Source : Le Monde du
23.05.2016
Entretien avec Stanislas Dehaene
Stanislas Dehaene dirige
l’unité Inserm-CEA de neuro-imagerie cognitive à Saclay (Essonne) et il est
professeur de psychologie cognitive expérimentale au Collège de France. Auteur
notamment de plusieurs livres sur la lecture et les maths, il a dirigé la
publication de l’ouvrage collectif Apprendre à lire. Des sciences
cognitives à la salle de classe (Odile Jacob, 2011).
Vous appelez depuis des années à une mobilisation générale afin que les
données des sciences cognitives soient mises au service de l’école. Où en
est-on aujourd’hui ?
Je ne dispose pas d’un
état des lieux précis, mais je constate une prise de conscience croissante des
contributions des sciences cognitives à l’éducation, et de la nécessité d’une
approche expérimentale et rigoureuse dans ce domaine. L’idée d’une éducation
fondée sur des preuves fait son chemin. Aujourd’hui, personne ne voudrait
d’une médecine qui revienne à l’arbitraire, qui repose sur l’intuition… De
même, dans l’enseignement, personne ne devrait pouvoir imposer une stratégie
pédagogique aux enfants sans avoir au moins un début de preuve de son
efficacité. Par exemple, plusieurs études émettent des doutes sur l’intérêt
des tablettes à l’école, il est donc fondamental d’expérimenter avant de
généraliser ces dispositifs.
De même qu’un médecin
continue de se former toute sa vie, la formation continue des enseignants est
essentielle, et doit se faire à leur initiative. Beaucoup de contenus sur la
neuro-éducation sont désormais accessibles, notamment sur Internet, et la
demande des professionnels est énorme. Ainsi, les séminaires et les cours
organisés au Collège de France avec le ministère de l’éducation ont eu un grand
succès, et leurs contenus sont toujours très consultés. Je crois que
c’est surtout par la formation des enseignants que les données des sciences
cognitives se diffuseront dans les pratiques. Car ce que nos recherches peuvent
apporter, ce sont avant tout des idées pédagogiques, sans forcément nécessiter
de changer les programmes.
(…)
Il reste tout de même des points noirs, dans l’enseignement de la
lecture notamment…
Sur le terrain, il y a
des progrès. Les enseignants sont mieux informés sur les méthodes de lecture et
leurs performances. Un consensus scientifique existe sur l’importance initiale
de l’enseignement systématique et structuré des correspondances entre les
lettres et les sons, suivi d’un effort de plusieurs années qui automatise et
développe la compréhension des textes et le plaisir de la lecture. On est
cependant encore très loin de l’optimalité. La méthode globale n’est plus
pratiquée, mais beaucoup de classes l’utilisent encore où sont
enseignées des méthodes mixtes, avec des erreurs manifestes. Sur le sujet des
manuels de lecture, rien ne bouge. Sous prétexte de liberté pédagogique, le
ministère de l’éducation ne s’autorise pas à évaluer les manuels qui lui sont
soumis. C’est stupéfiant, c’est comme s’il n’y avait aucune recommandation des
autorités sur les médicaments ! D’autant que des recherches récentes
suggèrent même qu’on pourrait être plus ambitieux, et commencer l’apprentissage
de la lecture dès la maternelle.
Il y aurait aussi un
travail important à mener sur l’intuition mathématique chez les enfants de
maternelle et de primaire, car c’est en agissant dès les petites classes qu’on
peut compenser les difficultés d’enfants issus de milieux défavorisés.
Par ailleurs, plusieurs
recherches ont démontré les bénéfices d’une intervention auprès des parents,
une approche qui n’existe quasiment pas au sein de l’éducation nationale.
Accueillir les parents à l’école pour leur expliquer ce qu’on fait avec leurs
enfants décuple l’efficacité pédagogique.
L’intérêt des tablettes et autres outils numériques dans les
apprentissages fait l’objet de débats, quelle est votre position ?
En lui-même, l’objet
tablette n’a rien de pédagogique, il peut même être distrayant, voire addictif…
C’est le contenu pédagogique des logiciels qui est déterminant. Les éditeurs de
jeux vidéo savent rendre un jeu attrayant, mais n’ont guère de notions
cognitives. Quand nous avons conçu nos deux jeux arithmétiques, la course aux
nombres et l’attrape-nombres, nous avons intégré de nombreux principes :
la correspondance entre le nombre et l’espace, la notion d’approximation… Ces
deux logiciels, ainsi qu’un autre portant sur la lecture, vont être évalués à
grande échelle, chez un millier d’enfants en 2017 et autant en 2018.
Nous avons d’autres projets de logiciels pour apprendre : un dans le
domaine de la géométrie, un autre pour les pays en voie de développement. Il y
a là des voies très intéressantes à explorer, qui nécessitent une étroite
collaboration entre chercheurs et éditeurs, suivie d’une évaluation rigoureuse.
Propos recueillis par Sandrine Cabut
[Passages soulignés par moi.]
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