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vendredi 15 juillet 2005

Livre : Nos enfants gâchés (Natacha Polony)



Journaliste spécialisée, Natacha Polony a une bonne connaissance des problèmes qui minent l’école en France. Dans ce livre, l’auteur va chercher les causes profondes du délitement de l’enseignement et nous expose les dégâts considérables que les politiques éducatives menées depuis des décennies ont causé sur le niveau culturel des jeunes générations. Le tout, sans la moindre complaisance avec la bien-pensance qui règne toujours en maître, cette sorte de dictature qui nous interdit de dire certaines choses bien réelles ou même d’y penser.

Son propos pourrait se résumer par cette phrase terrible : on a donné la parole aux jeunes sans leur donner les mots. Nous avons refusé de transmettre notre culture et nos savoirs : « on croit pouvoir entrer en se passant des clefs ». L’auteur nous le dit sans détours : « L’échec scolaire ne tombe pas du ciel comme une plaie d’Égypte, il est pensé, programmé, puis mis en œuvre tel un rouleau compresseur ».

Et les enseignants, dans leur ensemble, ne sont pas innocents de l’effondrement du système éducatif, même s’ils en sont maintenant les victimes eux aussi. Ils en ont tous été les complices actifs, et beaucoup continuent de l’être, soit par commodité (les pédagogies “nouvelles” arrangent bien les paresseux) soit par stupidité (on se croit un professionnel quand on rabâche un catéchisme pédagogique désuet). Je livre ici ces lignes écrites par Natacha Polony qui disent avec clarté et concision ce que je pense vraiment de cette collaboration suicidaire dans laquelle les enseignants ont trempé (l’extrait est un peu long, mais il vaut vraiment la peine d’être lu) : 
« Le malaise de l’institution scolaire ne naît pas que de l’obligation qui lui est faite d’assumer les maux d’une société traversée par la crise économique, le chômage et la ghettoïsation des banlieues. Il prend sa source dans la diffusion - et la simplification à outrance - depuis les années 30, des travaux de psychologues et pédagogues qui ont voulu appliquer à l’école les résultats de leurs recherches sur le développement cognitif de l’enfant. Il naît ensuite des réformes poursuivies depuis plus de vingt ans par ceux qui, au nom du progrès et de l’égalité, ont décidé de mettre à bas l’héritage de siècles d’histoire (…). Une génération, celle des années 60-70, a estimé avec Pierre Bourdieu que le patrimoine culturel transmis entre autres par l’école n’était qu’un moyen pour les classes dominantes d’imposer leurs codes et d’assurer leur emprise. Elle a également considéré, dans la lignée d’un Jean-Jacques Rousseau mal compris et de psychopédagogues mal lus, que la spontanéité de l’enfant ne devait pas être détruite et bridée par un savoir venu de l’extérieur, mais qu’il devait le reconstruire lui-même et, à sa petite échelle, refaire le parcours des scientifiques, des mathématiciens et des historiens. Vaste programme. Ces belles idées, qui se sont développées à une vitesse vertigineuse dans le milieu éducatif au cours des années 70, sont arrivées au pouvoir au début des années 80. Elles représentaient le progrès, l’émancipation. Il fallait donc y adhérer quand on était de gauche. Et les enseignants le sont majoritairement. Ils ont applaudi, leurs syndicats ont soutenu. Et la loi d’orientation de 1989 n’a fait qu’inscrire dans le marbre ce qui déjà occupait toutes les strates de l’Éducation nationale. En fondant les Instituts universitaires de formation des maîtres, elle créait la machine à pérenniser ces idées (…). Il s’agissait de former la nouvelle armée qui allait supplanter les vieux hussards noirs, les jeunes gardes rouges capables de donner naissance à une école nouvelle, débarrassée de ses vieux savoirs. Dans les IUFM, les futurs professeurs apprennent qu’ils ne sont pas là pour imposer leurs connaissances aux élèves, et qu’ils “ont autant à apprendre d’eux qu’eux de nous”. Ils apprennent surtout à perpétuer à leur tour le mythe de la réussite du système, à maquiller l’échec en adaptant leurs exigences aux “compétences” des jeunes, bref, à collaborer à la destruction de leur propre profession et à préparer leur reconversion en gentils animateurs. (…) L’aboutissement de ces réformes, qui entendaient “démocratiser” l’école et faire de l’institution scolaire le lieu où se compenseraient les inégalités sociales, est l’exact inverse du but recherché. Parce que l’école ne transmet plus les savoirs et la culture, elle ne sert plus qu’à fournir des diplômes vides, (…) et laisse se développer des filières d’élite sclérosées, de plus en plus réservées aux héritiers tant décriés par Bourdieu. Parce qu’elle a abandonné ses missions, elle fabrique des générations d’illettrés qui n’ont aucune chance d’accéder à de meilleures conditions de vie. Parce qu’elle veut former de “bons citoyens” plutôt que des hommes libres, elle enferme les jeunes dans un catéchisme démocratique et bien-pensant, confit d’antiracisme et de repentance, mais leur interdit de comprendre les raisons philosophiques de rejeter le racisme ou de choisir la démocratie. Et l’acharnement à défendre le bilan prend parfois des allures de pèlerinage à Lourdes : quand l’OCDE publie son rapport PISA 2004, sur les performances comparées des élèves des différents pays développés, révélant ainsi la dégradation du niveau des jeunes Français, la traduction officielle est aussitôt que la France n’est pas encore allée assez loin dans le démantèlement de son système scolaire, et que quelques mesures de “modernisation” (interdisciplinarité, interdiction du redoublement…) seraient à prescrire. Toute une génération d’enseignants s’est faite la complice malgré elle de ce qu’elle croyait combattre, l’inégalité, l’exploitation et l’ignorance. »
Que dire de plus ? Voilà en quelques lignes tout ce que les responsables politiques qui ont été en charge de l'Éducation nationale n’ont pas su entendre et encore moins comprendre, depuis des années. La France se trouve dans une situation historique cruciale… et nous n’avons que des médiocres aux commandes. Un peu comme si le capitaine du Titanic avait veillé à ce que l’orchestre continue bien à jouer des airs guillerets pendant que le navire s’enfonçait peu à peu dans l’eau glacée…

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Nos enfants gâchés – Petit traité sur la fracture générationnelle
Natacha POLONY
J.C. Lattès, 207 p.

02/2005