Sciences cognitives et Éducation :
dépasser les prétentions
idéologiques
Pour mieux comprendre la place
des sciences cognitives à
l’école
Svetlana Meyer
Comme toute personne intéressée par l’éducation, je mène
depuis quelques temps une campagne d’investigation sur notre nouveau ministre,
Jean-Michel Blanquer. Jusqu’à présent, ses prises de positions répétées et
maintenues en faveur de l’expérimentation pédagogique basée sur la recherche,
ses propositions pour une utilisation réfléchie et ambitieuse du numérique
m’ont réjouie.
En politique, il est toujours bon d’écouter tous les sons de
cloches histoire de détecter si, au milieu du vacarme médiatique, ne tinterait
pas le bruit d’une casserole. C’est en lisant les argumentaires contre Jean-Michel
Blanquer que j’ai lu cette phrase de Laurence de Cock :
« Les expérimentations pédagogiques basées sur “l’efficacité” et les recherches en psychologie cognitive portent une vision de l’école comme fabrique de l’acteur économique. » (Laurence de Cock)
À cause de leur supposée obsession de la “performance
pédagogique”, les sciences cognitives sont souvent considérées comme une
émanation scientifique du productivisme ambiant. Ou, pour reprendre les mots
plus terre à terre que l’on a adressés à l’un de mes collègues, comme “une
science de droite”.
Après tout, dans nos recherches, nous nous intéressons bien
à “l’efficacité” de méthodes pédagogiques sur l’apprentissage. Nous “comparons”
aussi des groupes d’élèves entre eux, et pour ce faire nous “mesurons” leur
“performance”. Ces mots sont effectivement très connotés et pourraient dénoter
d’un ancrage idéologique plutôt libéral.
À plusieurs niveaux, ces hypothèses sont fausses, et je vais
essayer d’expliquer ici pourquoi.
Les sciences cognitives étudient les fonctions du
raisonnement humain. Ces fonctions sont la perception, l’attention, la mémoire,
la cognition sociale, et bien d’autres. Dans le domaine de l’éducation, nous
nous intéressons donc à la manière dont l’apprenant perçoit, analyse et
mémorise l’information qui lui est transmise, mais aussi à l’influence de son
environnement sur son apprentissage (parfois indépendamment des questions de sa
“performance”).
Nous menons donc d’une part des recherches très
fondamentales qui nous permettent de mieux comprendre l’apprenant et ses
spécificités (quel est le nombre de lettres qu’un enfant est capables
d’analyser en parallèle ? quelles sont les origines de la dyslexie ?), et
d’autres part des recherches plus appliquées à partir desquelles nous pouvons
établir des recommandations pédagogiques (est-ce que mobiliser le toucher en
plus de la vue améliore l’apprentissage des lettres ?).
De par leurs objets d’études, les premières ne peuvent de
toute évidence pas “porter une vision de l’école comme fabrique de l’acteur
économique”. En quoi déterminer si la dyslexie est d’origine visuelle ou
phonologique véhicule une quelconque conception de l’éducation ? Dire que
l’ensemble des recherche appliquées à l’éducation recherche l’efficacité à tout
prix est donc une erreur.
Parlons maintenant de
ceux qui, parmi tous les sujets d’expérimentations possibles, ont choisi de se
focaliser sur la comparaison de méthodes pédagogiques. Cette branche
appliquée des sciences cognitives n’a pas le même périmètre d’action que la
sociologie de l’éducation ou la recherche en didactique : toutes ces sciences
peuvent se complètent harmonieusement sans “dogmatisme” de la part de l’une ou
l’autre.
Ensuite, au-delà de toute connotation, quand un chercheur en
sciences cognitives parle d’efficacité, il ne parle pas d’efficacité dans
l’absolu mais d’efficacité relative à son objet d’étude : l’être humain.
La cognition humaine peut se définir par un ensemble de
“principes”. Comme dans toute science, ces principes ne sont pas gravés dans le
marbre et sont en permanence affinés par l’expérience. Il n’empêche que nous en
avons une idée à gros grain. Lorsque nous comparons des méthodes
d’apprentissage, nous ne cherchons pas la “meilleure” mais celle qui respecte
le plus ces principes cognitifs et les éclaire d’un jour nouveau.
Par exemple, si l’un de ces principes est que l’enfant a
besoin de connaître les correspondances lettres-sons pour apprendre à lire,
nous allons comparer les méthodes d’apprentissage de la lecture qui entraînent
ce prérequis en la comparant à celle qui ne l’entraîne pas. Si la première lui
permet de “mieux lire”, ce sera elle qui sera jugée plus adaptée aux principes
qui définissent la cognition d’un élève.
Une méthode plus respectueuse du fonctionnement cognitif des
enfants a pour effet d’améliorer la qualité de leurs apprentissages et de fait
les rend plus “performants”. Mais elle permet surtout de limiter l’impact du
déterminant social sur leurs parcours scolaires. Parce qu’elle donne à chacun
les prérequis nécessaires pour l’apprentissage concerné, les enfants n’auront
pas à les obtenir uniquement dans leur environnement familial.
En reprenant notre exemple sur la lecture, la méthode qui entraîne
les correspondances lettres-sons veillent à ce que tous les enfants connaissent
les règles de déchiffrage du français. En déchiffrant les mots, les enfants
pourront les reconnaître et aboutir à leur sens. La méthode globale, moins
adaptée aux enfants, se base sur la reconnaissance des mots dans leur
globalité. Comme pour apprendre à lire les enfants ont besoin de connaître les
correspondance lettres sons, ils procèdent par essais pour deviner ces règles.
Ceux qui sont plus exposés aux mots écrits à la maison convergeront plus
rapidement vers la bonne solution et donc liront mieux que leurs compagnons
plus défavorisés.
Ainsi, lorsque l’on étudie l’apprentissage, l’objectif final
peut aussi bien être de produire un travailleur sachant lire que de permettre à
l’enfant défavorisé d’utiliser sans peine les mêmes moyens de communication que
son voisin.
Malgré ces éléments et les précautions que prennent bon
nombre de chercheurs dans leurs communications, pourquoi vouloir à tout prix
lier sciences cognitives et libéralisme ? On peut donner deux éclairages à
l’origine de cette confusion.
Remarquons d’abord que les mots employés par libéraux et
chercheurs se ressemblent beaucoup. Tout discours d’inspiration libérale
contient les termes “comparaison”, “efficacité”, “performance”, “évaluation” et
c’est aussi le cas pour les communications des chercheurs en sciences cognitives.
Pourquoi cette proximité lexicale ?
Comme la chimie ou la physique, les sciences cognitives
utilisent une méthode scientifique au sens premier du terme c’est à dire basée
sur la mesure expérimentale, l’observation de régularités reproductibles et la
réfutabilité des hypothèses. Lorsqu’un chercheur en sciences cognitives emploie
le mot “mesure” pour parler d’un comportement qu’il observe, ou “comparaison de
l’efficacité”, il ne le fait pas par affiliation politique mais parce que ce
sont les mots propres à la méthode scientifique.
Notons en revanche que les stratégies de communication des
libéraux revendiquent, à tort ou à raison, une certaine scientificité. Peut-être
est-ce parce que Hume, Locke et Smith, penseurs du libéralisme économique,
affectionnaient particulièrement la méthode expérimentale.
Si nos mots se ressemblent, ce n’est donc pas parce que les
scientifiques sont libéraux, mais parce que les libéraux utilisent un
vocabulaire scientifique.
Ensuite, il faut constater que les libéraux sont les plus
fervents défenseurs de l’application des sciences cognitives à l’école, peut
être justement à cause de cette proximité de vocabulaire. C’est un fait, les
voix qui s’élèvent pour défendre l’application de nos résultats de recherches
au domaine de l’éducation sont principalement issues de ce bord politique. Si
on nous confond, c’est aussi parce que ce sont les seules qui joignent l’acte à
la parole.
Notre discipline n’est pourtant pas dogmatique. Les
recommandations pédagogiques issues des sciences cognitives sont tout à fait
compatibles avec une vision de l’école qui formerait des “citoyens liés par un
projet social”. Elles peuvent même servir cette vision en limitant l’impact du
déterminant social.