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dimanche 30 août 2015

Parution : Réapprendre à lire (Sandrine Garcia et A.-C. Oller)

Source : Le Monde du 28.08.2015

École primaire : la fabrique des dyslexiques





Réapprendre à lire. De la querelle des méthodes à l’action pédagogique,
de Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller, Seuil, “Liber”, 352 p., 22 €.


Professeur en sciences de l’éducation, Sandrine Garcia signe, avec Anne-Claudine Oller, Réapprendre à lire. Cette enquête sur l’acquisition de la lecture met en cause les méthodes actuelles, pourtant issues d’une volonté de contrecarrer la reproduction sociale. Cette charge sévère et ­argumentée, donnée par une ­universitaire qui a travaillé avec Pierre Bourdieu, est inattendue – et à méditer.

Sandrine Garcia, en quoi a consisté votre enquête ?
Nous avons entrepris un travail de trois ans dans une école de ville moyenne. Nous avons vite constaté que la meilleure façon de résoudre les difficultés d’apprentissage n’est pas nécessairement d’emprunter “des chemins différents”, comme le prescrit une forme dominante de “pédagogie différenciée”, mais d’investir plus de temps dans l’entraînement. Notre observation a mis en évidence que, malgré des enseignants excellents et très investis, l’existence de deux professionnels du Rased (réseau d’aide spécialisé aux élèves en difficulté) et nos propres efforts (nous participions, la première année, aux dispositifs de soutien pour les élèves en grande difficulté), les résultats étaient décevants. La méthode de lecture utilisée par les enseignants, méthode très courante, reposait en grande partie sur des « devinettes », un système déductif qui mettait en échec beaucoup d’enfants, des mots à mémoriser par cœur (alors que certains élèves n’ont pas à cet âge la mémoire suffisante pour le faire) et des syllabes explicitement enseignées.

Qu’avez-vous proposé ?
Nous avons recommandé, pour l’ensemble des élèves, une méthode dite “explicite” d’apprentissage de la lecture grâce à laquelle tous les élèves maîtrisaient les relations entre les graphèmes et les phonèmes (lettres et sons). Tous les éléments permettant le déchiffrage étaient explicitement enseignés. Pour les dix élèves les plus “faibles”, un renforcement a été instauré, une fois par semaine, à partir du manuel de la classe : ils étaient entraînés en ­petits groupes (trois par adulte), à établir les relations graphèmes-phonèmes, à la fois en décodant (déchiffrage) et en encodant (écriture). Le fait de savoir déchiffrer facilitait considérablement l’écriture. L’enseignement dit “explicite” nous est apparu profitable à tous les élèves, mais tout de même souvent insuffisant pour une partie d’entre eux. Apprendre le revers au tennis ne veut pas dire savoir le faire en action, sans entraînement : de même, une fois le déchiffrage acquis, il faut s’entraîner à lire pour obtenir de la fluidité. [Note personnelle : Contrairement à ce qui semble être affirmé, l’entraînement jusqu’au surapprentissage est un élément fondamental de l’Enseignement Explicite, tel qu’il a été défini par Barak Rosenshine.À la fin de l’année, avec ce dispositif, tous les élèves savaient lire tout en comprenant et surtout sans ânonner péniblement. C’est la première étape, celle qu’il ne faut pas brûler, surtout pour les élèves, nombreux, qui n’ont pas appris à lire chez eux ou qui ne sont pas les plus “disposés” socialement.

Le succès repose donc ­sur la ­répétition et l’entraînement ?
Oui. Sur l’enseignement explicite et sur l’entraînement renforcé de certains élèves et ce, dès le début de l’année, avant que les difficultés ne se cristallisent. L’idée était surtout de ne pas produire une catégorie d’élèves nécessitant un enseignement spécifique, souvent en abaissant les attentes, au nom de la “pédagogie de la réussite”. Les élèves qui échouent ne sont pas d’une autre nature que les autres : ce sont simplement des élèves qui ont besoin de plus d’explicitation et d’entraînement pour arriver à une lecture fluide, parce qu’ils ont peut-être grandi dans un ­milieu où certaines aptitudes étaient moins sollicitées. On reprenait le manuel et on les faisait beaucoup répéter. C’est tout ­simple – ce qui ne veut pas dire facile –, mais efficace.
Pourtant, on préfère souvent mettre en avant les perturbations psychologiques supposées ou réelles de ces enfants, ce qui ­conduit à un évitement du travail scolaire et à un renforcement des inégalités. À force d’éviter l’enseignement explicite et l’entraînement (nous insistons encore sur cette dimension), on fabrique des dyslexiques.
Dernier point important : nous avons transmis aux parents des élèves qui étaient pris en renforcement des techniques d’accompagnement à l’apprentissage, que d’autres parents connaissent et utilisent. Là aussi afin que les écarts ne se creusent pas entre les familles.

Peut-on échapper au clivage “républicains” à l’ancienne ­contre modernes “pédagogues” ?
Nous ne nous reconnaissons pas dans ce débat. Nous avons seulement constaté que le dispositif testé améliorait, et pas seulement dans le court terme, les ­aptitudes à lire de tous les élèves, les moins avancés et les autres. L’apprentissage de la lecture a été excessivement politisé et repose sur des croyances que l’on ne peut remettre en cause sous prétexte qu’elles ne seraient pas conformes au progressisme politique tel que défini par des acteurs qui s’en ­considèrent comme les dépositaires. On aboutit à ce constat que le progressisme n’est pas toujours associé à ce qui fait progresser les élèves, mais à ce qui a été construit et imposé comme « pédagogiquement de gauche ». L’impensé de tout cela, c’est la multiplication des situations de handicaps et la généralisation de la mainmise du milieu médical sur l’école, ce qui pourrait nous interroger.

Propos recueillis par Julie Clarini