Écrit (en Suisse) en
1936, ce livre rend compte de la mise en œuvre d’une pédagogie libertaire, dans
quatre écoles de Hambourg, sous la république de Weimar. Précisons tout de
suite que, sur les quatre communautés scolaires créées en 1919, une seule a
disparu à cause de l’avènement du national-socialisme en 1933. Deux avaient
déjà renoncé à l’expérience dès 1925. Et la quatrième exista jusqu’en 1930.
Le préfacier, Boris
Fraenkel, met en comparaison cette tentative pédagogique avec celle de A.S. Neill à Summerhill : « Hambourg
dépasse encore, si cela est concevable, Summerhill, car il s’agissait
d’expériences non pas dans un milieu scolaire privé payant, mais d’écoles
communales du tout-venant, à Hambourg et ensuite dans quelques autres villes de
l’Allemagne de Weimar » (p 7). Cet élément est en effet très
important : la démarche pédagogique des maîtres-camarades de Hambourg
s’adressait à des élèves du public, donc à tout le monde (contrairement à
Summerhill).
Ce même préfacier nous
met aussi en garde au sujet de l’auteur, qu’il décrit comme un adversaire de
cette expérience. Pour ma part, compte tenu du sujet traité, je le considère
plutôt comme un observateur relativement bienveillant, en tout cas objectif. Si
Jakob Robert Schmid exprime des réserves, c’est qu’il a des raisons
parfaitement fondées et argumentées.
« La création des écoles d’essai de Hambourg
remonte (…) à la fin de l’année 1918, les trois premières furent ouvertes au
printemps 1919, c’est-à-dire au lendemain de la révolution socialiste allemande »
(p 65). Les maîtres-camarades ont profité des circonstances qui ont suivi la
défaite allemande de 1918. En effet, la république de Weimar, si elle n’a pas
fait une grande réforme éducative, a permis nombre d’expériences et d’essais
pédagogiques aussi bien dans l’enseignement public que privé. « Ces écoles se sont fait libérer, le jour de
leur ouverture, des obligations que prévoit une législation scolaire ;
elles ont été exemptées de réaliser tel et tel programme d’après telle ou telle
méthode et aux heures d’un horaire fixe. (…) C’est ce qui permit à ces instituteurs
de travailler en toute liberté » (p 53).
« Les
communautés scolaires ont été fondées d’abord à Hambourg, au lendemain de la
guerre. Il s’agit de quatre écoles publiques comptant chacune plus de 600
élèves. (…) Leur particularité consistait essentiellement en ce qu’aucune “méthode”
n’y était pratiquée ! Au début, les instituteurs n’eurent guère d’autre
programme que celui de profiter à fond de leur liberté d’expérimentation, de
travailler en reniant les anciennes traditions et tout cet appareil de règles et
d’organisation qui trace en général exactement la voie au travail de
l’instituteur d’État. » (p 24)
Les maîtres-camarades de
Hambourg trouvèrent leur inspiration pédagogique chez Jean-Jacques Rousseau, des
néo-rousseauistes (Ellen Key et Ludwig Gurlitt), dans l’enseignement
naturel de Berthold Otto, dans la libre communauté scolaire de Gustave Wyneken,
dans le mouvement de la jeunesse (Jugendbewegung).
L’axiome de départ - commun à tous - est que l’enfant est naturellement
curieux, travailleur, vif, ouvert aux autres, coopératif.
La pédagogie Vom Kinde aus des maîtres-camarades est
une pédagogie révolutionnaire. « On
trouve en effet à ses origines la négation passionnée de toute opinion reçue en
pédagogie. En tant que principe didactique, elle s’en prend au programme, à
l’horaire et non seulement à toutes les méthodes classiques et modernes, mais à
la notion de “méthode” elle-même. Elle ne veut admettre comme principe
directeur que le libre épanouissement de l’intérêt et de la spontanéité de
l’enfant. Dans le domaine de l’éducation morale et sociale, elle fait la
guerre à toute idée d’un but en éducation ; par-là, elle refuse à
l’éducation toute mission préparatoire. Elle rejette, par conséquent, toute
contrainte, voire toute influence directe en éducation et les remplace par la
conduite spontanée de l’enfant dans la communauté » (p 192-193).
Sur le plan pédagogique,
les maîtres-camarades de Hambourg ne revendiquent donc aucune méthode
d’enseignement. Étaient rejetées aussi bien les pratiques traditionnelles que
les pratiques des autres pédagogies alternatives. De fait, on évitait toute
démarche préétablie au profit de la liberté absolue dont jouissaient les
élèves. « Ce qui frappe en premier
lieu (…), c’est la liberté presque absolue dont jouissent les enfants (…). Elle
se manifeste dans tous les domaines de la vie scolaire » (p 28). Donc
on ne trouvera dans ce livre aucune indication sur une pratique pédagogique
quelconque. Tout au plus, nous apprenons que « tout l’enseignement était fondé sur le travail collectif, sur le
travail en groupe ; tout effort individuel (recherches particulières,
petites conférences, etc.) avait trait à la question qui occupait le groupe
entier, était entrepris dans l’intérêt du travail en commun et était jugé de ce
point de vue » (p 37). Comment était évalué ce travail ? « Un trait de caractère propre à cet
enseignement réside aussi dans le fait que les communautés scolaires ne
délivraient pas de bulletins et ne connaissaient pas les examens. (…) Des
rapports ou certificats distinguant les enfants en “bons” et “mauvais” élèves
eussent été défavorables au sentiment de communauté qui devait les unir »
(p 37). Une tâche de moins à accomplir pour les maîtres ! Mais alors que
faisaient-ils ? « Quoique nos
pédagogues aient accordé aux enfants une liberté presque sans borne et transmis
à la communauté leurs fonctions disciplinaires, ils ne restaient quand même pas
du tout passifs. (…) Grâce au fait que le maître ne restait justement pas en
dehors de la communauté, mais qu’il en faisait partie. La communauté, c’était
en effet l’ensemble des élèves et des maîtres » (p 39). Le travail des
enseignants consiste donc à être avant tout un membre de la communauté scolaire…
« L’effort principal des maîtres consistait à
faire naître et à développer chez les enfants les notions de coopération et de
solidarité et à encourager la création parmi eux d’une communauté capable de
s’imposer » (p 36).
Un des maîtres-camarades affirmait :
« L’école n’est pas un moyen, c’est
un but ; pas seulement une transition mais bien un accomplissement »
(p 52). L’école ne s’intéresse donc qu’au présent des élèves et non à leur
avenir, contrairement à ce qui est habituellement son rôle. Pour un autre
maître-camarade « la tâche de
l’école, c’est d’offrir à l’enfant un lieu où il pourra être enfant, jeune et
joyeux, sans tenir compte de buts à atteindre, mais en développant en lui un
sens de responsabilité envers les êtres humains parmi lesquels il vit »
(p 52-53). Selon cette conception particulière, « l’école ne doit donc plus être une préparation à la vie, mais la vie
elle-même » (p 53). Peu importe ce que deviendront les élèves une fois
parvenus à leur vie d’adultes.
« La nouvelle pédagogie dont nous parlons
avait rayé de son vocabulaire cette notion de but. Les mêmes principes qui
amenaient nos pédagogues à ne plus vouloir reconnaître les buts didactiques
leur faisaient rejeter de même toute notion de fin dans l’éducation morale et
sociale » (p 54). Voilà donc une rupture par rapport aux autres pédagogues
alternatifs, les maîtres-camarades ne voulaient pas préparer l’Homme
nouveau des lendemains qui chantent.
On le voit, la pédagogie
libertaire ne craint pas de s’opposer aux autres pédagogies “progressistes”,
dont les procédés maintiennent « le
concept “éducation” dans l’acception de ce terme qui désigne un procédé actif
d’influence exercée sur l’enfant » (p 103) Pour les pédagogues de Hambourg,
« l’éducation n’était plus une
méthode, mais la vie elle-même, elle n’était plus un procédé d’intervention,
mais la reconnaissance du développement et de la libre croissance de l’enfant.
(…) Voilà ce qui donne à la pédagogie libertaire son caractère révolutionnaire
et radicalement nouveau par rapport aux autres tentatives d’éducation nouvelle »
(p 103). Certains qui se réclament aujourd’hui de la pédagogie libertaire
feraient bien de s’en souvenir. Cela leur éviterait de se rallier aux démarches
pédagogiques préconisées par des communistes, comme Freinet ou d’autres. Après
ce qu’ont fait subir les communistes aux anarchistes (en Ukraine ou en
Espagne), on ne se serait pas attendu à ce que les seconds prissent aujourd'hui leur
inspiration chez les premiers !
Toutefois si, pour les
maîtres-camarades, l’école doit se suffire à elle-même comme but, il n’en va
pas de même sur le plan matériel. « On
pourrait s’attendre à ce que ces pédagogues aient tiré la dernière conséquence
de leur postulat en proclamant (…) l’indépendance matérielle de l’école (…).
L’école aurait alors eu la charge de se suffire à elle-même, grâce au travail
productif des maîtres et des enfants. (…) Nos pédagogues de Hambourg, par
contre, n’ont pas voulu de l’école de production. Il leur répugnait de faire du
travail des enfants un facteur économique » (p 53). Il ne faut quand
même pas exagérer…
On l’a vu, les
maîtres-camarades étaient des rousseauistes convaincus. Ainsi, « la pédagogie ainsi qu’ils la comprenaient ne
doit reconnaître d’autre point de départ ni d’autre but que la nature de
l’enfant : elle ne doit se soumettre à aucune règle ou prescription qu’aux
lois de la spontanéité de l’enfant » (p 56). C’est l’enfant-roi avant
l’heure : « L’enfant est devenu
ainsi (…) la mesure de toute chose dans cette éducation ; c’était le seul
point stable qui subsistât après l’abolition de tous les facteurs déterminants
que reconnaît la pédagogie classique » (p 57). Et l’auteur de
conclure : « Il y a, au fond de
ce postulat, une foi absolue dans la bonté de la nature » (p 58). Les
vicissitudes de l’expérience des communautés scolaires de Hambourg se
chargeront de les ramener amèrement à la triste réalité.
Le dogme fondamental de
la pédagogie libertaire, c’est la liberté de l’enfant. Ainsi, ce sont les
élèves qui décident de leurs apprentissages : « L’enseignement lui-même était basé entièrement sur le libre intérêt et
la spontanéité des enfants. (…) Aucune contrainte d’apprendre quoi que ce soit
n’était exercée sur les enfants, aucun effort ne leur était demandé, qui ne fût
spontané et volontaire. Les cas où les élèves de deuxième et même de troisième
année ne savaient ni lire ni écrire n’étaient pas rares. Ils restaient
ignorants des choses qu’ils n’avaient pas encore le désir d’apprendre »
(p 29). Dès lors, « partout où autrefois
l’initiative du maître avait indiqué la direction, où son intervention avait
assuré l’ordre nécessaire au travail, où ses paroles et ses démarches avaient
influé sur le développement moral des enfants, bref, dans tous les domaines de
l’éducation scolaire, les enfants, dans la nouvelle école, sont apparemment
abandonnés à eux-mêmes et se chargent de prendre des décisions comme bon leur
semble. L’effacement du maître (…), tel est le résultat direct de la
liberté accordée aux enfants » (p 33).
« Dans l’enseignement toutes les initiatives
partaient des élèves. C’étaient eux qui désiraient aborder un sujet, eux qui
proposaient qu’on l’abandonnât. Le travail n’était jamais imposé par les
maîtres (…). Un instituteur dit par exemple qu’au début, lorsque les enfants
lui demandaient du travail, il refusait nettement de leur en donner, parce
qu’il voulait qu’ils le trouvassent eux-mêmes » (p 33).
Voyons ce que donne cette
liberté accordée aux élèves. Un visiteur raconte : « Durant une leçon, il observa que trois
élèves jouaient tranquillement aux cartes pendant que le maître parlait à la
classe, et celui-ci, bien qu’il s’en rendît compte, n’intervint pas »
(p 33).
Les maîtres-camarades
comptaient beaucoup sur la spontanéité et la créativité des enfants, moteur de
toutes les activités : « L’idéal
de l’élève tranquille et attentif fait place à celui de l’élève plein de
mouvement et d’initiative. La qualité première de l’élève d’hier – la capacité
de reproduire consciencieusement ce que le maître et le manuel lui présentaient
– a perdu de sa valeur ; on lui préfère une autre qualité : la
spontanéité productive et créatrice de l’élève d’aujourd’hui ou de demain »
(p 75). En oubliant que la créativité n’existe pas ex nihilo, qu’elle est le fruit de connaissances et d’habiletés acquises
antérieurement. Voilà une erreur ontologique qui condamne à l’échec toutes les pratiques
pédagogiques basées sur la “créativité” spontanée des élèves.
Une autre erreur
constructiviste classique consiste à abolir chez l’élève tout effort pour
s’appuyer uniquement sur le seul intérêt qu’il va ressentir … ou pas : « De là l’importance que la nouvelle
conception attribue au besoin, à l’intérêt, notions qu’elle a substituées à
l’effort qui était le grand principe de l’enseignement réceptif et reproductif »
(p 75). Or, chacun sait que sans effort, il n’y a pas de réussites. Le coup de bol pour parvenir à ses fins s'avère, dans les faits, une solution très hasardeuse.
Bien entendu, en
pédagogie libertaire, il n’y a plus de sanction : « Dès le premier jour, [les maîtres]
annoncèrent à leurs élèves qu’il n’existait plus de punition ni d’autre
sanction, qu’il ne serait pas question d’interdictions ou d’un règlement
quelconque qui pourrait les gêner dans l’usage de leur pleine liberté. Le
premier résultat fut un chaos indescriptible » (p 32). Mais cela
n’entraîne pas un changement de pratique : « Des abus se produisaient cependant constamment, les maîtres ne le
cachent point dans leurs rapports. Mais ils tiennent toujours à souligner
qu’ils se sont abstenus quand même de toute intervention directe et coercitive »
(p 33).
Dans toutes les
pédagogies “nouvelles”, l’enseignant ne veut pas assumer la gestion de classe.
Il la délègue à une sorte de soviet des élèves appelé Conseil de coopérative ou
Assemblée générale. Hambourg ne fait bien sûr pas exception à cette
règle : « Les écoliers
apprirent ainsi qu’ils ne pouvaient pas compter davantage sur les maîtres que
sur eux-mêmes, que les maîtres ne songeaient nullement à imposer l’ordre, mais
qu’ils l’attendaient des enfants eux-mêmes. Les élèves n’avaient donc qu’à s’en
charger, et ils le firent. Des assemblées générales furent convoquées, où les
enfants se reprochèrent mutuellement le désordre et l’anarchie, mais où ils
tâchèrent aussi d’y remédier. On se promit de veiller à un meilleur ordre et
d’exercer un contrôle mutuel ; dans quelques écoles, on désigna un comité
d’élèves qui fut muni de droits policiers et qui fut rendu responsable de la
discipline à l’école » (p 34). Dès lors, c’est le soviet des élèves
qui s’occupe de la discipline en se transformant en Tribunal du peuple lorsque
le besoin s’en fait sentir : « En
classe, de même, ce furent les élèves qui se chargèrent d’assurer des
conditions favorables au travail. Les travailleurs avaient commencé à se
plaindre du dérangement perpétuel de la part des “chahuteurs” et des “flemmards”,
ils se mirent à réagir en se battant avec eux et en les éloignant ; ainsi
on parvint peu à peu à un certain calme pendant la leçon » (p 34).
Faire régler les comptes entre élèves, est-ce une vraiment solution raisonnable
pour un enseignant digne de ce nom ?
J’ai toutefois trouvé une
citation d’un maître-camarade qui mérite d’être rapportée : « C’est une absurdité que de voir dans une
école un petit État, organisé d’après des principes démocratiques ! À quoi
bon ces tribunaux d’enfants ? Ils élèvent des murs au lieu de les
abolir. Quand il est question, parmi mes garçons et mes filles, d’amener une
décision par un vote de majorité – c’est un signe pour moi que quelque chose va
de travers » (p 101). Encore un élément de rupture de la pédagogie
libertaire par rapport aux autres pédagogies alternatives d’inspiration “progressiste”.
À quoi pouvait donc
servir le maître dans ces conditions ? « De même dans les assemblées générales, les maîtres ne prétendaient à
aucun droit exceptionnel pour leur voix et pour leur avis. Ils étaient là,
discutaient, émettaient et défendaient leur opinion et se soumettaient aux
décisions générales au même titre que n’importe quel élève » (p 40).
Avec un bémol toutefois, il fallait que les décisions de l’Assemblée générale
n’aillent pas à l’encontre des présupposés pédagogiques des maîtres (par
exemple, si l’AG demandait au maître de jouer son vrai rôle !).
Les soviets d’élèves,
tant prisés dans les pédagogies “alternatives”, sont des lieux où l’égalité
entre adultes et enfants est totalement fictive. Ce qui ouvre la porte à toutes
les manipulations par personne ayant de fait une autorité (même si elle
proclame le contraire). L’auteur pose une bonne question : « Nous pouvons nous demander si cette égalité
et cette camaraderie entre les maîtres et leurs élèves n’excluaient pas une
influence concrète et proprement pédagogique des éducateurs sur les enfants,
influence dépassant celle du “vrai camarade” » (p 40). Il n’est pas
surprenant que les adultes soient très vite devenus des camarades en chef. Mais,
sous couvert d’Assemblée générale, le simulacre de démocratie était sauf.
« Un groupe de maîtres peut se mettre d’accord
pour ne faire usage d’aucune contrainte, pour ne jamais recourir à aucune
mesure coercitive ; on peut convenir même de vivre avec les écoliers dans
une égalité et une intimité de camarades ; mais l’influence personnelle et
les rapports vivants dépendent à un tel point des individualités et des
impondérables du caractère qu’il faut compter avec des différences
considérables dans l’application de ces décisions » (p 41). C’est
l’ascendant naturel que prend l’adulte sur l’enfant, même si l’adulte s’en
défend. « Bien qu’il fît à tous
égards partie de la communauté, le maître n’en était pas membre au même titre
que n’importe quel élève. Il restait supérieur aux autres, non en droit, mais
en fait » (p 42). L’auteur note également : « Outre la supériorité intellectuelle qui se
manifestait évidemment avant tout dans l’enseignement, la vie de la communauté
scolaire était fortement imprégnée aussi de la supériorité morale et de
l’influence directrice des maîtres » (p 42).
Dans les assemblées
générales, « combien souvent
était-ce l’opinion d’un ou de plusieurs maîtres qui l’emportait dans la
discussion ! » (p 42). Donc, « le juste rapport pédagogique que les efforts originaux de libération
absolue et l’effacement voulu du maître avaient paru supprimer s’était ainsi
reconstitué dans une certaine mesure » (p 43). Et c’est bien ce qui me
gêne beaucoup dans ces pédagogies qui proclament respecter les enfants et qui
les manipulent de fait sournoisement dans ces Conseils ou Assemblées où la voix des adultes pèse plus lourd.
Dans les communautés
scolaires de Hambourg, les maîtres-camarades décidèrent dans un premier temps
qu’il n’y aurait plus de classes, plus de divisions en fonction de l’âge, comme
dans les écoles traditionnelles. « À
cette “classe” rigide, les pédagogues de Hambourg avaient substitué le “groupe”
élastique librement composé autour d’un maître. Les enfants choisissaient
eux-mêmes le groupe auquel ils voulaient appartenir et la possibilité leur
était donnée de changer de groupe. Toutefois, les maîtres furent bientôt
obligés de rendre le changement de groupe plus difficile pour parer à une
fluctuation permanente qui menaçait de paralyser tout travail sérieux et suivi »
(p 29). L’idéal, pour ces communautés scolaires, aurait été l’internat (comme à
Summerhill) : « Cette vie en
commun réunissant les éducateurs et leurs élèves eût été sans doute plus
intense encore si ces écoles avaient été
des internats.» (p 46). Mais cela n’a pas été le cas.
Comme les élèves
pouvaient faire ce qu’ils voulaient, certains ne venaient plus à l’école. Une
fois encore, ce fut le soviet des élèves qui se chargea de remettre un peu
d’ordre : « De plus, les élèves
luttèrent contre les absences fréquentes qui avaient des répercussions très
désagréables sur la classe, car chacun avait sa fonction particulière dans le
travail collectif. Ils allèrent s’enquérir personnellement de la raison des
absences et solliciter les parents d’envoyer leurs enfants régulièrement à
l’école. On vit souvent aussi des grands ramener à l’école, avec plus ou moins
de douceur, les amateurs de l’école buissonnière » (p 34-35).
La promiscuité voulue
entre maîtres et élèves comporte également un grand danger que Jakob Robert
Schmid évoque pudiquement. Un des maîtres-camarades, M.K. Zeidler disait :
« Nous savons qu’éduquer un être
humain veut dire : l’aimer. Et notre grand désir, la condition
indispensable pour que notre travail porte des fruits, c’est d’être aimés de
nos élèves » (p 47). Or, « cette
affection n’est pas purement spirituelle, mais […] il faut reconnaître qu’elle
a sa base dans un sentiment physique et même qu’elle a ses racines dernières
dans l’instinct sexuel » (p 47). L’amour des maîtres pour les enfants
devint dans certains cas très douteux : « Ces efforts visibles pour vivre sur pied d’égalité et en grande
intimité avec les enfants, ne nous portent-ils pas à croire que l’amour du
maître-camarade pour ses élèves est sensiblement différent de l’affection que
témoignent en général les pédagogues à leurs pupilles ? » (p
178). Plus grave encore, « enfin
nous avons pu constater nous-mêmes chez des éducateurs que nous connaissions et
qui avaient réalisé la camaraderie intégrale avec leurs élèves, que des
sentiments analogues ont été à la base de leur attitude. Nous pouvons donc
affirmer que cette disposition affective fait souvent partie intégrante de
l’attitude du maître-camarade, qu’elle est même dans beaucoup de cas le mobile
psychique, subconscient peut-être, qui y détermine un éducateur » (p
179). Cela aboutit, pour l’un d’entre eux, Wyneken, à une condamnation en 1921
par un tribunal allemand à un an de prison pour délits homosexuels commis
contre deux de ses élèves. Ce qui n’est pas cher payé…
Reste à aborder le
chapitre des résultats obtenus par cette tentative pédagogique.
« Si l’on peut admettre qu’en éducation la
valeur d’un essai doit être jugé à l’aide des résultats visibles obtenus (…),
notre critique est en droit de partir du fait que la tentative de Hambourg
s’est terminée par un échec indéniable » (p 164). On ne peut être plus
clair…
Le grand principe de la
liberté absolue de l’enfant n’a pas résisté longtemps : « Tout d’abord, peu de temps après l’ouverture
des écoles, [les maîtres] durent apprendre qu’on ne peut pas vivre dans une
école avec des enfants sans obliger ceux-ci à observer quelques prescriptions
et défenses » (p 165). On a assisté très vite au retour du respect des
horaires, des récréations communes, des classes, de l’autorité des maîtres, des
sanctions (et même des gifles !).
Plusieurs facteurs
expliquent cet échec :
- les circonstances
extérieures : dans l’immédiat après-guerre, il y a une grande misère
matérielle et morale, l’inflation, tout cela compliqué par une atmosphère de
guerre civile ;
- les autorités scolaires
de Hambourg : la totale liberté laissée aux communautés scolaires prend
fin en 1925, désormais leur sont prescrits les mêmes buts qu’aux écoles
publiques ordinaires ;
- les parents
d’élèves : dont la désapprobation se voit au nombre décroissant des
enfants envoyés dans les communautés scolaires ; une mère dit (en 1925)
« que les enfants n’apprenaient
rien, que leur éducation morale était complètement négligée, que les enfants
sortant des communautés scolaires avaient de grandes difficultés à s’adapter à
la vie pratique et professionnelle » (p 168-169) ; et même un maître
dit (en 1923) : « Il faut
avouer que les parents qui laissent leur enfant chez nous font preuve de peu
d’intérêt en ce qui concerne son avenir » (p 169) ;
- les maîtres
eux-mêmes : certains étaient attirés par l’absence de contrôle de leur
travail, d’autres étaient meilleurs dans les discours que dans l’action,
d’autres étaient trop individualistes pour entreprendre un travail d’équipe, enfin
le radicalisme des plus jeunes se heurtait à la modération des plus âgés ;
- les enfants
aussi : c’étaient des enfants de prolétaires vivant souvent dans la
pauvreté et même la misère ; « les
écoles d’essai recevaient fréquemment des enfants qui, en raison de leur
médiocrité intellectuelle ou à cause de quelque défaut de caractère, avaient
échoué dans les écoles publiques » (p 170) ; « souvent on voit un maître se plaindre que
parmi ses écoliers il y aurait des enfants dont la place était dans une classe
pour arriérés » (p 170).
Les maîtres-camarades
« avaient attendu (…) que les
enfants répondent à la suppression de toute contrainte dans le travail par un
élan et un intérêt spontanés et soutenus, par une discipline de travail
volontaire, assurant de bons résultats. Ils durent s’apercevoir bientôt qu’ils
avaient été trop optimistes » (p 170). « Ce qui décevait surtout les maîtres, c’était (…) l’attitude des enfants
à l’égard de leur travail. (…) On voyait les enfants se livrer à un
dilettantisme excessif dans toutes les branches, même dans le chant »
(p 171).
« On attendait en vain la naissance de
l’effort qui seul aurait assuré, de l’avis même de nos pédagogues, des
résultats positifs et constants » (p 171). « L’impression dominante est que les enfants, jouissant de leur liberté,
s’occupaient d’un sujet aussi longtemps qu’ils en tiraient quelque plaisir, et
qu’ils l’abandonnaient au moment où le travail aurait demandé un effort réel et
de la persévérance » (p 171).
« On avait cru tout d’abord que la classe ou “le
groupe”, donc la communauté des enfants, rendrait superflue toute intervention
de la part du maître, que cette communauté réagirait non seulement contre le
désordre, mais qu’elle se chargerait dans une large mesure de toutes les fonctions
éducatives nécessaires. (…) Mais il semble bien que nos pédagogues ont
surestimé le sentiment social existant de prime abord chez leurs enfants »
(p 172).
Un maître-camarade avoue :
« Partout où l’on se laissa guider
par une confiance sans borne dans le tact des enfants, dans leur force de
volonté, dans leur persévérance, dans la sûreté de leur instinct et dans la
tendance des individus à former une communauté, partout le résultat fut qu’au
lieu des communautés qu’on désirait obtenir, on vit se former des bandes
indisciplinées » (p 173).
« Les réactions des enfants étaient souvent
telles que le maître perdait courage et patience. Les abus et l’ingratitude
rendirent quelquefois impossible aux maîtres l’égalité d’humeur et la
cordialité » (p 173). « Fréquemment
les maîtres récoltèrent en réponse à leur bienveillance des grossièretés et des
impertinences déconcertantes » (p 174).
« La conclusion qui s’impose à nous, c’est que
toute tentative analogue subirait le même insuccès » (p 181). Cela a
été depuis démontré à de multiples reprises.
« Il semble plutôt que les réactions négatives
des enfants se seraient montrées partout, parce qu’elles étaient dues à la
pédagogie Vom Kinde aus et en particulier à quelques erreurs psychologiques
capitales qui faussent cette conception » (p 181). « À la place de l’enrichissement prodigieux du
travail scolaire que l’on attendait de la libération de la spontanéité
enfantine, un appauvrissement déplorable surgit dans toutes les branches. Il
ressort de cette constatation que le travail des enfants déçut les maîtres non
seulement au point de vue des résultats tangibles, mais aussi par son contenu
imaginatif. Car c’est sans doute sur l’imagination des enfants qu’on avait
compté en espérant cet enrichissement créateur » (p 182).
« Que les enfants de Hambourg n’aient pas été
capables de se discipliner eux-mêmes en toute liberté, sans aucune prescription
ni défense, cela tenait, croyons-nous, moins à leurs caractères qu’au fait
qu’ils n’étaient bien, après tout, que des enfants ! Car le nouveau “règlement”
des communautés scolaires faisait appel à une discipline intérieure et à un
sentiment de responsabilité qu’on ne peut demander légitimement que d’adultes,
et parmi eux seulement de personnalités d’un niveau spirituel et moral assez
élevé » (p 183-184).
Le réquisitoire est sans appel,
et se passe de commentaires.
Laissons le dernier mot à
un des maîtres-camarades, Lottig, qui écrivit en 1921 : « Je frémis souvent en pensant à l’époque où
il se produira un réveil chez nos élèves et où ils nous feront le
reproche : pourquoi ne m’as-tu pas, en son temps, remis quelque chose qui
puisse vraiment me servir ? » (p 196).
Et c’est bien le reproche
que je fais aux anarchistes d’aujourd’hui qui promeuvent toujours des démarches
pédagogiques désastreuses qui ont toujours échoué partout. Quand ils ne se
réclament pas de Freinet ou d’autres pédagogues communistes (donc autoritaires),
ce qui devrait les révulser. Les prolétaires méritent que leurs enfants
bénéficient d’une instruction de qualité, les mettant en situation de réussite et
leur permettant d’acquérir des connaissances solides et des habiletés
nombreuses. Cela seules les pédagogies efficaces peuvent le permettre et c’est
donc par elles qu’il faut passer si l’on veut des adultes éclairés, à l’esprit
critique aiguisé, ne s’en laissant pas compter facilement par les beaux
discours, œuvrant à améliorer leur sort et celui de l’Humanité.
Que les anarchistes se
décident enfin à laisser les pédagogies inefficaces aux sociétés sans avenir et
aux mondes voués à disparaître.
______________________________________
Jakob
Robert Schmid
François Maspero (coll. Textes à l'appui), 217 p
1976
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