sous le titre “Pourquoi nos enfants ne savent plus
lire”.]
Comment les militants du bien peuvent-ils faire le mal ?
Cette question qui taraude la gauche depuis toujours se pose en termes crus
dans un domaine essentiel pour elle, celui de l’éducation. Dans les années 60
et 70, un courant de pensée progressiste s’est mis en tête de réformer
l’apprentissage de la lecture. Les méthodes traditionnelles, disaient-ils, sont
trop arides, trop mécaniques, elles assomment les élèves et participent à la
sélection sociale qui frappe les enfants des classes populaires. Elles doivent
être mises au rencart au profit de pédagogies plus modernes. Bientôt dominant
dans l’appareil de l’Éducation nationale, ce courant bien intentionné a inspiré
les changements qui ont affecté l’enseignement du français dans les classes
élémentaires.
Contrairement à ce que disent parfois les adversaires de ces
réformes (souvent engagés à droite, mais pas toujours), il ne s’agissait pas
d’imposer la “méthode globale”, inventée par un pédagogue du début du XXe
siècle, Ovide Decroly, pour les élèves affectés de handicaps (la surdité, par
exemple), et qui fut fort peu enseignée, mais de rejeter l’antique méthode
syllabique (b.a.- ba) au profit de pédagogies plus ou moins influencées par la “méthode
globale” sans en imiter le systématisme (méthodes semi-globales, idéo-visuelle,
etc.), qui partent non des syllabes qu’on répète mécaniquement mais des mots
complets dont l’enfant appréhende directement le sens, dans le but de l’éduquer
à la découverte personnelle du savoir.
En faisant foin de la grammaire traditionnelle et des
pédagogies répétitives, ce courant a produit des méthodes et des explications
techniques qui inquiètent souvent les parents d’élèves, troublés par ce qui
leur paraît un abandon des exigences habituelles en matière d’orthographe et de
grammaire, le tout accompagné d’une rhétorique obscure et jargonnante à
souhait.
Journaliste politique à l’Obs,
Carole Barjon est de ceux-là. Entendant les professeurs de ses enfants faire
peu de cas des dictées et relativiser d’un ton condescendant la maîtrise de
l’orthographe, qui lui paraissait néanmoins utile aux élèves, notamment pour se
mettre plus tard à la recherche d’un emploi, elle a décidé de se renseigner par
elle-même, à l’aide d’une enquête journalistique sérieuse, sur l’état de
l’enseignement du français dans l’Éducation nationale. Compulsant les études
nombreuses réalisées sur la question, consultant les programmes, les instructions
et les circulaires émises par le ministère, interrogeant directement les
anciens ministres, retrouvant les pédagogues, les sociologues ou les
professeurs qui furent à l’origine des réformes, elle livre un diagnostic
vivant et précis de l’apprentissage de la langue française par les élèves de la
République. Le résultat est effrayant.
Précaution immédiate ! En lisant cette conclusion lapidaire,
le lecteur averti se dira : encore un de ces pamphlets sommaires qui encombrent
les étals des libraires et qui nous expliquent que tout était mieux avant,
qu’il ne fallait surtout pas tenter de démocratiser l’éducation nationale, que
Jules Ferry a été trahi et que la gauche enseignante à détruit la bonne vieille
école républicaine. Erreur : outre qu’il s’appuie sur des chiffres difficiles à
contester, le diagnostic de la journaliste est très souvent dressé par des
spécialistes engagés à gauche. Cité par Carole Barjon, le livre le plus
critique sur la question émane par exemple de deux spécialistes, Sandrine
Garcia et Anne-Claudine Ollier, qui se réclament de Pierre Bourdieu.
Qu’il s’agisse des études internationales Pisa, des rapports
internes du ministère ou des travaux sociologiques les plus divers, les
analyses concordent : un quart des élèves d’une génération arrive dans le
secondaire sans maîtriser de manière satisfaisante la lecture. Et comme souvent,
ce sont les élèves issus des milieux les plus modestes qui font les frais de
cette dégradation, dans la mesure où les parents plus diplômés peuvent plus
facilement corriger à la maison des déficiences de l’école publique.
La raison en est simple, a découvert Carole Barjon : en
réduisant le temps de répétition, d’entraînement, d’apprentissage des
automatismes de lecture, le rejet de la méthode syllabique a rendu
l’apprentissage du français plus lent, plus incertain, alors même que le temps
dévolu à la lecture se réduisait progressivement. Les enfants de profs et ceux
des classes supérieures ont compensé le handicap, les enfants des classes
populaires se sont retrouvés démunis : l’école qu’on voulait rendre plus juste
est devenue plus injuste. Le plus cruel dans cette enquête, c’est que les
promoteurs des réformes, interrogés vingt ou trente ans après, admettent d’un
ton primesautier leur échec historique et accusent de manière confuse un “on”
mystérieux (“on” n’a pas fait ce qu’il fallait), ou bien nient que la méthode
globale ait jamais été appliquée (ce qui est un faux-fuyant, puisque l’on a
avant tout rejeté la méthode syllabique au profit d’une pléiade de méthodes
différentes). Aimable irresponsabilité des gourous de l’éducation. La logique
voudrait qu’on reconnaisse l’échec et qu’on redresse la barre. C’est l’appel
lancé par Carole Barjon en conclusion. Peut-être est-il temps de l’entendre…
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