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mercredi 26 octobre 2022

Livre : L'envers de l'école inclusive (Magali Jeancler)


L’une des évolutions importantes de la politique scolaire est ce que l’on appelle « l’école inclusive », c’est-à-dire l’intégration dans les classes normales d’enfants souffrant de handicaps divers, autrefois confiés aux classes ou institutions spécialisées. Noble idée, mais dont la mise en œuvre ne va pas sans soulever de considérables problèmes. Magali Jeancler, professeure des écoles, a acquis, au fil des années, une expérience fournie des difficultés auxquelles se heurte cette démarche d’inclusion. Elle les expose dans ce livre, en mêlant témoignage et analyse, avec un souci d’humanité servi par une langue limpide, qui rend son texte poignant. C’est une plongée dans la boîte noire qu’est devenue l’institution scolaire qui laisse le lecteur sur une impression de vertige, tant il montre combien nous sommes ignorants des réalités d’un univers que nous pensions familier.

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samedi 8 octobre 2022

[Entretien] Jean-François Braunstein : “Le wokisme est une attaque délibérée contre toutes les valeurs des Lumières”

 


Source : Valeurs Actuelles, n° 4479

L’INCORRECT

[Entretien] Jean-François Braunstein : “Le wokisme est une attaque délibérée contre toutes les valeurs des Lumières”

Venue des États-Unis, une idéologie hostile à la science cherche à s'imposer, alerte Jean-François Braunstein. Entretien.

Par Anne-Laure Debaecker


Iel est là-bas, je vais lea chercher« les mathsrationalité » veut tout emporter sur son passage et « l’idéologie woke n’est pas qu’un snobisme passager et sans conséquences », avertit Jean-François Braunstein dans un essai fouillé et très clair. Le philosophe, essayiste et professeur émérite de philosophie à l’université Panthéon-Sorbonne, analyse comment une idée devenue dogme séduit universitaires et penseurs. Il révèle une terrible déconstruction de la pensée sous prétexte de justice sociale, à travers la théorie du genre et la théorie critique de la race. L’intellectuel, mis à l’index pour ses prises de position, s’appuie sur de nombreux textes et thèses pour dénoncer un endoctrinement qui fait rompre avec le réel. Un ouvrage essentiel.

Valeurs actuelles. Au mois d’août, une affiche du Planning familial représentant deux hommes en couple dont un “enceint” suscitait la polémique. Qu’en pensez-vous ?
Jean-François Braunstein. Le Planning familial était une institution dédiée à la lutte pour l’avortement et la contraception. Or, prise en main par des militants radicaux, elle est devenue une officine woke en prétendant que les genres sont interchangeables. Outre cette affiche, le Planning familial a publié un “lexique” hallucinant expliquant, par exemple, que le pénis n’est pas un organe masculin.

​Ce qui est inquiétant, c’est que la ministre déléguée chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes ait soutenu le Planning familial, sous prétexte que refuser l’affirmation selon laquelle un homme peut être enceint est transphobe, alors qu’il s’agit du b.a.-ba de la réalité biologique. Ce qui est également préoccupant est que le Planning familial fait partie des associations habilitées à intervenir dans les écoles pour des formations sur la sexualité et risque d’y diffuser ces idées absurdes. Avec cette affiche, on a le résumé de la théorie du genre, cette volonté de substituer à la réalité biologique une réalité fondée sur les seules consciences. Si je suis une femme mais que je décide d’être un homme, alors je le suis et tout le monde doit faire comme si je l’étais. C’est très destructeur car cela suppose qu’on nie la biologie et qu’on efface le monde réel.

Pourquoi la théorie du genre est-elle au cœur de la pensée woke ?
D’abord, parce que c’est la première à être apparue et qu’elle sert de modèle aux autres théories woke. Ensuite, parce qu’elle a une visée universelle : elle peut être exportée dans tous les pays, dès lors que l’on y distingue les hommes et les femmes, alors que la théorie critique de la race ou la théorie décoloniale ne valent que pour des pays concernés par ces questions.

​Plus profondément, ce qui séduit dans la théorie du genre, c’est la promesse d’une émancipation ultime, celle du corps. Ce qui compte essentiellement est la conscience : on peut décider qu’elle est dans le mauvais corps et qu’il faut donc changer le corps plutôt que la conscience. Le corps est considéré comme négligeable, comme dans la gnose, cette hérésie chrétienne du IIe siècle qui estimait que le corps, c’est le mal dont il faut se libérer. On retrouve ici certains traits du transhumanisme contemporain qui pense que le corps est de la “viande” et qu’il est urgent que la conscience s’en débarrasse. On entre ainsi dans un monde d’illusion auquel il nous est demandé d’adhérer. Si cela peut se concevoir pour des adultes consentants, il n’est pas admissible que l’on demande à des enfants d’aller contre le témoignage des sens et le langage, en nommant homme celui qui est femme ou inversement.

​Ce qui est particulièrement inquiétant est que ce monde d’illusion généré par la théorie du genre colle parfaitement avec le monde virtuel de l’Internet, où l’on peut changer d’identité d’un simple clic. Le Covid a d’ailleurs accentué cette perte de contact avec la réalité. Et le business model cynique des Gafam vise à proposer le monde virtuel du metaverse à tous ceux qui ont des “vies pauvres, tristes et sans intérêt”, en réservant le “privilège de réalité” aux élites.

Il y a un paradoxe dans le “wokisme” : la théorie du genre veut faire primer la culture sur la nature, or la théorie de la race se focalise sur un élément de la nature, la couleur de peau. Comment expliquer cette incohérence ?
​C’est effectivement étonnant car, suivant la logique de la théorie du genre, on devrait pouvoir se déclarer d’une autre race comme on se déclare d’un autre sexe. Mais ce changement-là est inacceptable car, pour les wokes, le fait d’être noir est la victimisation ultime. Un Blanc qui voudrait être noir, comme dans l’affaire Rachel Dolezal, c’est selon eux une plaisanterie indigne. De plus, alors que le changement de genre est individuel, le changement de race conduirait à remettre en question non pas seulement un individu, mais une race opprimée.

Vous évoquez des aspects religieux et mystiques. Pourquoi choisir le terme de religion pour parler du wokisme, notamment dans le titre de votre essai ?
​Le terme “religion” s’est imposé à moi face à l’enthousiasme et à l’exaltation des wokes, dans les universités notamment. Leur prosélytisme, leur refus de l’argumentation, leur rejet des “impurs” m’ont rappelé les aspects les plus négatifs d’une religion. Les wokes, c’est-à-dire les “éveillés”, ont le sentiment de voir du jour au lendemain le monde autrement, et de détenir une nouvelle vérité qui périme toutes les vieilles croyances.

​Je ne comprenais pas que des collègues érudits et cultivés aient pu, du jour au lendemain, professer que les mathématiques sont racistes et virilistes ou que la biologie n’est pas une science. Je crois avoir trouvé une explication dans la formule fameuse de Tertullien, Père de l’Église du IIIe siècle : « Je crois parce que c’est absurde. » Le wokisme, en professant des idées absurdes, tient lieu de nouvelle croyance dans un monde où les religions traditionnelles ont disparu.

Empreint de puritanisme, de manichéisme, serait-ce une forme de protestantisme ?
​Le wokisme évoque en effet les “réveils religieux” protestants américains des XVIIIe et XIXe siècles, qui portent un regard très pessimiste sur un monde dominé par le mal. Chez les wokes, l’équivalent du péché originel est le “privilège blanc”, mais c’est un péché sans pardon possible. Il n’est pas possible d’effacer la “blanchité”, on peut juste devenir “moins blanc”. De fait, tous les auteurs de la théorie critique de la race sont très pessimistes, notamment Ibram X. Kendi qui compare le racisme à un cancer qu’on ne peut espérer guérir. Le wokisme ressemble aussi aux sectes protestantes américaines par ses grandes cérémonies pénitentielles où les hommes blancs s’agenouillent ou lavent les pieds d’hommes noirs. La mort de George Floyd a quelquefois été décrite comme une passion analogue à celle du Christ…

Quel rôle joue la science dans le wokisme ?
​La pensée woke est largement hostile à la science. La théorie du genre est la première à s’en prendre à la science biologique, qui serait paternaliste et sexiste. On en revient à Lyssenko, en Union soviétique, qui estimait qu’il y avait une “science bourgeoise” et une “science prolétarienne”. Quant aux mathématiques, elles sont accusées d’être virilistes et racistes. Un grand mathématicien américain d’origine roumaine, Sergiu Klainerman, juge l’idéologie woke plus nuisible que le communisme qui laissait les mathématiciens travailler en paix.

​Les wokes développent même une critique radicale de la connaissance scientifique, l’“épistémologie du point de vue”. Selon cette philosophie des sciences, il n’y a pas de connaissance objective, tout savoir est “situé” et dépend de conditions de race, de genre ou de classe. On ne peut donc espérer accéder à la vérité. Ils critiquent toutes les valeurs des Lumières, comme l’idée d’une humanité abstraite, d’un individu autonome et d’un progrès de la connaissance.

​Dans les universités, les disciplines traditionnelles sont remplacées par des “études” de genre, de race, etc. qui se caractérisent par leur unanimisme et leur refus de toute pensée dissidente. Ainsi, si l’on est biologiste et que l’on pense que les sexes existent, on ne pourra pas enseigner dans un département d’études de genre. Comme l’a dit Bret Weinstein, professeur de biologie américain, qui fut le seul à s’opposer à l’emprise woke dans son université d’Evergreen, l’Université ne vise plus alors à transmettre le savoir et à apprendre à penser librement, mais à “blanchir des idées” : en faisant transiter des idées absurdes par l’Université, on leur donne une caution et une légitimité.

Ainsi, vous expliquez que la particularité et la force de cette religion sont qu’elle vient de l’Université
​C’est en effet la première fois qu’une religion naît dans les universités. L’Université du XIXe siècle était fondée sur les Lumières et sur la critique rationnelle. Elle proposait une approche rationnelle de tous les phénomènes et pouvait nous mettre en garde contre des religions aberrantes, comme la religion woke, qui est une attaque délibérée contre toutes les valeurs des Lumières, notamment le rationalisme. Le problème tient à ce que, dans la mesure où cette religion woke est née au sein des universités, on voit mal d’où pourront venir les critiques.

Peut-on considérer que cette pensée woke est une pensée élitaire, un délire d’intellectuels ?
C’est une religion des élites, venue des universités américaines de l’Ivy League, qui est devenue aujourd’hui la religion des grandes entreprises, des médias et des Gafam, notamment avec leurs politiques de “diversité, équité, inclusion”. Le psychologue Rob Henderson explique le caractère élitaire du wokisme : alors qu’à l’ère de la consommation de masse la détention d’objets de luxe se répand, le moyen de se distinguer, pour les gens les plus favorisés, est d’afficher des “croyances de luxe”, croyances déconnectées ou absurdes. Il faut, par exemple, vivre dans des quartiers ultra-sécurisés et ne jamais prendre les transports en commun pour parler de “définancer la police”, comme le font les wokes.

Les contestataires sont là, d’autant que les personnes de couleur et les femmes sont les perdantes du wokisme
​Beaucoup d’écrivains ou d’universitaires noirs américains, comme Thomas Chatterton Williams ou John McWhorter, sont les premiers critiques du wokisme, car ils n’acceptent pas d’être traités comme de simples victimes du racisme. Ils veulent être reconnus comme des individus, qui ne sont pas le simple résultat de persécutions qu’ils ont subies, ou n’ont pas subies. Ils refusent que l’on enseigne à leurs enfants qu’ils sont des victimes alors qu’eux-mêmes sont la preuve du contraire. Je cite ce parent d’élève de couleur qui s’insurge que l’on enseigne à son fils qu’il est une victime alors que lui-même ne l’est en aucun cas. Les femmes aussi, en premier lieu les lesbiennes, sont de plus en plus effacées par les militants transgenres qui veulent imposer leur nouveau vocabulaire où l’on ne parle plus de “femmes enceintes” mais de “personnes enceintes”. Le mot “femme” devient un mot que l’on efface progressivement et que l’on ne sait plus définir, comme cette juge de la Cour suprême américaine qui n’a pas voulu lui donner de définition, arguant qu’elle n’était pas biologiste.

« Cette folie communautariste […] pourrait paradoxalement laisser un espoir de sortie de cette course à la victimisation et au communautarisme » : pourquoi ? Comment lutter ?
D’une certaine manière, toutes ces revendications communautaires peuvent être appelées à se contredire. Il y a déjà des conflits entre décoloniaux de diverses origines, entre lesbiennes et trans… Mais le véritable espoir serait que les “gens ordinaires”, comme dirait Orwell, se rendent compte de la folie ambiante et s’efforcent de réagir rapidement.

​La menace est insidieuse mais elle est réelle et d’envergure. Nous ne sommes pas près d’être débarrassés de la religion woke. Elle se déploie grâce à nos lâchetés et nos dénis, il est temps de retrouver notre courage et de lui dire non.

La Religion woke, de Jean-François Braunstein, Grasset, 288 pages, 20,90 €.