Liliane Lurçat
Liliane Lurçat a travaillé pendant une quarantaine d’années comme
chercheur sur le terrain, dans les écoles maternelles et élémentaires.
Elle a pu ainsi rencontrer quelques milliers d’élèves et leurs
instituteurs et institutrices. Ses recherches l’ont conduite à devenir
progressivement plus attentive aux causes proprement scolaires de
l’échec, afin de les comprendre pour les éviter. Nous le savons tous,
l’école peut en effet être à l’origine de l’échec scolaire des élèves
qu’elle accueille. Liliane Lurçat constate également : « Ce type de
problème n’est jamais posé explicitement, il est parfois évoqué de
manière allusive, à voix basse, comme s’il s’agissait d’une maladie
honteuse de l’école ».
Formée à l’école d’Henri Wallon, on ne peut la soupçonner d’avoir été
d’emblée hostile aux pratiques pédagogiques de l’Éducation Nouvelle. Ce
sont ses recherches sur le terrain qui lui ont permis de comprendre
l’importance que revêtent les façons d’enseigner. Elle cite une anecdote
tout à fait éclairante : dans une école d’application où elle
intervenait, une des classes de CP avait été confiée à des instituteurs
inexpérimentés qui se sont succédé tout au long de l’année scolaire pour
remplacer l’institutrice, titulaire du poste, qui était malade. Que
s’est-il passé ? « Par la suite, beaucoup des enfants de cette
classe ont connu un échec durable, ayant mal acquis les automatismes de
base. Or, rien ne présageait un tel devenir scolaire : il n’y avait
apparemment pas de tri préalable des enfants. Ces élèves n’étaient pas
moins bons que les autres, ils ont seulement eu moins de chance. »
Pourtant, ces élèves avaient suivi le même programme que leurs
camarades des autres classes de CP de cette école. Cela démontre une
fois de plus que la source des causes scolaires de l’échec est
essentiellement pédagogique. Liliane Lurçat parle dans ce cas d’« accident pédagogique
», comme il existe des accidents industriels. Pourtant il n’existe
aucun système interne à l’école pour prévenir ces accidents, ni pour les
corriger. « Il y a une dimension pathétique dans cette fatalité scolaire dont sont victimes de trop nombreux enfants. »
Ce triste constat est bien celui que partagent les partisans d’un
enseignement efficace. Nous savons quelles sont les pratiques
pédagogiques qui permettent aux élèves de réussir leurs apprentissages.
Et nous voulons qu’elles soient mieux connues et reconnues pour
permettre une amélioration significative de notre système éducatif.
Ce livre est paru en février 1998 et je l’avais lu dans la foulée. Il
révélait enfin le grand désastre entraîné par la mise en œuvre
généralisée dans les écoles des techniques de l’Éducation Nouvelle et du
constructivisme. Liliane Lurçat évoque cette question dans
l’introduction du livre (pages 13 à 44). Toutes les citations qui
suivent sont extraites de cette introduction.
Comment les idées de l’Éducation Nouvelle
se sont-elles imposées ?
« Les idées de l’Éducation Nouvelle se sont érigées
progressivement en idéologie dominante dans les années qui ont suivi la
Deuxième Guerre mondiale. Beaucoup d’enseignants étaient très sensibles
aux défauts de l’école traditionnelle. Les pesanteurs de cette dernière,
la place importante faite à la répétition, qui lui donnait parfois un
côté irritant, ses rituels et ses interdits, dont beaucoup avaient perdu
leur sens explicite, avaient développé chez eux le souvenir ennuyeux de
contraintes et d’exigences qui leur semblaient arbitraires. »
Le plan Langevin-Wallon
« Pour comprendre les transformations de l’école française, on
doit tenir compte de la place qu’y tiennent les idées issues du
mouvement de l’Éducation Nouvelle. (…) Le plan Langevin-Wallon, qui date
de 1947, affirme la nécessité d’introduire l’Éducation Nouvelle, fondée
sur les sciences de l’éducation. (…) Dans le plan Langevin-Wallon, il
n’y a pas de programme pour l’école maternelle qui concerne les enfants
âgés de 3 à 7 ans, car les méthodes actives les remplacent. (…) La
substitution des méthodes actives au programme de l’école maternelle
s’appuie sur les idées les plus radicales de l’Éducation Nouvelle. »
De l’Éducation Nouvelle au constructivisme
« La différence entre les méthodes actives, prônées par les
courants pédagogiques liés à l’Éducation Nouvelle, et le constructivisme
me paraît être la suivante. Le constructivisme théorise en les poussant
à l’extrême certaines idées de l’Éducation Nouvelle, concernant
l’importance de l’activité de l’enfant dans l’apprentissage. Mais avec
le constructivisme, il ne s’agit plus de la spontanéité des enfants mais
de la volonté délibérée de les contraindre à devenir
des autodidactes scolaires. Cette démarche est justifiée au nom de
modèles à prétention scientifique sur la manière d’apprendre. De
véritables pièges pédagogiques sont mis au point par des didacticiens :
on oblige les enfants à deviner au lieu de comprendre, en obscurcissant
délibérément la présentation des connaissances. »
Un projet séduisant
« Si l’échec d’origine scolaire a toujours existé, il prend des
formes nouvelles à notre époque. Il devient massif et systématique, et
il peut être mis en relation avec la destruction de l’enseignement
élémentaire entreprise depuis quelques décennies. Cette destruction
s’est présentée d’abord de manière séduisante, sous l’apparence du
projet exprimé par un certain nombre de penseurs qui voulaient rendre
l’école plus juste, plus égalitaire. Ils voulaient surtout la rendre
plus moderne, grâce à des méthodes scientifiquement fondées. Ce projet a
été mis en œuvre sur le terrain. »
L’épanouissement de l’enfant
« Les réflexions et les pratiques des tenants de l’Éducation
Nouvelle ont été souvent intéressantes, beaucoup d’idées pédagogiques
ingénieuses sont apparues, notamment par le biais des méthodes actives.
Mais les courants les plus excessifs de l’Éducation Nouvelle ont été,
dès le départ, porteurs du spontanéisme pédagogique. Le spontanéisme,
c’est l’idée selon laquelle dans l’apprentissage réussi, tout dépend de
la spontanéité de l’enfant. Les expériences menées sur une grande
échelle (…) montrent les écueils du spontanéisme. Ces écueils se
manifestent dans la réduction, la limitation, voire même la destruction
de la transmission. Ils sont dus à l’esprit sectaire et
exclusif, parfois fanatique, de certains militants de l’Éducation
Nouvelle qui ne savent qu’opposer l’épanouissement de l’enfant à la
transmission. Cet épanouissement ne peut, selon eux, se réaliser à
l’école que par le libre choix de ses activités laissé à l’enfant. »
Le soutien des responsables politiques
« Il a fallu cependant une acceptation en haut lieu pour qu’on généralise des méthodes qui n’avaient pas fait leurs preuves. »
L’engagement des enseignants
et l’approbation des parents d’élèves
« Le modèle de méthodes fondées sur la séduction et la suggestion
(…) a fasciné un certain nombre de maîtres et de parents en quête de
modernité : pas de vain didactisme, mais plutôt une approche attrayante –
au risque d’être superficielle – des thèmes abordés qui ne devrait
jamais lasser. »
Le triomphe du constructivisme
« Actuellement, dans des textes savants et des textes officiels,
la transmission est supprimée au nom de la construction des savoirs par
l’enfant. Le constructivisme prôné par l’institution scolaire est une
version modifiée et radicalisée de l’apprentissage par l’activité
valorisé par les tenants de l’Éducation Nouvelle. »
Les fausses sciences de l’éducation
« Il ne s’agit plus de science, ce qui impliquerait que l’on
cherche à décrire et à comprendre ce qui se passe réellement : il s’agit
plutôt de scientisme. (…) Les scientistes croient imiter les sciences
en procédant par affirmations autoritaires (…). La première
caractéristique d’une thèse scientifique est de pouvoir être remise en
question. »
Une théorie jamais vérifiée
« L’apprentissage, activité propre à l’enfant, se déroulerait
conformément à une théorie arbitrairement imaginée par des chercheurs,
et qui n’a jamais été vérifiée en la confrontant à des faits
d’observation. Par le constructivisme, on systématise la robinsonnade
intellectuelle. C’est la forme moderne de l’abandon pédagogique des
enfants. »
En premier, l’école maternelle
« L’école maternelle n’étant pas obligatoire, elle est devenue
l’institution où s’est exercée le plus librement, et sans la moindre
entrave, l’application des théories modernes sur l’éducation. »
La construction des savoirs remplace
la transmission des connaissances
« Une des idées martelées à notre époque au sein de l’institution
scolaire est qu’il n’y a pas de lien entre l’acquisition des
connaissances et leur transmission, ou plus radicalement : qu’il n’y a
pas de transmission, mais seulement une construction des savoirs. Cette
idée n’est pas seulement déplacée, incongrue car elle ne peut être
institutionnalisée, elle est aussi dangereuse. Elle légitime les
pratiques les plus aberrantes, en même temps que l’abandon pédagogique
des enfants. Si l’apprentissage se réduit à la seule construction des
savoirs par l’enfant, sans qu’on mette en avant les conditions dans
lesquelles il les construit, ni les matériaux qu’on lui fournit pour les
construire, toutes les interprétations, y compris les plus arbitraires,
tous les jugements a priori deviennent possibles. »
Aucun enseignement explicite
« L’ambiguïté des situations pédagogiques auxquelles sont
affrontés les enfants est telle qu’elle perturbe leur capacité d’opérer
des discriminations, d’acquérir des connaissances et des compétences
solides. L’absence de transmission explicite, ou le camouflage de la
transmission dans des situations où l’enfant croit trouver tout seul,
engendrent des obstacles artificiels. »
Des méthodes “actives” pour autodidactes
« La prévalence des méthodes actives dans toutes les
circonstances où la transmission est indispensable à l’instruction des
enfants ampute les connaissances de manière presque toujours
irrémédiable. Elle les rend incertaines, lacunaires, mal installées,
confuses, et comportant beaucoup des traits de l’autodidactisme. »
Observer plutôt qu’enseigner
« Dans l’Éducation Nouvelle, le maître transmetteur se transforme en maître observateur, afin de mieux connaître les enfants. »
La manipulation des élèves
« Désormais, dans l’îlot que prétend être l’école, les enfants
peuvent être embarqués dans des robinsonnades intellectuelles. Le maître
peut manipuler indirectement les enfants, à l’aide de situations
artificiellement créées. L’élève, supposé apprendre de manière active et
ludique, est mis en réalité sous la coupe d’une autorité qui ne se
révèle pas dans un rapport explicite, dans un rapport institutionnalisé.
Les méthodes fondées sur la séduction des enfants peuvent ainsi
s’exercer sans contrôle. »
« Plus on limite la transmission, et plus on favorise une
certaine forme d’observation et de manipulation psychologique des
enfants par les enseignants. (…) Malgré les justifications données par
les fondateurs de l’Éducation Nouvelle, le refus de la transmission ne
peut que déboucher sur des manipulations contraires à la laïcité, à tous
les niveaux de l’enseignement. Le refus de la transmission freine,
parfois même empêche l’instruction des enfants. On est amené, en
appliquant ces thèses, à nier la fonction principale de l’école. »
Deviner plutôt que comprendre
« L’effort pour mieux transmettre les connaissances et les
habiletés a toujours existé, il existe encore sur le terrain, là où les
maîtres sont affrontés à l’instruction de tous les enfants et tentent de
remplir leur contrat. Malheureusement, dans beaucoup trop d’endroits,
on croit mieux faire à présent en laissant les enfants deviner ce qu’il
faudrait leur expliquer ; on refuse de leur donner les éléments de
connaissance qui leur permettraient de dominer réellement la
situation. »
La non-acquisition des automatismes
« Dans la conception des nouveaux penseurs de l’école,
l’élimination de la transmission s’accompagne généralement de la
suppression d’un certain nombre de méthodes d’enseignement fondées sur
l’étude progressive des matières et sur l’automatisation des compétences
fondamentales impliquées dans l’écriture, la lecture et le calcul.
L’automatisation est favorisée par la répétition des exercices, elle
dépend de l’entraînement. »
Une formation professionnelle déficiente
« Pour beaucoup d’enfants, le lien est très fort entre
l’incompréhension et l’ennui. La responsabilité des adultes est grande
quand ils ne donnent pas aux enfants les moyens de comprendre et
d’apprécier ce qu’ils doivent leur faire connaître. Elle est grande
aussi quand, dans les lieux de formation, on initie les futures maîtres à
l’idée étrange que l’enfant pourrait construire seul ses savoirs. On
n’aide pas ces futurs maîtres à s’impliquer dans leur tâche, dont
l’objet principal demeure, quoi qu’on en dise, l’instruction des
enfants. »
Le constructivisme provoque
une nouvelle forme d’échec scolaire
« La négation du rôle de la transmission des connaissances dans
l’apprentissage des enfants et son remplacement par des pratiques
aventureuses ont pu pervertir l’acte pédagogique. Des formes spécifiques
d’échec sont alors apparues, concernant en particulier l’apprentissage
de l’écriture et de la lecture : l’échec des enfants mal enseignés. »
L’échec du constructivisme est nié
« Ce sont les facteurs proprement scolaires de l’échec qui sont
occultés. Parmi ces facteurs, plusieurs sont à prendre en considération.
En premier lieu, on a limité le temps consacré aux apprentissages de
base. Or ceux-ci nécessitent des exercices répétés dans la durée, pour
que les connaissances soient bien assimilées. (…) En second lieu, on
peut souligner l’importance du rôle de la pensée pédagogique actuelle
dans la genèse de l’échec d’origine scolaire. En troisième lieu, la
nouvelle manière de former les maîtres comporte également des effets
négatifs. Cette formation ne les prépare pas au terrain, elle peut même
les en éloigner, car elle est fortement marquée par les idéologies qui
ont envahi les lieux de formation. »
L’échec scolaire est imputé à la famille
ou à une déficience de l’enfant
« Dans la vision de l’acquisition du savoir, telle qu’elle est
imposée actuellement, l’enfant et sa famille deviennent les seuls
responsables des difficultés rencontrées à l’école, c’est pourquoi
prévalent des explications sociologiques et médicales de l’échec. (…) Ce
nouveau déterminisme vient à point pour justifier tous les abandons
pédagogiques. »
Pour conclure, je reprendrai cette formule de Liliane Lurçat qui
résume parfaitement les conséquences de l’adoption des pratiques
pédagogiques inefficaces du constructivisme dans les classes : « Ce n’est pas égaliser les chances, mais généraliser les malchances. »