Source : La Lettre de l’éducation
09.11.2015
André Tricot est
directeur du laboratoire Travail et cognition (CNRS/Toulouse-2) et professeur à
l’ESPÉ de Toulouse.
L’expression “digital
natives” vous agace. Pourquoi ?
C’est avant tout un phénomène médiatique. À l’origine, elle
vient d’un article publié en 2001
par Mark Prensky, conférencier
et créateur de jeux éducatifs, dans un journal
universitaire américain. Mais
ce n’est pas un article
scientifique. La notion qu’il
met en avant relève de l’opinion, n’est fondée
sur aucune donnée empirique.
Elle entretient l’idée fausse que les élèves vont mieux apprendre sous prétexte
qu’ils vivent dans un bain numérique dont l’existence exigerait une révision
complète des manières d’enseigner. Elle induit une confusion entre le fait
d’utiliser un ordinateur pour des tâches spécifiques et la capacité à assimiler
ou maîtriser des connaissances. Tout le discours autour des “natifs numériques” tend à confondre l’utilisation d’un outil et la réalisation d’une tâche
avec cet outil.
Un autre grand
succès est le personnage de « Petite Poucette » de Michel Serres, qui
incarne la formidable mutation en cours...
Cette mutation, je ne la conteste pas. Une étude de 2010
montre qu’un Américain moyen lit aujourd’hui quatre heures et demie par jour au
lieu d’une heure quarante-cinq dans le milieu des années 1970. En quarante ans,
on multiplie par trois le temps de lecture : une vitesse de changement
fascinante. Notre rapport à l’information, à la connaissance et à la culture est profondément bouleversé. La mutation est bien là, mais
change-t-elle fondamentalement les modalités d’enseignement ? Michel Serres, dont je suis un
fan, a lui-même admis qu’il avait été un peu
rapide à ce sujet... Le numérique ne change pas le sens de l’école, qui reste de faire
apprendre des savoirs “inutiles”, c’est-à-dire apparemment ou provisoirement
inutiles. J’apprends le théorème de Pythagore quand j’ai 14 ans et alors qu’il ne me sert à rien, mais cet apprentissage
contribue à me construire.
Et, dans tous les cas, il ne suffit pas que ce théorème soit disponible quelque part pour que des gamins
l’apprennent. Ce qui me dérange, c’est que l’on confonde l’accès à des supports
de connaissance et l’accès à la connaissance elle-même, qui passe par le
travail de l’enseignant. Ce n’est pas parce que des enfants vont lire la page
Wikipédia sur le théorème de Pythagore qu’ils seront capables de le comprendre.
Mais si, au lieu
de la page, c’est un magnifique didacticiel interactif ?
C’est ce qu’on appelle les tuteurs intelligents. Cela fait
quarante ans que l’on fait des recherches en ce domaine, et les spécialistes,
dont je fais partie, sont de plus en plus modestes. On sait de mieux en mieux
présenter l’information. Ce que l’on ne sait pas bien, c’est interpréter ce que
l’élève ne comprend pas, interpréter les erreurs qu’il peut commettre. Au
contraire, les humains font cela très bien : réguler
l’apprentissage, comprendre
ce que l’autre ne comprend
pas, proposer un exercice B parce que l’exercice
A n’a pas bien marché avec cet élève, tandis
qu’avec tel autre on va
plutôt proposer l’exercice C...
Un bon
enseignement est donc encore possible en l’absence d’outil numérique ?
Sans doute, mais, à partir du moment où on a bien conféré au
numérique le statut d’outil, il apporte de réelles plus-values dans l’apprentissage.
Mais c’est un outil, un support pour l’apprentissage. Le numérique enrichit les
ressources. Rien de plus. Si je reprends l’exemple du théorème de Pythagore,
cela veut dire que moi, enseignant, j’ai d’abord défini ce que les élèves
doivent apprendre à partir des programmes, j’ai repéré où ils en sont, et j’ai
défini ma progression. Ensuite, je vais concevoir des tâches, leur demander de
résoudre un problème, de faire des exercices d’application, etc. Alors, mais
seulement une fois que j’aurai fait tout cela, je peux utiliser un logiciel de
géométrie dynamique qui est un outil extraordinaire et permettra de faire se
concentrer l’élève sur ce qui est vraiment important c’est-à-dire comprendre le
théorème. Mais on ne commence pas par mettre l’élève face au logiciel. Certains
apprentissages sont plus efficaces avec les outils numériques, à condition
d’être précis et méthodique :
c’est chaque fois tel
apprentissage avec tels élèves, dans tel contexte.
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