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vendredi 29 avril 2016

Enseignement Explicite en Martinique

De petits changements pour de GRANDES réussites




mercredi 27 avril 2016

Formation initiale : le formatage idéologique constructiviste



Dans un article intitulé “Critique de l’idéal constructiviste dans l’enseignement de la lecture”, Janine Reichstadt évoque une étude réalisée par Marc Daguzon et Roland Goigoux sur “L’influence de la prescription adressée aux professeurs des écoles en formation initiale : la construction d’un idéal pédagogique” (Actualité de la Recherche en Éducation et en Formation, Strasbourg, 2007) qui a démontré formellement ce que tout le monde savait déjà : c’est l’idéal pédagogique constructiviste qui inspire en profondeur l’ensemble de la formation initiale (aussi bien que continue) des professeurs des écoles.

Voici ce qu’écrit Janine Reichstadt :
Marc Daguzon et Roland Goigoux partent des questions : « Comment s’apprend le métier de professeur des écoles ? Et comment les débutants construisent-ils leurs premières compétences et leur identité professionnelle ? Plus précisément, comment conçoivent-ils leur action pédagogique en réponse aux injonctions et aux attentes de l’institution éducative telles qu’ils les perçoivent et les interprètent ? » Les réponses à ces questions ont été élaborées auprès de professeurs stagiaires (PE2) en cours de formation professionnelle en IUFM.
Les résultats de cette recherche montrent la portée de la formation en IUFM qui parvient à produire chez les futurs maîtres un modèle pédagogique affirmé et pleinement partagé qui se constitue en idéal pédagogique en mesure de devenir la matrice même des apprentissages relatifs au métier, encore à venir. Unanimement, les stagiaires sont convaincus de la valeur du modèle constructiviste devant les guider afin de faire vivre une classe « active où les élèves construisent leurs savoirs ». Dans cette optique, comme le précisent les chercheurs, « La qualité du travail du maître dépend moins de l’exactitude de ses explications en classe que de la pertinence de ses choix préalables des situations didactiques », des situations qui doivent permettre aux élèves de construire leurs savoirs en recourant à des phases préalables d’émergence des représentations. Ces situations sont « majoritairement des situations de résolution de problèmes, suivies par des débats entre élèves et par des phases d’institutionnalisation des savoirs. »
Dans un passage intitulé « Une doxa puérocentriste », nous pouvons lire les postures pédagogiques suivantes que les stagiaires reprennent à leur compte : 
- « Les élèves doivent être actifs. » Il s’agit de faire en sorte que les élèves entrent dans une action visible, qu’ils participent.
- « Les élèves doivent être motivés. » Il convient de leur proposer des tâches attractives et ludiques.
- « Les élèves doivent prendre la parole. » Mettre en place des situations d’échanges, de travail de groupe, de débats, est censé permettre aux apprentissages de se développer par interactions entre pairs.
Cette doxa qui caractérise l’homogénéité de la posture des stagiaires rencontre un principe lourd de conséquences qui fait de l’enseignant un médiateur, et non pas quelqu’un dont le rôle est fondamentalement d’enseigner, c’est-à-dire de permettre aux élèves de comprendre, de s’approprier des connaissances clairement identifiées. « Il [le médiateur] doit éviter d’exposer les savoirs de manière trop magistrale ou de montrer des procédures, un peu comme si les explications du professeur étaient suspectées de gêner les apprentissages des élèves. » Cela confirme la présentation de la qualité du maitre qui doit reléguer l’exactitude de ses explications au second plan, à cela près qu’elle s’ajuste au glissement sémantique qui passe du maître au médiateur.
Cette recherche montre également que l’année de préparation du concours (PRCE) a commencé à présenter aux futurs maîtres de façon très efficace les représentations convergentes des principes pédagogiques qu’ils partagent et qu’ils ont bien l’intention de mettre en œuvre lorsqu’ils auront la charge d’une classe. « Ils pensent qu’ils ont bien compris ce qu’on attend d’eux et ils jugent cette attente légitime (…) même s’ils ont le sentiment de « toujours entendre la même chose » car, si les contenus didactiques sont différents, les orientations et le vocabulaire des formateurs sont similaires. » Cette similarité des orientations et du vocabulaire des formateurs identifiée par les stagiaires montre bien, nous disent les chercheurs, la cohérence des modèles pédagogiques à l’œuvre dans la formation, une cohérence qui repose fondamentalement sur les principes du socioconstructivisme.
Inutile alors de se demander d’où vient le naufrage de l’École française…

dimanche 17 avril 2016

Livre : Le maître-camarade et la pédagogie libertaire (Jakob Robert Schmid)



Écrit (en Suisse) en 1936, ce livre rend compte de la mise en œuvre d’une pédagogie libertaire, dans quatre écoles de Hambourg, sous la république de Weimar. Précisons tout de suite que, sur les quatre communautés scolaires créées en 1919, une seule a disparu à cause de l’avènement du national-socialisme en 1933. Deux avaient déjà renoncé à l’expérience dès 1925. Et la quatrième exista jusqu’en 1930.

Le préfacier, Boris Fraenkel, met en comparaison cette tentative pédagogique avec celle de A.S. Neill à Summerhill : « Hambourg dépasse encore, si cela est concevable, Summerhill, car il s’agissait d’expériences non pas dans un milieu scolaire privé payant, mais d’écoles communales du tout-venant, à Hambourg et ensuite dans quelques autres villes de l’Allemagne de Weimar » (p 7). Cet élément est en effet très important : la démarche pédagogique des maîtres-camarades de Hambourg s’adressait à des élèves du public, donc à tout le monde (contrairement à Summerhill).

Ce même préfacier nous met aussi en garde au sujet de l’auteur, qu’il décrit comme un adversaire de cette expérience. Pour ma part, compte tenu du sujet traité, je le considère plutôt comme un observateur relativement bienveillant, en tout cas objectif. Si Jakob Robert Schmid exprime des réserves, c’est qu’il a des raisons parfaitement fondées et argumentées.

« La création des écoles d’essai de Hambourg remonte (…) à la fin de l’année 1918, les trois premières furent ouvertes au printemps 1919, c’est-à-dire au lendemain de la révolution socialiste allemande » (p 65). Les maîtres-camarades ont profité des circonstances qui ont suivi la défaite allemande de 1918. En effet, la république de Weimar, si elle n’a pas fait une grande réforme éducative, a permis nombre d’expériences et d’essais pédagogiques aussi bien dans l’enseignement public que privé. « Ces écoles se sont fait libérer, le jour de leur ouverture, des obligations que prévoit une législation scolaire ; elles ont été exemptées de réaliser tel et tel programme d’après telle ou telle méthode et aux heures d’un horaire fixe. (…) C’est ce qui permit à ces instituteurs de travailler en toute liberté » (p 53).

 « Les communautés scolaires ont été fondées d’abord à Hambourg, au lendemain de la guerre. Il s’agit de quatre écoles publiques comptant chacune plus de 600 élèves. (…) Leur particularité consistait essentiellement en ce qu’aucune “méthode” n’y était pratiquée ! Au début, les instituteurs n’eurent guère d’autre programme que celui de profiter à fond de leur liberté d’expérimentation, de travailler en reniant les anciennes traditions et tout cet appareil de règles et d’organisation qui trace en général exactement la voie au travail de l’instituteur d’État. » (p 24)

Les maîtres-camarades de Hambourg trouvèrent leur inspiration pédagogique chez Jean-Jacques Rousseau, des néo-rousseauistes (Ellen Key et Ludwig Gurlitt), dans l’enseignement naturel de Berthold Otto, dans la libre communauté scolaire de Gustave Wyneken, dans le mouvement de la jeunesse (Jugendbewegung). L’axiome de départ - commun à tous - est que l’enfant est naturellement curieux, travailleur, vif, ouvert aux autres, coopératif.

La pédagogie Vom Kinde aus des maîtres-camarades est une pédagogie révolutionnaire. « On trouve en effet à ses origines la négation passionnée de toute opinion reçue en pédagogie. En tant que principe didactique, elle s’en prend au programme, à l’horaire et non seulement à toutes les méthodes classiques et modernes, mais à la notion de “méthode” elle-même. Elle ne veut admettre comme principe directeur que le libre épanouissement de l’intérêt et de la spontanéité de l’enfant. Dans le domaine de l’éducation morale et sociale, elle fait la guerre à toute idée d’un but en éducation ; par-là, elle refuse à l’éducation toute mission préparatoire. Elle rejette, par conséquent, toute contrainte, voire toute influence directe en éducation et les remplace par la conduite spontanée de l’enfant dans la communauté » (p 192-193).

Sur le plan pédagogique, les maîtres-camarades de Hambourg ne revendiquent donc aucune méthode d’enseignement. Étaient rejetées aussi bien les pratiques traditionnelles que les pratiques des autres pédagogies alternatives. De fait, on évitait toute démarche préétablie au profit de la liberté absolue dont jouissaient les élèves. « Ce qui frappe en premier lieu (…), c’est la liberté presque absolue dont jouissent les enfants (…). Elle se manifeste dans tous les domaines de la vie scolaire » (p 28). Donc on ne trouvera dans ce livre aucune indication sur une pratique pédagogique quelconque. Tout au plus, nous apprenons que « tout l’enseignement était fondé sur le travail collectif, sur le travail en groupe ; tout effort individuel (recherches particulières, petites conférences, etc.) avait trait à la question qui occupait le groupe entier, était entrepris dans l’intérêt du travail en commun et était jugé de ce point de vue » (p 37). Comment était évalué ce travail ? « Un trait de caractère propre à cet enseignement réside aussi dans le fait que les communautés scolaires ne délivraient pas de bulletins et ne connaissaient pas les examens. (…) Des rapports ou certificats distinguant les enfants en “bons” et “mauvais” élèves eussent été défavorables au sentiment de communauté qui devait les unir » (p 37). Une tâche de moins à accomplir pour les maîtres ! Mais alors que faisaient-ils ? « Quoique nos pédagogues aient accordé aux enfants une liberté presque sans borne et transmis à la communauté leurs fonctions disciplinaires, ils ne restaient quand même pas du tout passifs. (…) Grâce au fait que le maître ne restait justement pas en dehors de la communauté, mais qu’il en faisait partie. La communauté, c’était en effet l’ensemble des élèves et des maîtres » (p 39). Le travail des enseignants consiste donc à être avant tout un membre de la communauté scolaire…

« L’effort principal des maîtres consistait à faire naître et à développer chez les enfants les notions de coopération et de solidarité et à encourager la création parmi eux d’une communauté capable de s’imposer » (p 36).

Un des maîtres-camarades affirmait : « L’école n’est pas un moyen, c’est un but ; pas seulement une transition mais bien un accomplissement » (p 52). L’école ne s’intéresse donc qu’au présent des élèves et non à leur avenir, contrairement à ce qui est habituellement son rôle. Pour un autre maître-camarade « la tâche de l’école, c’est d’offrir à l’enfant un lieu où il pourra être enfant, jeune et joyeux, sans tenir compte de buts à atteindre, mais en développant en lui un sens de responsabilité envers les êtres humains parmi lesquels il vit » (p 52-53). Selon cette conception particulière, « l’école ne doit donc plus être une préparation à la vie, mais la vie elle-même » (p 53). Peu importe ce que deviendront les élèves une fois parvenus à leur vie d’adultes.

« La nouvelle pédagogie dont nous parlons avait rayé de son vocabulaire cette notion de but. Les mêmes principes qui amenaient nos pédagogues à ne plus vouloir reconnaître les buts didactiques leur faisaient rejeter de même toute notion de fin dans l’éducation morale et sociale » (p 54). Voilà donc une rupture par rapport aux autres pédagogues alternatifs, les maîtres-camarades ne voulaient pas préparer l’Homme nouveau des lendemains qui chantent.

On le voit, la pédagogie libertaire ne craint pas de s’opposer aux autres pédagogies “progressistes”, dont les procédés maintiennent « le concept “éducation” dans l’acception de ce terme qui désigne un procédé actif d’influence exercée sur l’enfant » (p 103) Pour les pédagogues de Hambourg, « l’éducation n’était plus une méthode, mais la vie elle-même, elle n’était plus un procédé d’intervention, mais la reconnaissance du développement et de la libre croissance de l’enfant. (…) Voilà ce qui donne à la pédagogie libertaire son caractère révolutionnaire et radicalement nouveau par rapport aux autres tentatives d’éducation nouvelle » (p 103). Certains qui se réclament aujourd’hui de la pédagogie libertaire feraient bien de s’en souvenir. Cela leur éviterait de se rallier aux démarches pédagogiques préconisées par des communistes, comme Freinet ou d’autres. Après ce qu’ont fait subir les communistes aux anarchistes (en Ukraine ou en Espagne), on ne se serait pas attendu à ce que les seconds prissent aujourd'hui leur inspiration chez les premiers !

Toutefois si, pour les maîtres-camarades, l’école doit se suffire à elle-même comme but, il n’en va pas de même sur le plan matériel. « On pourrait s’attendre à ce que ces pédagogues aient tiré la dernière conséquence de leur postulat en proclamant (…) l’indépendance matérielle de l’école (…). L’école aurait alors eu la charge de se suffire à elle-même, grâce au travail productif des maîtres et des enfants. (…) Nos pédagogues de Hambourg, par contre, n’ont pas voulu de l’école de production. Il leur répugnait de faire du travail des enfants un facteur économique » (p 53). Il ne faut quand même pas exagérer…

On l’a vu, les maîtres-camarades étaient des rousseauistes convaincus. Ainsi, « la pédagogie ainsi qu’ils la comprenaient ne doit reconnaître d’autre point de départ ni d’autre but que la nature de l’enfant : elle ne doit se soumettre à aucune règle ou prescription qu’aux lois de la spontanéité de l’enfant » (p 56). C’est l’enfant-roi avant l’heure : « L’enfant est devenu ainsi (…) la mesure de toute chose dans cette éducation ; c’était le seul point stable qui subsistât après l’abolition de tous les facteurs déterminants que reconnaît la pédagogie classique » (p 57). Et l’auteur de conclure : « Il y a, au fond de ce postulat, une foi absolue dans la bonté de la nature » (p 58). Les vicissitudes de l’expérience des communautés scolaires de Hambourg se chargeront de les ramener amèrement à la triste réalité.

Le dogme fondamental de la pédagogie libertaire, c’est la liberté de l’enfant. Ainsi, ce sont les élèves qui décident de leurs apprentissages : « L’enseignement lui-même était basé entièrement sur le libre intérêt et la spontanéité des enfants. (…) Aucune contrainte d’apprendre quoi que ce soit n’était exercée sur les enfants, aucun effort ne leur était demandé, qui ne fût spontané et volontaire. Les cas où les élèves de deuxième et même de troisième année ne savaient ni lire ni écrire n’étaient pas rares. Ils restaient ignorants des choses qu’ils n’avaient pas encore le désir d’apprendre » (p 29). Dès lors, « partout où autrefois l’initiative du maître avait indiqué la direction, où son intervention avait assuré l’ordre nécessaire au travail, où ses paroles et ses démarches avaient influé sur le développement moral des enfants, bref, dans tous les domaines de l’éducation scolaire, les enfants, dans la nouvelle école, sont apparemment abandonnés à eux-mêmes et se chargent de prendre des décisions comme bon leur semble. L’effacement du maître (…), tel est le résultat direct de la liberté accordée aux enfants » (p 33).

« Dans l’enseignement toutes les initiatives partaient des élèves. C’étaient eux qui désiraient aborder un sujet, eux qui proposaient qu’on l’abandonnât. Le travail n’était jamais imposé par les maîtres (…). Un instituteur dit par exemple qu’au début, lorsque les enfants lui demandaient du travail, il refusait nettement de leur en donner, parce qu’il voulait qu’ils le trouvassent eux-mêmes » (p 33).

Voyons ce que donne cette liberté accordée aux élèves. Un visiteur raconte : « Durant une leçon, il observa que trois élèves jouaient tranquillement aux cartes pendant que le maître parlait à la classe, et celui-ci, bien qu’il s’en rendît compte, n’intervint pas » (p 33).

Les maîtres-camarades comptaient beaucoup sur la spontanéité et la créativité des enfants, moteur de toutes les activités : « L’idéal de l’élève tranquille et attentif fait place à celui de l’élève plein de mouvement et d’initiative. La qualité première de l’élève d’hier – la capacité de reproduire consciencieusement ce que le maître et le manuel lui présentaient – a perdu de sa valeur ; on lui préfère une autre qualité : la spontanéité productive et créatrice de l’élève d’aujourd’hui ou de demain » (p 75). En oubliant que la créativité n’existe pas ex nihilo, qu’elle est le fruit de connaissances et d’habiletés acquises antérieurement. Voilà une erreur ontologique qui condamne à l’échec toutes les pratiques pédagogiques basées sur la “créativité” spontanée des élèves.

Une autre erreur constructiviste classique consiste à abolir chez l’élève tout effort pour s’appuyer uniquement sur le seul intérêt qu’il va ressentir … ou pas : « De là l’importance que la nouvelle conception attribue au besoin, à l’intérêt, notions qu’elle a substituées à l’effort qui était le grand principe de l’enseignement réceptif et reproductif » (p 75). Or, chacun sait que sans effort, il n’y a pas de réussites.  Le coup de bol pour parvenir à ses fins s'avère, dans les faits, une solution très hasardeuse.

Bien entendu, en pédagogie libertaire, il n’y a plus de sanction : « Dès le premier jour, [les maîtres] annoncèrent à leurs élèves qu’il n’existait plus de punition ni d’autre sanction, qu’il ne serait pas question d’interdictions ou d’un règlement quelconque qui pourrait les gêner dans l’usage de leur pleine liberté. Le premier résultat fut un chaos indescriptible » (p 32). Mais cela n’entraîne pas un changement de pratique : « Des abus se produisaient cependant constamment, les maîtres ne le cachent point dans leurs rapports. Mais ils tiennent toujours à souligner qu’ils se sont abstenus quand même de toute intervention directe et coercitive » (p 33).

Dans toutes les pédagogies “nouvelles”, l’enseignant ne veut pas assumer la gestion de classe. Il la délègue à une sorte de soviet des élèves appelé Conseil de coopérative ou Assemblée générale. Hambourg ne fait bien sûr pas exception à cette règle : « Les écoliers apprirent ainsi qu’ils ne pouvaient pas compter davantage sur les maîtres que sur eux-mêmes, que les maîtres ne songeaient nullement à imposer l’ordre, mais qu’ils l’attendaient des enfants eux-mêmes. Les élèves n’avaient donc qu’à s’en charger, et ils le firent. Des assemblées générales furent convoquées, où les enfants se reprochèrent mutuellement le désordre et l’anarchie, mais où ils tâchèrent aussi d’y remédier. On se promit de veiller à un meilleur ordre et d’exercer un contrôle mutuel ; dans quelques écoles, on désigna un comité d’élèves qui fut muni de droits policiers et qui fut rendu responsable de la discipline à l’école » (p 34). Dès lors, c’est le soviet des élèves qui s’occupe de la discipline en se transformant en Tribunal du peuple lorsque le besoin s’en fait sentir : « En classe, de même, ce furent les élèves qui se chargèrent d’assurer des conditions favorables au travail. Les travailleurs avaient commencé à se plaindre du dérangement perpétuel de la part des “chahuteurs” et des “flemmards”, ils se mirent à réagir en se battant avec eux et en les éloignant ; ainsi on parvint peu à peu à un certain calme pendant la leçon » (p 34). Faire régler les comptes entre élèves, est-ce une vraiment solution raisonnable pour un enseignant digne de ce nom ?

J’ai toutefois trouvé une citation d’un maître-camarade qui mérite d’être rapportée : « C’est une absurdité que de voir dans une école un petit État, organisé d’après des principes démocratiques ! À quoi bon ces tribunaux d’enfants ? Ils élèvent des murs au lieu de les abolir. Quand il est question, parmi mes garçons et mes filles, d’amener une décision par un vote de majorité – c’est un signe pour moi que quelque chose va de travers » (p 101). Encore un élément de rupture de la pédagogie libertaire par rapport aux autres pédagogies alternatives d’inspiration “progressiste”.

À quoi pouvait donc servir le maître dans ces conditions ? « De même dans les assemblées générales, les maîtres ne prétendaient à aucun droit exceptionnel pour leur voix et pour leur avis. Ils étaient là, discutaient, émettaient et défendaient leur opinion et se soumettaient aux décisions générales au même titre que n’importe quel élève » (p 40). Avec un bémol toutefois, il fallait que les décisions de l’Assemblée générale n’aillent pas à l’encontre des présupposés pédagogiques des maîtres (par exemple, si l’AG demandait au maître de jouer son vrai rôle !).

Les soviets d’élèves, tant prisés dans les pédagogies “alternatives”, sont des lieux où l’égalité entre adultes et enfants est totalement fictive. Ce qui ouvre la porte à toutes les manipulations par personne ayant de fait une autorité (même si elle proclame le contraire). L’auteur pose une bonne question : « Nous pouvons nous demander si cette égalité et cette camaraderie entre les maîtres et leurs élèves n’excluaient pas une influence concrète et proprement pédagogique des éducateurs sur les enfants, influence dépassant celle du “vrai camarade” » (p 40). Il n’est pas surprenant que les adultes soient très vite devenus des camarades en chef. Mais, sous couvert d’Assemblée générale, le simulacre de démocratie était sauf.

« Un groupe de maîtres peut se mettre d’accord pour ne faire usage d’aucune contrainte, pour ne jamais recourir à aucune mesure coercitive ; on peut convenir même de vivre avec les écoliers dans une égalité et une intimité de camarades ; mais l’influence personnelle et les rapports vivants dépendent à un tel point des individualités et des impondérables du caractère qu’il faut compter avec des différences considérables dans l’application de ces décisions » (p 41). C’est l’ascendant naturel que prend l’adulte sur l’enfant, même si l’adulte s’en défend. « Bien qu’il fît à tous égards partie de la communauté, le maître n’en était pas membre au même titre que n’importe quel élève. Il restait supérieur aux autres, non en droit, mais en fait » (p 42). L’auteur note également : « Outre la supériorité intellectuelle qui se manifestait évidemment avant tout dans l’enseignement, la vie de la communauté scolaire était fortement imprégnée aussi de la supériorité morale et de l’influence directrice des maîtres » (p 42).

Dans les assemblées générales, « combien souvent était-ce l’opinion d’un ou de plusieurs maîtres qui l’emportait dans la discussion ! » (p 42). Donc, « le juste rapport pédagogique que les efforts originaux de libération absolue et l’effacement voulu du maître avaient paru supprimer s’était ainsi reconstitué dans une certaine mesure » (p 43). Et c’est bien ce qui me gêne beaucoup dans ces pédagogies qui proclament respecter les enfants et qui les manipulent de fait sournoisement dans ces Conseils ou Assemblées où la voix des adultes pèse plus lourd.

Dans les communautés scolaires de Hambourg, les maîtres-camarades décidèrent dans un premier temps qu’il n’y aurait plus de classes, plus de divisions en fonction de l’âge, comme dans les écoles traditionnelles. « À cette “classe” rigide, les pédagogues de Hambourg avaient substitué le “groupe” élastique librement composé autour d’un maître. Les enfants choisissaient eux-mêmes le groupe auquel ils voulaient appartenir et la possibilité leur était donnée de changer de groupe. Toutefois, les maîtres furent bientôt obligés de rendre le changement de groupe plus difficile pour parer à une fluctuation permanente qui menaçait de paralyser tout travail sérieux et suivi » (p 29). L’idéal, pour ces communautés scolaires, aurait été l’internat (comme à Summerhill) : « Cette vie en commun réunissant les éducateurs et leurs élèves eût été sans doute plus intense encore si ces  écoles avaient été des internats.» (p 46). Mais cela n’a pas été le cas.

Comme les élèves pouvaient faire ce qu’ils voulaient, certains ne venaient plus à l’école. Une fois encore, ce fut le soviet des élèves qui se chargea de remettre un peu d’ordre : « De plus, les élèves luttèrent contre les absences fréquentes qui avaient des répercussions très désagréables sur la classe, car chacun avait sa fonction particulière dans le travail collectif. Ils allèrent s’enquérir personnellement de la raison des absences et solliciter les parents d’envoyer leurs enfants régulièrement à l’école. On vit souvent aussi des grands ramener à l’école, avec plus ou moins de douceur, les amateurs de l’école buissonnière » (p 34-35).

La promiscuité voulue entre maîtres et élèves comporte également un grand danger que Jakob Robert Schmid évoque pudiquement. Un des maîtres-camarades, M.K. Zeidler disait : « Nous savons qu’éduquer un être humain veut dire : l’aimer. Et notre grand désir, la condition indispensable pour que notre travail porte des fruits, c’est d’être aimés de nos élèves » (p 47). Or, « cette affection n’est pas purement spirituelle, mais […] il faut reconnaître qu’elle a sa base dans un sentiment physique et même qu’elle a ses racines dernières dans l’instinct sexuel » (p 47). L’amour des maîtres pour les enfants devint dans certains cas très douteux : « Ces efforts visibles pour vivre sur pied d’égalité et en grande intimité avec les enfants, ne nous portent-ils pas à croire que l’amour du maître-camarade pour ses élèves est sensiblement différent de l’affection que témoignent en général les pédagogues à leurs pupilles ? » (p 178). Plus grave encore, « enfin nous avons pu constater nous-mêmes chez des éducateurs que nous connaissions et qui avaient réalisé la camaraderie intégrale avec leurs élèves, que des sentiments analogues ont été à la base de leur attitude. Nous pouvons donc affirmer que cette disposition affective fait souvent partie intégrante de l’attitude du maître-camarade, qu’elle est même dans beaucoup de cas le mobile psychique, subconscient peut-être, qui y détermine un éducateur » (p 179). Cela aboutit, pour l’un d’entre eux, Wyneken, à une condamnation en 1921 par un tribunal allemand à un an de prison pour délits homosexuels commis contre deux de ses élèves. Ce qui n’est pas cher payé…

Reste à aborder le chapitre des résultats obtenus par cette tentative pédagogique.

« Si l’on peut admettre qu’en éducation la valeur d’un essai doit être jugé à l’aide des résultats visibles obtenus (…), notre critique est en droit de partir du fait que la tentative de Hambourg s’est terminée par un échec indéniable » (p 164). On ne peut être plus clair…

Le grand principe de la liberté absolue de l’enfant n’a pas résisté longtemps : « Tout d’abord, peu de temps après l’ouverture des écoles, [les maîtres] durent apprendre qu’on ne peut pas vivre dans une école avec des enfants sans obliger ceux-ci à observer quelques prescriptions et défenses » (p 165). On a assisté très vite au retour du respect des horaires, des récréations communes, des classes, de l’autorité des maîtres, des sanctions (et même des gifles !).

Plusieurs facteurs expliquent cet échec :
- les circonstances extérieures : dans l’immédiat après-guerre, il y a une grande misère matérielle et morale, l’inflation, tout cela compliqué par une atmosphère de guerre civile ;
- les autorités scolaires de Hambourg : la totale liberté laissée aux communautés scolaires prend fin en 1925, désormais leur sont prescrits les mêmes buts qu’aux écoles publiques ordinaires ;
- les parents d’élèves : dont la désapprobation se voit au nombre décroissant des enfants envoyés dans les communautés scolaires ; une mère dit (en 1925) « que les enfants n’apprenaient rien, que leur éducation morale était complètement négligée, que les enfants sortant des communautés scolaires avaient de grandes difficultés à s’adapter à la vie pratique et professionnelle » (p 168-169) ; et même un maître dit (en 1923) : « Il faut avouer que les parents qui laissent leur enfant chez nous font preuve de peu d’intérêt en ce qui concerne son avenir » (p 169) ;
- les maîtres eux-mêmes : certains étaient attirés par l’absence de contrôle de leur travail, d’autres étaient meilleurs dans les discours que dans l’action, d’autres étaient trop individualistes pour entreprendre un travail d’équipe, enfin le radicalisme des plus jeunes se heurtait à la modération des plus âgés ;
- les enfants aussi : c’étaient des enfants de prolétaires vivant souvent dans la pauvreté et même la misère ; « les écoles d’essai recevaient fréquemment des enfants qui, en raison de leur médiocrité intellectuelle ou à cause de quelque défaut de caractère, avaient échoué dans les écoles publiques » (p 170) ; « souvent on voit un maître se plaindre que parmi ses écoliers il y aurait des enfants dont la place était dans une classe pour arriérés » (p 170).

Les maîtres-camarades « avaient attendu (…) que les enfants répondent à la suppression de toute contrainte dans le travail par un élan et un intérêt spontanés et soutenus, par une discipline de travail volontaire, assurant de bons résultats. Ils durent s’apercevoir bientôt qu’ils avaient été trop optimistes » (p 170). « Ce qui décevait surtout les maîtres, c’était (…) l’attitude des enfants à l’égard de leur travail. (…) On voyait les enfants se livrer à un dilettantisme excessif dans toutes les branches, même dans le chant » (p 171).

« On attendait en vain la naissance de l’effort qui seul aurait assuré, de l’avis même de nos pédagogues, des résultats positifs et constants » (p 171). « L’impression dominante est que les enfants, jouissant de leur liberté, s’occupaient d’un sujet aussi longtemps qu’ils en tiraient quelque plaisir, et qu’ils l’abandonnaient au moment où le travail aurait demandé un effort réel et de la persévérance » (p 171).

« On avait cru tout d’abord que la classe ou “le groupe”, donc la communauté des enfants, rendrait superflue toute intervention de la part du maître, que cette communauté réagirait non seulement contre le désordre, mais qu’elle se chargerait dans une large mesure de toutes les fonctions éducatives nécessaires. (…) Mais il semble bien que nos pédagogues ont surestimé le sentiment social existant de prime abord chez leurs enfants » (p 172).

Un maître-camarade avoue : « Partout où l’on se laissa guider par une confiance sans borne dans le tact des enfants, dans leur force de volonté, dans leur persévérance, dans la sûreté de leur instinct et dans la tendance des individus à former une communauté, partout le résultat fut qu’au lieu des communautés qu’on désirait obtenir, on vit se former des bandes indisciplinées » (p 173).

« Les réactions des enfants étaient souvent telles que le maître perdait courage et patience. Les abus et l’ingratitude rendirent quelquefois impossible aux maîtres l’égalité d’humeur et la cordialité » (p 173). « Fréquemment les maîtres récoltèrent en réponse à leur bienveillance des grossièretés et des impertinences déconcertantes » (p 174).

« La conclusion qui s’impose à nous, c’est que toute tentative analogue subirait le même insuccès » (p 181). Cela a été depuis démontré à de multiples reprises.

« Il semble plutôt que les réactions négatives des enfants se seraient montrées partout, parce qu’elles étaient dues à la pédagogie Vom Kinde aus et en particulier à quelques erreurs psychologiques capitales qui faussent cette conception » (p 181). « À la place de l’enrichissement prodigieux du travail scolaire que l’on attendait de la libération de la spontanéité enfantine, un appauvrissement déplorable surgit dans toutes les branches. Il ressort de cette constatation que le travail des enfants déçut les maîtres non seulement au point de vue des résultats tangibles, mais aussi par son contenu imaginatif. Car c’est sans doute sur l’imagination des enfants qu’on avait compté en espérant cet enrichissement créateur » (p 182).

« Que les enfants de Hambourg n’aient pas été capables de se discipliner eux-mêmes en toute liberté, sans aucune prescription ni défense, cela tenait, croyons-nous, moins à leurs caractères qu’au fait qu’ils n’étaient bien, après tout, que des enfants ! Car le nouveau “règlement” des communautés scolaires faisait appel à une discipline intérieure et à un sentiment de responsabilité qu’on ne peut demander légitimement que d’adultes, et parmi eux seulement de personnalités d’un niveau spirituel et moral assez élevé » (p 183-184).

Le réquisitoire est sans appel, et se passe de commentaires.

Laissons le dernier mot à un des maîtres-camarades, Lottig, qui écrivit en 1921 : « Je frémis souvent en pensant à l’époque où il se produira un réveil chez nos élèves et où ils nous feront le reproche : pourquoi ne m’as-tu pas, en son temps, remis quelque chose qui puisse vraiment me servir ? » (p 196).

Et c’est bien le reproche que je fais aux anarchistes d’aujourd’hui qui promeuvent toujours des démarches pédagogiques désastreuses qui ont toujours échoué partout. Quand ils ne se réclament pas de Freinet ou d’autres pédagogues communistes (donc autoritaires), ce qui devrait les révulser. Les prolétaires méritent que leurs enfants bénéficient d’une instruction de qualité, les mettant en situation de réussite et leur permettant d’acquérir des connaissances solides et des habiletés nombreuses. Cela seules les pédagogies efficaces peuvent le permettre et c’est donc par elles qu’il faut passer si l’on veut des adultes éclairés, à l’esprit critique aiguisé, ne s’en laissant pas compter facilement par les beaux discours, œuvrant à améliorer leur sort et celui de l’Humanité.

Que les anarchistes se décident enfin à laisser les pédagogies inefficaces aux sociétés sans avenir et aux mondes voués à disparaître.

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Jakob Robert Schmid
François Maspero (coll. Textes à l'appui), 217 p
1976

jeudi 14 avril 2016

Des sciences de l’éducation si peu scientifiques

Source : Gynger


Franck Ramus


L’université Paris Descartes a organisé le samedi 19 mars une nouvelle édition des « controverses de Descartes », en partenariat avec les éditions Nathan et la fondation SNCF. Le thème: « l’école, entre révélation et élévation ». L’une des conférences, consacrée à l’apprentissage de la lecture, a été l’occasion pour Franck Ramus, spécialiste du développement cognitif de l’enfant, de souligner le profond retard de la France en matière d’éducation fondée sur des preuves.

L’éducation et la pédagogie constituent des terrains de batailles intenses, l’actualité nous le prouve presque tous les jours. On voit s’écharper les constructivistes, les pédagogistes, les modernistes, les tenants de Piaget, les adeptes de Montessori et les thuriféraires de Freinet. Comme l’écrivait Jacques Julliard dans un article du Monde en mai 2015, l’éducation nationale relève d’une névrose française. Surtout, les débats restent théoriques, conceptuels, presque hors-sol, comme si en matière d’éducation rien n’avait jamais été démontré, comme si les sciences cognitives n’avaient pas connu un incroyable essor ces 30 dernières années, multipliant les études et recherches expérimentales. Cette déconnexion entre l’univers de l’éducation et celui de la recherche a fait l’objet d’une édifiante présentation par Franck Ramus, spécialiste du développement cognitif de l’enfant et de ses troubles, directeur de recherche au CNRS, lors des « Controverses de Descartes » organisées ce samedi 19 mars par l’Université Paris Descartes.

Il était invité à débattre avec Roland Goigoux, enseignant chercheur, professeur des universités à Clermont-Ferrand. Ce dernier vient de mener une considérable étude intitulée LireEcrireCP, sur les pratiques d’enseignement en CP dont les résultats intermédiaires ont été récemment publiés et rappelés lors de la conférence de consensus sur la lecture organisée à la mi-mars. La recherche menée par Roland Goigoux relève d’une approche dite « écologique » dans la mesure où il s’agissait d’observer et non d’intervenir sur les pratiques des enseignants. L’objectif : mesurer l’effet de ce qui se passe en classe sur les performances des élèves. Selon les premiers résultats, les performances initiales des élèves expliquent pour 53% leurs résultats à l’issue du CP. Autrement dit, le poids de ce qui s’est passé avant le CP, dans la famille, à l’école maternelle, est très lourd.

En revanche, les caractéristiques socio-démographiques des élèves pèsent moins (5%) que la caractéristique de la classe (8,1%) sur leurs résultats. Roland Goigoux note que les différences sont minimes entre les classes et assure que le choix du manuel (et donc de la méthode) a peu d’impact sur les performances des élèves. « Ca rend très modeste sur le poids des pédagogies, sur des méthodes qui résoudraient définitivement les problèmes de la lecture », en conclut-il. Roland Goigoux insiste beaucoup : les enseignants du CP enseignent le code et le déchiffrage de façon systématique. Une façon de dire qu’il n’existe pas de tenants purs et durs de la méthode globale. En revanche, les maîtres de CP investissent peu dans la compréhension. Le CP constituerait une parenthèse, très axée sur le code et laissant de côté le travail de compréhension à partir de textes lus par l’enseignant. Aux enseignants il préconise : « Il faut distinguer les textes que vous proposez aux élèves, à découvrir en autonomie, et à côté les nourrir en textes que vous leur lisez et qui viennent culturellement et linguistiquement stimuler leur intelligence. Les maîtres ne s’autorisent pas à dissocier leurs supports sous prétexte d’articuler en permanence le code et le sens. Ils essaient de faire tout tout le temps. »

Franck Ramus prend ensuite la parole. Et commence par saluer le travail de Roland Goigoux avec un art consommé du compliment à double tranchant. « Enfin ! Enfin une étude de grande ampleur méthodologiquement rigoureuse qui essaie de poser les vraies questions. Ce genre d’approche est exceptionnel en France. Des études comme celles-ci il en faudrait des dizaines chaque année». Il note que la méthodologie adoptée par l’enquête LireEcrireCP n’est pas la plus prisée du milieu scientifique mais qu’elle demeure néanmoins « appropriée ». Ce qui pose un souci à Franck Ramus, en revanche, c’est le calendrier mis en œuvre pour communiquer autour de cette étude. « Il reste à faire évaluer les résultats et à publier au niveau international. C’est comme ça que le travail est expertisé. Ce processus est propre à la recherche scientifique, il est essentiel. Alors on peut commencer à parler des résultats mais pas avant. Ici, on a fait le contraire. On a communiqué avec une conférence de presse. Peut-être un jour écrira-t-on un article pour une revue internationale. »

Le chercheur considère que cette procédure est déontologiquement contestable, même si le risque de conclusions biaisées apparaît comme modéré dans la mesure où les résultats semblent rejoindre ceux précédemment obtenus dans la littérature internationale.

Pour Franck Ramus, même si les données intermédiaires de l’étude pilotée par Roland Goigoux confirment ce que l’on savait déjà, ces travaux n’en étaient pas moins utiles. La plupart des études précédentes étaient en langue anglaise, il est donc important de pouvoir en confirmer les conclusions avec des études en langue française. Notamment parce que c’est une bonne façon de faire enfin accepter le consensus international sur cette question par la communauté éducative française.

Car sur ce sujet comme sur d’autres, les débats sont d’autant plus houleux qu’ils sont déconnectés des données de la recherche. « Fin 2005, raconte Franck Ramus, quand Gilles de Robien a dit qu’il fallait imposer la méthode syllabique, en réponse, tous les syndicats d’enseignants et beaucoup d’enseignants-chercheurs sont montés au créneau. C’est là qu’avec des collègues nous avons voulu introduire des données factuelles. On a rappelé ce que montrait la recherche : la nécessité d’un enseignement systématique, explicite, précoce du déchiffrage et d’une initiation à la morphologie et à la syntaxe. Il faut voir comment nous avons été reçus. C’est qui ces chercheurs ? Qu’est-ce qu’ils connaissent de la classe ? On n’était pas perçus comme légitimes. On ne peut pas dire qu’il n’y a pas eu d’études scientifiques sur le sujet. Pourquoi faut-il autant de temps pour que ces résultats soient acceptés en France ?» Le chercheur cite le National Reading Panel aux USA, revue de littérature qui a sélectionné 38 études sur des critères méthodologiques. En plus de cette vaste revue, il rappelle que plus de 2000 études concernant plus de 550.000 enfants ont été menées sur l’apprentissage de la lecture.

Au-delà de l’apprentissage de la lecture, Franck Ramus explique en quoi consiste l’éducation fondée sur des preuves, un concept assez exotique en France. « Pour faire progresser l’enseignement il ne suffit pas de se baser sur une philosophie ou un auteur, de faire des observations en classe, d’en dégager des intuitions et de produire du discours savant. Il faut formuler des hypothèses précises, réfutables, sur l’effet de pratiques pédagogiques sur les apprentissages, se donner les moyens de les tester rigoureusement en collectant des données factuelles (par l’expérimentation, essais randomisés contrôlés, par l’observation systématique, quantifiée et contrôlée), publier les résultats dans des revues scientifiques internationales, faire des méta-analyses pour synthétiser les résultats»

Le chercheur ne prend pas de gants. « En France l’éducation n’est pas l’affaire de scientifiques mais de gourous. Ils n’ont pas lu la recherche scientifique sur le sujet et ils influencent les politiques. On ne peut pas dire qu’on ne sait rien, encore faut-il aller chercher la connaissance là où elle est. » Il évoque le livre de John Hattie (Visible Learning: A synthesis of over 800 meta-analyses relating to achievement) , véritable somme sur l’apprentissage qui recense 800 méta-analyses, soit 52637 études basées sur plus de 100 millions d’élèves dans plusieurs dizaines de pays. Parmi les 425 études portant sur les relations grapho-phonémiques, combien ont été réalisées en France ? Aucune. « On ne fait rien de toutes ces données en France, on n’a même pas idée que ça existe, assène Franck Ramus à un auditoire essentiellement composé d’enseignants. John Hattie a plein de choses à nous apprendre mais il n’est même pas traduit en France. Pourquoi ? Parce que les gourous inondent les librairies. Il y a tellement de connaissances au niveau international, c’est un crime de les cacher aux enseignants. »

Franck Ramus plaide pour une révolution culturelle dans l’éducation à tous les niveaux, pour la diffusion d’une culture de l’évaluation et de la recherche scientifique, celle qui prévaut en matière de santé. « On ne peut pas se satisfaire de notre ignorance franco-française. Il faut arrêter de dire aux enseignants « Piaget a dit ceci, Vygotsky a dit cela », il faut les impliquer dans la démarche scientifique. » Notamment pour que leurs élèves puissent « apprendre à apprendre ». Car dire à un élève « apprends ta poésie » ne suffit pas. Encore faut-il lui expliquer qu’il existe des méthodes plus efficaces que d’autres pour apprendre un texte. Décidé à ne pas prendre son auditoire dans le sens du poil, Franck Ramus ajoute : « Parmi les données les plus utiles qu’on peut avoir pour comprendre comment fonctionne le système éducatif d’un pays il y a le résultat des évaluations nationales. C’est une mine d’or pour les chercheurs. Mais les enseignants y sont très opposés ».

Le chercheur propose plusieurs sources pour se familiariser avec cette « éducation basée sur des preuves » : « Make It Stick » de Henry Roediger, « Pourquoi les enfants n’aiment pas l’ école » de Daniel Willingham,  et « The everyday parenting toolkit » de Alan Kazdin. Au sujet de ce dernier, qui fait le bilan de tous les acquis de la psychologie comportementale, Franck Ramus estime qu’il devrait être « traduit par le Ministère de l’Éducation Nationale et envoyé à tous les parents ». Le souci, avec ces ouvrages, c’est qu’ils sont en effet pour la plupart en anglais et non traduits.

Derrière le déroulé précis, les références scientifiques, le ton parfois sarcastique, on sent bien l’irritation et la consternation du chercheur. Il faut dire qu’un peu plus tôt, sur l’estrade, le linguiste Alain Bentolila a affirmé sans qu’aucune contradiction ne lui soit apportée que « les difficultés mécaniques des enfants dyslexiques sont la conséquence des difficultés de la relation à l’autre ». De quoi en effet légèrement agacer un spécialiste de la cognition et de ses troubles.


[Passages mis en gras par moi.]

mardi 5 avril 2016

L’invraisemblable imbroglio des sciences de l’éducation


par Kevin Queral



Voilà maintenant plusieurs décennies que l’on voit épisodiquement resurgir le même débat autour de l’école française : la mise en scène vous en est certainement familière.

D’un côté, ceux que nos médias ont pris l’habitude d’appeler républicains, partisans d’un retour aux anciennes méthodes d’apprentissages, de l’autorité du maître, de la méritocratie. De l’autre, ceux que nous entendons couramment baptisés du nom de pédagogistes : ce seraient quant à eux la communauté des chercheurs en sciences de l’éducation et leurs adeptes : constructivisme, bienveillance, enfant au centre des apprentissages, cognitivisme, compétences, et autres pédagogies par projet seraient le fruit de leurs travaux universitaires.

Les premiers accusent ainsi les seconds d’un effondrement de notre système d’instruction. Les seconds arguent de la scientificité de leur démarche, évoquent la massification scolaire et promeuvent un enseignement centré sur l’élève en guise de panacée.

C’est en somme Alain Finkielkraut face à Philippe Meirieu.

Ainsi posés les termes du débat, il n’est guère surprenant que la joute oratoire ne couronne jamais véritablement de champion. Car en l’espèce, si cet habituel numéro de duettistes est souvent pittoresque, il est toutefois pourvu d’un vice de taille, celui d’escamoter habilement et durablement une tierce appréciation : celle précisément des chercheurs en science de l’éducation catégoriquement opposés aux vues de leurs confrères pédagogistes !

Accroire au monolithisme doctrinal des sciences de l’éducation, voilà l’écueil où viennent se fracasser invariablement nos opinions. Essayons alors de nous éloigner des récifs…

Un schisme méconnu du grand public et des enseignants.

L’univers de la recherche en science de l’éducation, tout comme celui d’un grand nombre de disciplines universitaires au demeurant, n’est bien évidemment pas d’un seul tenant. Et s’il ne saurait être question ici de dresser un inventaire exhaustif de ses différentes écoles, il est toutefois possible d’inscrire toutes ses tendances au sein de deux grandes catégories. Dans un récent article, le professeur de l’Université Laval, Clermont Gauthier, les définit d’ailleurs ainsi :

- D’un côté, les approches centrées sur l’enseignement (basic skills models ou modèles académiques), orientées vers un enseignement systématique des apprentissages de base (lecture, écriture, mathématiques).

- De l’autre, les approches centrées sur l’élève, appelées modèles cognitivistes (cognitive skills models) ou modèles affectifs (affective skills models). Les premiers centrés sur le respect du niveau de l’enfant et de son style d’apprentissage ; les seconds sur le respect du rythme de chacun, de ses besoins et de ses intérêts.

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Tableau synthétique des deux grandes écoles de pédagogie,


L’antagonisme des deux postulats est manifeste. Bien sûr, les républicains seraient naturellement mieux disposés à défendre la première famille théorique. Mais pour de curieuses raisons, la plupart d’entre eux semblent ignorer jusqu’à son existence même, n’en reprenant jamais ni les études ni la philosophie générale dans leurs appels à la restauration d’un ordre pédagogique ancien.

C’est ainsi qu’invariablement, si l’on dit en France « sciences de l’éducation », personne n’imagine découvrir autre chose que les travaux de la seconde école.

Que disent les tenants des pédagogies structurées ?

C’est peu dire que cette approche souffre dans les médias autant qu’au sein de l’éducation nationale d’un déficit de publicité considérable. C’est pourquoi il nous semble important d’en présenter rapidement les préconisations majeures et les conclusions générales.

Cela peut paraître stupide, mais il fallait d’abord vérifier que l’enseignant avait réellement une influence sur la progression de ses élèves. Si tel n’était pas le cas, il était en effet de peu d’importance de chercher à déterminer de quelle manière il devait conduire ses cours.

C’est ainsi que différentes études statistiques ont été conduites dans plusieurs états au cours du temps. Retenons ici celle dirigée par William Sanders en 1996 à la demande du ministère de l’éducation du Tennesse (TVAAS) et dont les conclusions démontrent que l’enseignant a bel et bien un effet sur ses élèves et particulièrement sur les plus faibles d’entre eux.

Il semblerait malheureusement que même madame Florence Robine n’ait pas connaissance de ces recherches lorsqu’elle affirme que l’enfant n’a pas besoin de maître pour apprendre.


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Cet apport de l’enseignant est appelé en toute inélégance “effet-maître”. Ajoutons immédiatement qu’il est passablement ignoré ou minoré par les pédagogistes français, comme le déploraient déjà en 2012 Véronique Bedin et Dominique Broussal dans un excellent article.





La question de la pédagogie employée par le professeur est donc absolument centrale.
Or, contrairement aux pédagogies centrées sur l’élève, les approches centrées sur l’enseignement impliquent une plus grande activité du professeur.

Voici donc la manière dont un cours devrait être dispensé selon les enseignements dits structurés, et plus particulièrement selon la méthode Direct Instruction (voir ces liens pour davantage de précisions) :

1– La mise en situation : l’enseignant présente clairement l’objet de la leçon, en explicite les attendus et s’assure de la maîtrise des connaissances préalables par sa classe.

2– La leçon (3 étapes) :
  • Le “modelage”. L’enseignant exécute devant ses élèves et à voix haute toutes les opérations intellectuelles nécessaires à la compréhension. Il présente les informations en petites unités, allant de la plus simple à la plus complexe.
  • La pratique dirigée : l’enseignant ne laisse pas sa classe en autonomie. Il vérifie la compréhension de sa classe en lui proposant des tâches semblables à celles qu’il a présentées lors de la phase de modelage. Par un jeu des questions-réponses guidé par le maître, les élèves ont une rétroaction immédiate sur leur compréhension. Cette pratique est prolongée le temps nécessaire.
  • La pratique autonome : les élèves sont laissés en autonomie sur des tâches toujours similaires et en grand nombre.
3- L’objectivation : l’enseignant synthétise et réexplicite ce qui doit être su et compris.

Comment a-t-on choisi entre ces deux pédagogies ?

À l’heure de la réforme du collège 2016, des parcours spiralaires, des îlots curriculaires, des savoir-être soclés, des EPI le Cid-Flamenco-Guernica-Paëlla, et de l’abandon des contenus pour les compétences, en un mot, de l’extravagant triomphe des pédagogies par découverte, il nous faut certainement conclure à la supériorité du second modèle sur le premier.

Comment en effet imaginer aujourd’hui l’absence complète de dispositifs issus des préconisations des pédagogies structurées, voire leur unanime condamnation, si ce n’est par la démonstration empirique de leur inefficience ?

Les non spécialistes seront certainement surpris d’apprendre qu’aucune étude comparative de grande ampleur n’a jamais été menée en Europe à ce sujet, principalement pour des raisons budgétaires.

Mais, en 1967, le gouvernement fédéral américain, afin d’optimiser ses dépenses d’éducation, décida du lancement d’un programme comparatif sans précédent : le projet Follow Through.

Ainsi, de 1968 à 1977, une vingtaine de pédagogies furent évaluées auprès de 352 000 élèves et de nombreuses données furent collectées. Il s’agit là de la seule étude statistique de grande ampleur et prolongée dans le temps dont nous disposons encore de nos jours. De plus, le gouvernement américain finança jusqu’à 1995 différents statisticiens afin d’affiner et de réexaminer les modèles utilisés.

Voici les résultats de cette étude :


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Ces chiffres ont de quoi laisser songeurs : les pratiques centrées sur l’enseignement obtiennent en tous points de meilleurs résultats que les pratiques centrées sur l’élève !
La plus grande surprise ne réside pas tellement dans le fait que les élèves démontrent de plus grandes capacités dans la maîtrise des basic skills(mathématiques, lecture, orthographe, langue), mais bien dans le fait que ceux qui ont reçu un enseignement structuré possèdent également une meilleure estime d’eux-mêmes et de plus grandes facultés cognitives.

La défaite des tenants des modèles cognitifs et affectifs est ici totale. La polémique pouvait commencer.

Les vaincus dénoncèrent la déficience du modèle statistique utilisé, mais de manière surprenante toutes les contre-expertises (House et Glass 1979, Bereiter 1981, Becker et Carnine, 1981, Lipsey et Wilson, 1993, Watkins 1996, Crahay, 2000, Borman, 2002) ne firent que confirmer et parfois amplifier les premières conclusions.

Ces analyses postérieures permirent aussi d’exhiber quelques phénomènes méconnus : réduire par exemple un effectif ne serait efficace que quand la pédagogie l’est aussi ! Dit sommairement, mieux vaudrait un enseignement structuré à trente, qu’un groupe autonome de cinq élèves engagés dans une pédagogie par projet !

La dispute autour de ces données et de leurs conséquences n’a depuis pas cessé outre-Atlantique. Les circonstances notamment qui ont amené le gouvernement américain à ne pas tenir compte de ces résultats et à continuer de financer également tout type de pédagogie fait encore aujourd’hui débat (voir The Follow Through Evaluation).

En France, il semblerait que le déni soit parfait. On feint d’ignorer cette étude et quand certains chercheurs essaient de la mettre en avant, les arguments pédagogistes se résument souvent à l’attaque ad hominem, ou au dédain.

Ont-ils une meilleure étude à citer ? Non. On peut aussi lire couramment sous leur plume qu’il est impossible de mener un étude statistique rigoureuse à si grande échelle : c’est particulièrement arrangeant lorsque l’on en a aucune à proposer… et permet aussi plaisamment de continuer à deviser du sexe des anges sans craindre qu’advienne un jour une forme de mesure, pourtant parfaitement nécessaire.

Le contenu des débats entre Serge Pouts-Lajus, Mario Richard et Steeve Bissonnette est à ce sujet assez édifiant.

Mais plus encore, se pose désormais la question de la scientificité d’un certain nombre de recherches pédagogiques. Quelles études statistiques les soutiennent ? Les a-t-on soumises à l’épreuve du même crible que les résultats de Follow Through ?

Le rôle des affects et des sympathies idéologiques jouent définitivement un trop grand rôle et dessert lourdement l’avancée de recherches opératoires.

En définitive, le choix entre les deux catégories de pédagogie n’a aucunement été fait en suivant des critères scientifiques indubitables.

Que faire désormais ?

De nombreux parents et enseignants contemplent, interdits, les recommandations des nouveaux programmes de cycle 3 et 4 : logique curriculaire (plus que contestée), approches par compétences (promues par l’OCDE  et tout aussi contestées), travail en îlots, interdisciplinarité contrainte, disparition de l’étude rigoureuse de la langue, étude thématique de l’Histoire, pédagogie par projet systématique, silence du professeur changé en animateur…

Il en va de ce regard certainement comme de celui de l’abbé cistercien découvrant en son temps l’hérésie cathare, oscillant quelque part entre incrédulité et aversion. Pour sûr cependant, il croit distinguer le visage de la folie grimaçante !

Il serait certes plaisant, au point où nous sommes rendus, de suivre le mot d’Amaury lors du sac de Béziers (« Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens. »), ce serait là une joyeuse réplique aux humiliations et renoncements imposés depuis des décennies par un certain catéchisme pédagogiste devenu dogmatique et autoritaire.

Mais nous manquerions alors notre but, et nous dirions que l’étude scientifique de l’enseignement est définitivement une faillite.

Rouvrons plutôt de manière fracassante les débats clos sans avoir été tranchés, demandons la rationalité aux chercheurs, exigeons des mesures et des protocoles valides et disqualifions enfin ceux qui refuseraient de s’y soumettre.