Source : Le Monde, 22/23.12.2013
« Enseignants, emparez-vous des sciences de l'apprentissage »
Article paru sous le titre : Enseigner est une science
Stanislas Dehaene
Pour quiconque sait que “l'enfant est l'avenir de l'homme”,
l'enquête PISA est un véritable électrochoc. Que nous apprend le Programme
international pour le suivi des acquis des élèves de l'OCDE ? Plus inégalitaire
que jamais, l'éducation nationale française réussit aux élites, mais ne
parvient pas à donner aux enfants défavorisés le bagage minimal dont ils ont
besoin pour comprendre un article de journal ou un problème d'arithmétique.
Jusqu'à la seconde génération, une famille issue de l'immigration affiche des
résultats scolaires en très net retard.
Ce résultat est-il inéluctable ? Non. La complexité de la
langue française n'est pas en cause car, à difficulté égale, le Québec et la
Belgique réussissent nettement mieux que la France. Le sociologue Jérôme
Deauvieau, dans un rapport récent, identifie le nœud du problème :
l'enseignement de la lecture au cours préparatoire (CP).
Il est allé enquêter dans les quartiers populaires de la
petite couronne parisienne, les zones “Eclairs”, anciennement zones d'éducation
prioritaires (ZEP) où habitent les enfants les plus pauvres et les plus difficiles
à scolariser. Son objectif : recenser les stratégies éducatives des enseignants,
répertorier les manuels qu'ils choisissent d'utiliser, et évaluer l'impact de
ces manuels sur les capacités de lecture des élèves en fin de CP.
Premier scandale. Pourquoi le département d'évaluation des
programmes de l'éducation nationale n'a-t-il pas pris la peine de mener
lui-même une telle évaluation ? Cela lui serait pourtant facile : il lui
suffirait de croiser les chiffres recueillis dans chaque classe lors des
évaluations nationales des élèves avec les méthodes qu'elles utilisent. Lorsque
l'on dépense un budget annuel de 63,4 milliards d'euros, la moindre des choses
est d'optimiser ses pratiques. Pourquoi l'éducation nationale refuse-t-elle
encore de recommander à ses enseignants les meilleurs manuels ?
Deuxième scandale dévoilé par l'enquête Deauvieau : nous sommes
en 2013, et 77 % des enseignants des zones défavorisées choisissent toujours un
manuel de lecture inapproprié, qui fait appel à une méthode mixte, c'est-à-dire
où l'enfant passe un temps considérable à des exercices de lecture globale et
de devinettes de mots qu'il n'a jamais appris à décoder.
Seuls 4 % adoptent une méthode syllabique, qui propose un
enseignement systématique et structuré des correspondances entre les lettres et
les sons. Or les résultats montrent que c'est ce système qui réussit le mieux
aux enfants, et de très loin : 20 points de réussite supplémentaires sur 100
aux épreuves de lecture et de compréhension !
Ce résultat vient confirmer ce que trois décennies de
recherches en psychologie cognitive ont démontré : seul l'enseignement explicite
du décodage graphophonologique est vraiment efficace. En 2000, par exemple, une
vaste méta-analyse américaine montre que les enfants à qui on enseigne ces
principes parviennent plus vite, non seulement à lire à haute voix, mais
également à comprendre le sens de ce qu'ils lisent.
Ce n'est guère étonnant : l'invention de l'alphabet a
demandé plusieurs siècles, comment imaginer que l'enfant le découvre seul ? Le
principe alphabétique ne va pas de soi. Il faut en enseigner explicitement tous
les détails : la correspondance de chaque son du langage avec une lettre ou un groupe
de lettres ; et la relation entre la position de chaque lettre dans le mot
écrit et l'ordre de chacun des phonèmes dans le mot parlé.
Les recherches de mon laboratoire, fondées sur l'imagerie
cérébrale, le confirment : tous les enfants apprennent à lire avec le même
réseau d'aires cérébrales, qui met en liaison l'analyse visuelle de la chaîne
de lettres avec le code phonologique. Entraîner le décodage graphème-phonème
est la manière la plus rapide de développer ce réseau – y compris pour les
enfants défavorisés ou dyslexiques.
Comment expliquer qu'en France les stratégies de lecture qui
ont prouvé leur efficacité ne soient pas proposées à tous les enfants ? La
réponse est simple : la formation des enseignants ne leur a jamais expliqué
qu'il existe une approche scientifique de l'apprentissage. Résultat : bon
nombre d'enseignants “bricolent”, selon le mot de Jérôme Deauvieau.
Leur enfer scolaire est pavé de bonnes intentions
pédagogiques. Ils conçoivent l'enseignement comme un art, où l'intuition et la
bonne volonté tiennent lieu d'instruments de mesure. Combien de fois m'a-t-on
dit : « La méthode globale ne fait pas de mal, je l'emploie depuis des années,
et la plupart de mes élèves savent lire. » Mais 5 ou 6 enfants par classe en
échec, c'est précisément ce que crient les statistiques : 20 % des élèves n'apprennent
pas à lire, et ce sont ceux de bas niveau socio-économique ; les autres
réussissent parce que leur famille compense, tant bien que mal, les déficiences
de l'école.
Partout ailleurs dans le monde s'impose pourtant l'idée
d'une éducation fondée sur la preuve, c'est-à-dire sur une évaluation
rigoureuse des stratégies éducatives, et de vastes études contrôlées,
multicentriques et statistiquement validées.
Ces études ont conduit à identifier plusieurs principes fondamentaux
qui maximisent la compréhension et la mémoire. Ces principes doivent être mis en
œuvre au plus vite dans les classes françaises. Il est urgent que la formation
des maîtres inclue un bagage minimal de connaissances sur l'enfant et la
science de l'apprentissage.
Ces connaissances, quelles sont-elles ? Tout d'abord que,
contrairement à ce qu'envisageait Jean Piaget (1896-1980), l'enfant n'est pas
dépourvu de compétences logiques abstraites. Bien au contraire, le cerveau de
l'enfant est structuré dès la naissance, ce qui lui confère des intuitions
profondes.
Il est doté de puissants et rigoureux algorithmes
d'inférence statistique. En conséquence, l'école doit fournir à ce “super-ordinateur”
un environnement enrichi : un enseignement structuré et exigeant, tout en étant
accueillant, généreux, et tolérant à l'erreur.
Les neurosciences cognitives ont identifié quatre facteurs
qui déterminent la facilité d'apprentissage. En premier, l'attention : elle
fonctionne comme un projecteur, qui amplifie l'apprentissage, mais dont le
rayon d'action est limité. Le plus grand talent d'un enseignant consiste donc à
attirer, à chaque instant, l'attention de l'enfant sur le bon niveau d'analyse.
Une expérience remarquable montre ainsi que le même alphabet
sera appris rapidement ou, au contraire, totalement oublié, selon que l'on s'arrête
sur les lettres ou, au contraire, sur la forme globale du mot : l'attention
globale canalise l'apprentissage vers une aire cérébrale inappropriée de
l'hémisphère droit et entrave le circuit efficace de lecture. On mesure ici
combien la méthode mixte, en désorientant l'attention, cause de dégâts.
Deuxième facteur : l'engagement actif. Un organisme passif
n'apprend pas. L'apprentissage est optimal lorsque l'enfant génère activement
des réponses, et se teste régulièrement. L'auto-évaluation est donc une composante
fondamentale de l'apprentissage, déjà identifiée par Maria Montessori
(1870-1952).
Une classe efficace alterne, chaque jour, des périodes
d'enseignement explicite et des périodes de contrôle des connaissances (lecture
à haute voix, questions/réponses, quiz…). Ces derniers développent la “métacognition”,
la connaissance objective de ses propres limites et l'envie d'en savoir plus.
Troisième facteur : le retour d'information (ou “feedback”).
Notre cerveau n'apprend que s'il reçoit des signaux d'erreur qui lui indiquent
que son modèle interne doit être rectifié. L'erreur est donc non seulement
normale, mais indispensable à l'apprentissage.
Elle n'implique ni sanction, ni punition, ni mauvaise note
(celles-ci ne font qu'augmenter la peur, le stress et le sentiment
d'impuissance de l'enfant). Dans une classe efficace, l'enfant essaie souvent,
se trompe parfois, et il est gentiment corrigé pour ses erreurs et récompensé
pour ses succès.
Quatrième pilier, enfin, l'automatisation. En début
d'apprentissage, l'effort mobilise toutes les ressources du cortex frontal.
Afin de libérer l'esprit pour d'autres tâches, il est indispensable que la
connaissance devienne routinière. En lecture, par exemple, ce n'est que lorsque
le décodage des mots devient automatique que l'enfant peut se concentrer sur le
sens du texte.
La répétition quotidienne va transférer l'apprentissage vers
des circuits cérébraux automatiques et non conscients. Le sommeil fait partie intégrante
de cet algorithme : dormir, c'est consolider les apprentissages de la journée.
Voilà pourquoi la réforme des rythmes scolaires, en répartissant l'enseignement
tout au long de la semaine, va dans le bon sens.
De nombreux exemples démontrent que, déclinés à l'école, ces
principes conduisent à des améliorations rapides. Au Royaume-Uni, “l'heure de lecture”,
un cours quotidien, structuré, axé sur le décodage, la lecture à haute voix,
l'écriture manuscrite et l'enrichissement du vocabulaire, a fait bondir les
performances des enfants. Dans la ZEP de Genevilliers, une maternelle, en
s'appuyant sur le matériel pédagogique de Maria Montessori et les principes
cognitifs que je viens d'esquisser, obtient des résultats exceptionnels : avant
même l'entrée en CP, tous les enfants savent lire et faire des calculs à quatre
chiffres !
Aucune fatalité, donc, à ce que notre éducation nationale
soit abonnée aux mauvaises performances. Reste l'urgence d'une mobilisation de
tous, parents, enseignants, inspecteurs, ministres, afin d'exiger de notre
école rigueur et efficacité pédagogique.
Stanislas Dehaene
Professeur de psychologie cognitive expérimentale au Collège
de France. Il dirige l'unité Inserm-CEA de neuro-imagerie cognitive à Saclay.
Stanislas Dehaene est également membre des Académies des sciences française et
américaine. Il a dirigé la publication de l'ouvrage collectif Apprendre
à lire : des sciences cognitives à la salle de classe (Odile Jacob, 2011).
Il est l'auteur du livre Les Neurones de
la lecture (Odile Jacob, 2007).
Bonjour,
RépondreSupprimerje suis enseignant en élémentaire. Je suis assez d'accord avec une grande partie de l'article. Néanmoins pour ce que vous pensez des rythmes scolaires, dans la théorie, c'est une belle idée, mais dans la pratique cela s'avère beaucoup plus compliqué. En effet, les parents (de ce que j'ai pu voir de par mes différentes expériences), en particulier dans les milieux "défavorisés", n'ont que rarement le réflexe de coucher leur enfant à une heure raisonnable/décente... Le fait d'avoir une télé/console dans sa chambre est souvent également source de manque de sommeil... Autant de raisons pour lesquelles les rythmes scolaires imposés sont, en pratique, difficiles à mettre en place et efficaces.
Merci, cher collègue, pour votre commentaire.
RépondreSupprimerToutefois, je précise que l'article a été écrit par Stanislas Dehaene et qu'il faudrait donc s'adresser à lui pour la question spécifique des rythmes scolaires que vous soulevez. L’auteur dit apprécier la réforme proposée par le ministre Peillon. Ce n’est pas mon cas.
En effet, je pense que cette réforme ne réduira en aucune manière le temps de présence de la plupart des élèves à l'école. Ceux qui viennent déjà à l’accueil du matin, qui mangent à la cantine à midi et qui restent à la garderie le soir, parce que leurs parents travaillent, continueront à le faire. Et, en plus, ils seront obligés de venir le mercredi matin !
Cette réforme des rythmes scolaires a été menée à la va-vite et sans le moindre budget. Ce qui ne pouvait déboucher que sur une mise en place contestée. Et c’est dommage, parce qu’il est vrai que les élèves français ont les journées de classe les plus longues des pays de l’OCDE…
Bravo pour cet exposé ! Il n'y a effectivement pas de fatalité et vos propos doivent susciter espoir et encouragements à tous ceux qui croient en un avenir meilleur
RépondreSupprimerMerci pour ce commentaire.
RépondreSupprimerJ'en profite pour indiquer ce que j'avais écrit lors de la sortie du rapport de Jérôme Deauvieau : Les loupés de l'apprentissage de la lecture
Ainsi que l'article paru sur Form@PEx sur cette étude : Lecture au CP : un effet manuel considérable