Voilà un livre qui s’intéresse de manière très approfondie
au fait de transmettre et d’apprendre. Donc, d’une certaine manière, à
l’opposition entre l’École traditionnelle qui était transmissive et l’École
dite “nouvelle” qui est constructiviste. Le secret espoir des auteurs étant de
dépasser l’une et l’autre : « La
tâche qui en découle est claire : elle est d’accorder les deux
perspectives, en faisant droit à ce que les deux questions et les deux ordres
d’exigence comportent de légitime. » Mais en ajoutant tout de suite
après : « Nous sommes à la
recherche d’un équilibre qu’on devine difficile. » Je dirais même
impossible, tant il est vain de vouloir concilier l’inconciliable. Disons-le
tout net : la philosophie instructionniste est antinomique de la philosophie
constructiviste. Tous ceux qui ont tenté le syncrétisme ont échoué dans un
moyen terme tenant du salmigondis pédagogique très éloigné d’une conception
professionnelle du métier d’enseignant.
Je lis : « Transmettre
sans se préoccuper de l’activité de l’élève est assurément vain, mais apprendre
en dehors d’un cadre réglé par une volonté de transmission est infiniment
difficile, voire relève de l’exploit. Si l’opposition des termes a eu du sens,
la tâche de la pédagogie de l’avenir sera de les articuler. » Cette
pédagogie de l’avenir a un nom : l’Enseignement Explicite. Mais, de toute
évidence, les auteurs de ce livre n’en ont jamais entendu parler.
L’enseignement traditionnel, bien que classé comme
instructionniste, est dépassé aux yeux d’un enseignant explicite. De plus,
après quarante années de formation et de conformation constructiviste, on peut
penser qu’il a disparu des écoles primaires de notre pays. Les auteurs
rappellent à juste titre qu’« une
authentique mutation culturelle a disqualifié une philosophie de l’enseignement
et de l’éducation au profit d’une autre. » Qui ose encore défendre
l’enseignement traditionnel ? Plus personne. Même les passéistes patentés préfèrent invoquer Freinet (le GRIP), Montessori (SOS-Éducation) et même l'enseignement explicite (Librairie des écoles)...
Cela n’empêche pas les constructivistes d’affirmer, contre
toute évidence, que s’ils ont échoué, c’est à cause de la résistance du
traditionnel : « Il n’est pas
rare aujourd’hui d’attribuer les difficultés de l’école à une “crise” de la transmission,
alors que, dans la même école, la pédagogie dite “transmissive” fait figure de
repoussoir. » Nous ne sommes plus à une contradiction près !
Intéressons-nous plutôt à ce que ce livre nous dit des
pédagogies soi-disant “nouvelles”.
« Les pédagogies
dites “nouvelles” reprochent aux méthodes dites à très juste titre
“traditionnelles” d’être techniquement déficientes, en passant à côté du
ressort primordial que représente l’activité de l’élève, les apprentissages
étant d’autant plus efficaces et solides qu’ils s’appuient sur les intérêts,
les curiosités, les initiatives et l’expérience de chacun. En outre, ce refus
de la passivité devant une parole d’autorité est le moyen de préparer des
citoyens qui ne s’en laisseront pas conter et qui n’hésiteront pas à
s’impliquer dans les affaires publiques. Ajoutons encore à cela la critique
psychologique des dégâts de l’autoritarisme en matière de développement de la
personnalité, et l’on conçoit les motifs qui allaient rendre ce courant de
pensée irrésistible. Dès les années 1920, il pénètre les institutions
d’enseignement aux États-Unis sous le pavillon de l’“éducation progressive”. La
différence des contextes politiques, sociaux et culturels différera son
triomphe en Europe. Il n’en sera pas moins consommé sur toute la ligne dans les
années 1970. Rien d’étonnant si l’on considère l’affinité de ses idées
directrices avec les principes fondamentaux qui régissent nos sociétés. Il faut
tout simplement enregistrer le fait que la culture démocratique a trouvé la
philosophie pédagogique qui lui correspond. »
Toute la fascination qu’a exercée l’idée constructiviste,
parée de progressisme, se retrouve dans ce passage. Difficile de lutter sans
passer pour un dangereux réactionnaire, surtout aux yeux des plus farouches
partisans des démarches par découverte qui, en dénonçant les autres, se donnent
le beau rôle du pourfendeur de fascistes. Quitte à pratiquer l’amalgame, la
diffamation et la calomnie.
Cependant, il devient patent que « l’autoconstruction des savoirs n’est manifestement pas la solution
magique qu’il a paru un instant permis d’espérer. » Impossible de
camoufler plus longtemps les échecs désastreux provoqués par cette mode
pédagogique mise en œuvre en France depuis la fin des années 1970. « La démocratisation qu’il paraissait permis
d’attendre de la substitution des enseignements explicites aux transmissions
implicites n’est pas au rendez-vous. »
La société sans école, aboutissement ultime du
constructivisme, est aujourd’hui un rêve enterré mais qui n'est pas resté sans conséquences. « Le programme illichien n’est plus revendiqué par personne et il n’en
est plus jamais question. En même temps, cette disqualification ne l’empêche
pas d’avoir explicité les principes qui allaient présider à la transformation
des institutions avec une netteté prophétique dont on trouverait difficilement
l’équivalent ailleurs. »
Qu’est-ce que le constructivisme ? Les auteurs le
connaissent très bien et en parlent très justement. Ainsi : « Le naturalisme évolutionniste fournit
l’arrière-fond d’une conception constructiviste de la formation des outils
cognitifs de l’humanité, dont la pratique pédagogique est invitée à s’inspirer,
en valorisant l’activité de l’enfant, sur le modèle de la confrontation de
l’esprit humain avec la nature. Elle dispose pour ce faire d’une voie toute
tracée, qui consiste à replacer l’enfant devant des situations-problèmes
appelant un travail indépendant d’induction de sa part. Ainsi lui fera-t-on
retrouver les conditions de l’expérience qui a été le moteur du développement
de l’espèce. » Tout est dit de l'erreur ontologique du présupposé initial.
Car « le
problème est que ce cadre de pensée [le constructivisme] n’a pas grand-chose à
voir avec la réalité. Il s’impose à nous pour de forts motifs, à la fois
intellectuels et sociaux, qui tiennent autant à ce que nous avons appris sur la
genèse de l’humain qu’à ce que nous suggère la place acquise par l’individu
dans le mécanisme collectif. Mais ces motifs d’y croire, si puissants
soient-ils, n’en font pas pour autant des vérités. Il s’agit justement de les
dégager, de les analyser, d’en cerner les tenants et les aboutissants, afin de
pouvoir s’en déprendre au lieu d’y obéir aveuglément. Tout ce système de
représentations qui s’est élaboré et diffusé sur un siècle et demi est à
soumettre à un examen critique sans concession. La légende prométhéenne de l’autoconstruction
dans laquelle il a enfermé la réflexion pédagogique est à déconstruire pièce
par pièce. Ce n’est pas de cette façon que nous apprenons, que l’esprit se
pénètre peu à peu des rudiments de ces fameux “outils cognitifs” qui permettent
de s’y orienter. » Déconstruire la forteresse constructiviste…
Qu’est-ce qui a permis au constructivisme de s’installer aussi durablement dans le paysage éducatif ? « Si l’origine des “idées modernes sur l’éducation” remonte au XIXe
siècle, c’est au XXe siècle qu’elles ont été véritablement mises en
forme, avec l’émergence de la psychologie de l’enfant. C’est fortes de ce
soubassement scientifique qu’elles ont pénétré à grande échelle les systèmes
d’enseignement et infléchi les pratiques pédagogiques. » Je me
souviens encore des cours de psychopédagogie qu’on nous servait dans les Écoles
normales d’instituteurs à la fin des années 1970, avec Piaget comme parole
d'évangile et Freinet comme modèle incontournable.
Jean Piaget (1896-1980) est considéré comme le père du
constructivisme. Il devient le collaborateur à Genève de Claparède, l’« auteur de la fameuse formule selon laquelle
l’enfant, et non le savoir, doit être mis au centre des apprentissages ».
Et, de 1929 à 1968, il dirige le BIE, lui assurant ainsi une audience
internationale dans le monde enseignant.
« Piaget, après
avoir congédié l’enfant au profit du développement et le développement
psychologique au profit de l’histoire des sciences, est parvenu à une position
théorique totalement éloignée de la pédagogie et de l’éducation. En effet,
outre que son objet n’est plus l’enfant, l’apprentissage scolaire ne l’est pas
non plus : il s’intéresse en priorité à des situations idéales, à un
face-à-face entre intelligence et expérience, qu’il recrée dans ses situations
de laboratoire. De ce face-à-face résulte la connaissance, dans un
apprentissage qui ne peut être qu’un auto-apprentissage. »
« Piaget ne peut
être un penseur de l’apprentissage, si l’on entend par là un processus par
lequel le sujet reçoit quelque chose qui lui est au départ extérieur et
étranger, ni de la pédagogie. »
Piaget n’est peut-être pas un « penseur de
l’apprentissage », mais cela ne l’empêchera pas d’être la providence de tous
les “pédagogues actifs” :
« La défense de
l’autonomie de l’enfant est peut-être le plus petit dénominateur commun entre les
différentes tendances de l’éducation nouvelle et les applications envisageables
de la psychologie de l’enfant à la pédagogie. Cette notion permet de défendre
les méthodes actives, de placer l’enfant “au centre” de l’école, de s’en
remettre à son activité pour assurer l’apprentissage…, et Piaget n’a pas de mal
à trouver chez les pédagogues ce sésame de l’innovation qui entre en résonance
avec sa propre conception de l’apprentissage. »
« Les pédagogues
qui ne sont pas forcément des psychologues se voient apporter un appui
scientifique, même si, en l’occurrence, ils ne l’ont pas demandé. »
« Piaget, qui
n’est pas un psychologue de l’enfant ni un pédagogue, se trouve donc, à la
faveur de ces circonstances et de ces interprétations, promu chef de file de la
subversion de l’autorité et de la forme scolaire. »
C’est le début de la justification soi-disant scientifique de toutes
les fariboles constructivistes. Combien de fois n’avons-nous pas entendu
« La recherche montre que… », suivi d’affirmations péremptoires
d’ordre pédagogique ? Au point de dégoûter durablement de ces fameuses
sciences de l’éducation - intégralement aux mains de constructivistes acharnés - plusieurs générations d’enseignants. Nous aurions dû être plus exigeants et
demander de quelles recherches il s’agissait précisément ; nous nous
serions alors rendu compte que ces “recherches” n’étaient pour la plupart que
des escroqueries sans nom. De l’esbroufe basée sur l'idéologie et les croyances, et rien de plus…
Quant à Lev Vygotski (1896-1934), étant le père du socioconstructivisme, on
croit habituellement qu’il est le complément de Piaget. Il est vrai que les constructivistes l’ont très vite récupéré... mais il semblerait
que ce soit à tort, comme l’avait déjà signalé Nathalie Bulle.
Lisons plutôt :
« Vygotski tient
à montrer que (…) l’apprentissage des fonctions psychiques supérieures,
écriture et concepts scientifiques en premier lieu, ne peut se faire que dans
le cadre de l’enseignement scolaire, et avec la médiation des adultes. »
« Vygotski
reproche justement à Piaget de construire son étude de la pensée de l’enfant en
excluant les processus de l’apprentissage scolaire et, de manière plus
générale, en niant les effets des interactions avec les adultes. »
« Le point
essentiel est que l’éducation devient le développement, alors que, dans le modèle
piagétien, elle n’est qu’un moyen de renforcer le processus naturel. »
Puisqu’on parle de développement, venons-en à la fameuse
zone proximale de développement de Vygotski, dont la signification est très
bien expliquée ici :
« L’apprentissage
est en interaction dialectique avec le développement dans le sens où il ne peut
avoir lieu que dans la zone proximale de développement, zone définie par ce
qu’une personne n’est pas encore capable de faire seule, mais qu’elle peut
réaliser grâce à des aides extérieures (adultes, enseignants, autres enfants).
Cette notion capitale de “zone proximale de développement” aborde le
développement de l’enfant dans son aspect dynamique et dialectique. Appliquée à
la pédagogie, elle permet de sortir de l’éternel dilemme de l’éducation :
faut-il attendre que l’enfant ait atteint un niveau de développement
particulier pour commencer l’éducation scolaire ou bien faut-il l’exposer à une
certaine éducation pour qu’il atteigne tel niveau de développement ? Le
ressort par excellence de l’éducation est l’anticipation sur les performances à
venir, permise par l’appui éclairé de celui qui sait à celui qui n’est pas un
simple ignorant, mais quelqu’un qui est en mesure d’exécuter une tâche ou de
mobiliser un savoir sans en avoir la maîtrise. Dans cette zone, et en
collaboration avec l’adulte, l’enfant pourra plus facilement acquérir ce qu’il
ne serait pas capable de faire s’il était livré à lui-même. Les modalités de
l’assistance adulte dans la zone proximale sont multiples : démonstrations
de méthodes pouvant être imitées, exemples donnés à l’enfant, questions faisant
appel à la réflexion intellectuelle, contrôle des connaissances de la part de
l’adulte, mais aussi, et en tout premier lieu, collaboration dans des activités
partagées. Ainsi, pour Vygotski, il y a à la fois un “seuil inférieur” et un
“seuil supérieur” d’apprentissage, et c’est seulement dans cet intervalle que
se situe la période optimale d’apprentissage d’une matière donnée. De manière
réciproque, le développement est plus productif si l’enfant est exposé à des
apprentissages nouveaux justement dans la zone proximale de
développement. »
L’Enseignement Explicite corrobore totalement les observations de
Vygotski dans ce domaine.
Quelle conclusion pouvons-nous tirer avec les auteurs du livre ?
« La réflexion pédagogique du XXe
siècle nous a fourvoyés. Elle a été guidée de part en part par la recherche
d’une manière d’apprendre qui serait facile, parce que “naturelle”. En
s’engageant dans cette voie, elle a escamoté le vrai problème, qui est, à
l’opposé, d’aider les enfants à surmonter la difficulté intrinsèque qu’il y a à
dominer ces démarches hautement artificielles que sont l’analyse d’une
signification, la construction de l’expression ou l’organisation d’un calcul
raisonné. C’est en reconnaissant cette difficulté, en la posant au départ, au
lieu de la minimiser, voire de l’ignorer, qu’il sera possible d’avancer. »
Il nous faut donc tourner la page du constructivisme :
« Le grossissement déformant [que
les thèses constructivistes] subissent en étant devenues la vulgate dominante
oblige à les réinterroger. Il en fait ressortir les limites. Les éléments de
vérité qu’elles comportent ne permettent pas de s’en contenter, tellement pour
le reste elles passent à côté de la réalité, tellement elles laissent l’école
désarmée devant sa tâche. Il est chaque jour plus manifeste que les choses ne
se passent pas de cette façon. Nous entrons, volens nolens, dans une troisième
étape, celle de “la critique de la critique”. »
La critique de la critique, c’est ce que font les partisans
de l’Enseignement Explicite en s’appuyant sur la masse des données probantes
que la recherche scientifique (sérieuse et récente, ce coup-ci) nous apporte
jour après jour sur les techniques efficaces d’enseignement.
Quel doit être le rôle de l’enseignant ? « C’est en raison de l’ésotérisme constitutif
des savoirs qu’il y a des maîtres, c’est-à-dire des truchements exemplaires,
des initiateurs privilégiés. Le maître est très exactement celui qui ne se
contente pas d’être au-dedans, mais qui sait ce que veut dire être au-dehors,
et qui, de ce fait, est en mesure d’assurer le passage, de dissiper
l’étrangeté, de fournir la clé du déchiffrement des idiomes cryptés, de rendre
intelligible ce qui se présente de l’extérieur comme un système opaque, bouclé
qu’il est sur lui-même. »
L’École est un élément déterminant pour l’avenir de nos
sociétés. Les auteurs le rappellent dans une belle formule : « L’éducation consiste dans le travail social
par lequel la génération en place forme la génération appelée à lui succéder au
rôle qui sera le sien. »
Travail social qui se fait par transmission et
apprentissage... de manière solide et durable grâce à l'Enseignement Explicite.
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Marie-Claude BLAIS, Marcel GAUCHET, Dominique OTTAVI
Stock (coll. Les essais), 251 p
02/2014