Source : Le Devoir
Réjean Bergeron
Professeur de philosophie au cégep Gérald-Godin
30.09.2017
Jean-Jacques Rousseau encenserait le Renouveau pédagogique instauré au Québec
Le penseur versait dans l’obscurantisme et l’anti-intellectualisme
« L’homme est
naturellement bon, c’est la société qui le corrompt. » Quiconque a déjà
entendu parler de Jean-Jacques Rousseau ou lu son œuvre connaît cette
proposition. Elle est au fondement de sa représentation de l’être humain, mais
aussi de sa conception de la pédagogie, qu’il présente longuement dans son Émile - De l’éducation, ouvrage publié
en 1762.
Le but du présent texte est de montrer jusqu’à quel point la
réforme de l’éducation, mise en place au Québec au cours des années 2000 et
présentée ensuite sous le nom de Renouveau pédagogique, n’est en fait que
l’application de plusieurs idées déjà présentes dans l’Émile de Rousseau, mais aussi le reflet de cette haine à l’endroit
de la chose intellectuelle, du progrès et de la transmission des connaissances
qu’il laisse transparaître tout au long de son œuvre. Comme le dit
François-Xavier Bellamy dans Les
déshérités, « lire l’Émile
aujourd’hui, c’est faire une expérience assez fascinante, proche de celle que
l’on pourrait faire en lisant une prophétie qui, écrite avec deux siècles
d’avance, se serait réalisée point par point ». En effet, presque tout s’y
trouve déjà en germe : la pédagogie de la découverte, le développement des
compétences et des savoir-agir au détriment de l’acquisition de connaissances,
une vision utilitariste du savoir, un maître réduit au simple rôle
d’accompagnateur et un élève à qui on demande de construire ses savoirs.
Dès le départ, Rousseau est aux prises avec un problème
majeur : comment éduquer sainement un enfant si la société dans laquelle il
grandira a fini par corrompre et dénaturer les êtres humains qui y vivent ?
Rousseau contourne ce problème en décidant de travailler sur les principes et
en se donnant un élève imaginaire du nom d’Émile qui sera élevé jusqu’à l’âge
adulte par un précepteur unique, et ce, à la campagne, loin des villes qui « sont le gouffre de l’espèce humaine ».
Mais à partir de quel modèle l’éducation du jeune Émile se
fera-t-elle ? « Cette éducation nous
vient de la nature, ou des hommes, ou des choses », affirme Rousseau.
L’homme s’étant disqualifié à jouer ce rôle, puisque dépravé et corrompu, le
choix s’impose alors de lui-même : « Je
veux qu’il n’ait d’autre maître que la nature, ni d’autre modèle que les objets.
» Ici, par le concept de « nature », espèce de mot-valise, Rousseau fait
référence autant à la nature en général qu’à la nature de l’enfant. En fait,
chez Rousseau, lorsque l’enfant naît, il est à l’image de l’homme à l’état de
nature qu’il nous présente dans son célèbre Discours
sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : un être
bon, authentique, pur, sans vice, encore intact. Voilà pourquoi il posera comme
maxime incontournable que les premiers mouvements de la nature, et donc de
l’enfant, sont toujours droits, qu’il n’y a point de perversité originelle dans
le cœur humain. Pour lui, si l’enfant devient indocile, méchant, avide ou
menteur, c’est parce que la société aura semé ces vices dans son cœur et dans
sa raison. Pour Rousseau, « les mensonges
des enfants sont tous l’ouvrage des maîtres », en fait de ceux qui se
prétendent tels, car le véritable maître ne peut être que la nature, « qui ne ment jamais ».
Dans ce contexte, il est hors de question que le précepteur
d’Émile se présente comme celui qui aurait un savoir à enseigner. Croyant bien
agir, il ne ferait que transmettre ses propres préjugés et l’ensemble des
erreurs sur lesquelles s’est construite la société, là où « tout n’est que folie et contradiction ».
Son rôle consistera plutôt à conduire son élève à la manière d’un guide, quitte
à se mettre parfois à son niveau : « Faites-en
vos égaux afin qu’ils le deviennent, et s’ils ne peuvent encore s’élever à
vous, descendez à eux sans honte, sans scrupule. » Le précepteur se
présente donc comme un facilitateur qui, tout en évitant que l’enfant soit
contaminé par cette société corrompue, essaie de lui offrir les conditions
idéales grâce auxquelles il pourra actualiser son plein potentiel, sa bonne
nature. « La première éducation doit donc
être purement négative. Elle consiste, non point à enseigner la vertu ni la
vérité, mais à garantir le cœur du vice et l’esprit de l’erreur. »
Rousseau insiste à plusieurs reprises : entre l’ignorance et
l’erreur, il préfère de beaucoup la première, cette « heureuse ignorance » où la sagesse éternelle nous aurait placés,
comme il l’exprimait déjà en 1750 dans son Discours
sur les sciences et les arts. À ce sujet, et de retour à l’Émile, voici la
recommandation surprenante qu’il fait au futur précepteur : « Souviens-toi sans cesse que l’ignorance n’a
jamais fait de mal, que l’erreur seule est funeste, et qu’on ne s’égare point
par ce qu’on ne sait pas, mais par ce qu’on croit savoir. »
Dans ces conditions, comment éduquer le jeune Émile, à
l’aide de quels moyens ? Pas question évidemment de lui faire lire des livres
puisque pour Rousseau, « l’enfant qui lit
ne pense pas, il ne fait que lire ; il ne s’instruit pas, il apprend des mots
». Cette activité est trop passive pour lui et provoque de l’ennui — ce qu’il
faut éviter à tout prix ! En fait, un seul livre trouvera grâce aux yeux de
Rousseau pour l’éducation d’Émile une fois qu’il sera devenu adolescent. Il
s’agit de Robinson Crusoé de Daniel
Defoe, où il est justement question d’un naufragé sur une île déserte qui se
voit contraint de composer avec la nature pendant de longues années en
compagnie de Vendredi, sorte d’homme à l’état de nature que Robinson se donnera
comme devoir de civiliser, un peu à l’image de ce que tente de faire le
précepteur de Rousseau avec le jeune Émile.
D’ailleurs, en parlant de livre et des mots, Rousseau
insiste aussi sur le fait qu’il n’est pas bon que l’enfant ait trop de
vocabulaire. « C’est un très grand
inconvénient qu’il ait plus de mots que d’idées », affirme-t-il. Il faudra
aussi éviter les leçons verbales afin de le mettre avant tout en contact avec
les choses et les faits, et ce, à l’aide des expériences concrètes habilement
et parfois sournoisement mises en scène par le précepteur. Pour ce qui est de
l’usage de la mémoire, il est hors de question de faire apprendre au jeune
Émile quoi que ce soit par cœur, surtout pas les fables de La Fontaine !
Précurseur de la pédagogie de la découverte, Rousseau nous
dit que le principal travail du précepteur consistera non pas à transmettre des
connaissances à Émile, mais à lui donner le goût de les découvrir lui-même : « C’est rarement à vous de lui proposer ce
qu’il doit apprendre ; c’est à lui de le désirer, de le chercher, de le
trouver, à vous de le mettre à sa portée, de faire naître adroitement ce désir
et de lui fournir les moyens de le satisfaire. » En fait, s’il y a une
chose que le précepteur doit apprendre à son jeune « apprenant », dirions-nous
aujourd’hui, c’est bien d’apprendre à apprendre, et ce, en s’appuyant sur une
méthode et en développant ses compétences. « Vous donnez la science, à la bonne heure ; moi je m’occupe de
l’instrument propre à l’acquérir », écrit Rousseau.
Reste alors une dernière question : vers quel type de
savoirs le précepteur orientera-t-il le jeune Émile ? La réponse est claire :
strictement vers ce qui est utile pour son jeune apprenant. « À quoi cela est-il bon ? Voilà désormais le
mot sacré, le mot déterminant entre lui et moi dans toutes les actions de notre
vie. » Pas de connaissances désintéressées pour notre Émile, pas de hautes
spéculations théoriques, que ce qui lui permet de résoudre un problème, de
satisfaire un besoin, d’assouvir un désir immédiat ; en somme, que des
connaissances « que l’instinct nous porte
à chercher » ! En passant, Émile sera menuisier.
Comme on peut le constater, Rousseau n’est absolument pas un
bon représentant du Siècle des lumières ; en fait, il se positionne plutôt comme
un anti-lumières. Tout au long de son œuvre, et particulièrement dans l’Émile, il se fait très critique à
l’endroit du progrès, de la raison, de la science, des intellectuels, des
académies et des livres ! Voici en cascade quelques citations très révélatrices
: « Il y a plus d’erreurs dans l’Académie
des sciences que dans tout un peuple de Hurons » ; « L’abus du savoir produit l’incrédulité » ; « Un enfant mal instruit est plus loin de la sagesse que celui qu’on n’a
point instruit du tout » ; « Toujours
raisonner est la manie des petits esprits » ; « Les sciences et les arts doivent donc leur naissance à nos vices »,
et cette phrase célèbre : « Je hais les
livres ; ils n’apprennent qu’à parler de ce qu’on ne sait pas. »
C’est dans ce climat obscurantiste et anti-intellectualiste,
dans ce romantisme fumeux que sera « éduqué » le jeune Émile, et c’est en
partie aussi dans ce terreau boueux que notre merveilleuse réforme de
l’éducation tire ses origines.
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