un problème qu'une pédagogie adaptée pouvait corriger. Les seconds ont noué avec l'écrit un malentendu infiniment plus grave : un homme, une femme a écrit un texte ; il ou elle y a mis ses espoirs de se prolonger par la transmission. À cet appel, par incompétence ou désinvolture, non seulement ils ne répondent pas, mais ils ne l'entendent même pas. Ces jeunes lisent mal, mais surtout ils ne savent pas ce que lire veut dire ; parce que ni l'école ni la maison ne le leur ont appris.
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