Source : Le
Figaro
Propos recueillis par
Eugénie Bastié
Un colloque Après la
déconstruction : reconstruire les sciences et la culture se tiendra le 7 et
8 janvier 2022 au Collège de philosophie de la Sorbonne, à Paris. Emmanuelle
Hénin et Pierre-Henri Tavoillot, coorganisateurs avec Xavier-Laurent Salvador,
expliquent les raisons de cette mobilisation inédite d’universitaires français
contre un mouvement “déconstructionniste”, dont le wokisme n’est qu’un aspect.
LE FIGARO. - Vous
organisez un colloque qui se tient à la Sorbonne le 7 et 8 janvier intitulé : Après
la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture. Quel en est
l’objectif ?
Emmanuelle HÉNIN. -
Il y a trois objectifs. Il s’agit d’abord de réunir des universitaires de
plusieurs disciplines et de plusieurs pays qui s’accordent à penser que la “déconstruction”,
dont le wokisme n’est qu’un des aspects, est devenue une impasse
intellectuelle. En effet, ce courant en vient, de plus en plus, à confondre la
recherche et le militantisme, la vérité et la morale, la science et
l’idéologie. Avec des conséquences graves sur l’enseignement et la recherche :
si nous ne faisons rien, nous nous exposons à voir des textes expurgés ou
censurés et, à moyen terme, des champs disciplinaires entiers remplacés par les
“études culturelles” transversales qui ne reposent pas sur un savoir validé
mais sur des préjugés militants. Ainsi, l’université de Princeton a récemment
supprimé le latin et le grec du cursus de lettres classiques au prétexte que
ces langues charrient des préjugés racistes et pour “ouvrir de nouvelles
perspectives”. C’est condamner cette discipline à péricliter rapidement.
Pierre-Henri
TAVOILLOT. - Le deuxième objectif consiste donc à élaborer collectivement
une définition claire du “déconstructionnisme” parmi la diversité de courants
qui s’en réclament - de la pensée décoloniale à la théorie des genres en
passant par l’écoféminisme. Ces courants sont eux-mêmes en débat vigoureux et
leurs apports scientifiques ne sont pas tous négligeables. Notre hypothèse de
travail - qu’il faudra tester - est de considérer que le “déconstructionnisme”
ne voit le réel que comme lieu de domination et d’oppression : des femmes par
les hommes, du Sud par le Nord occidental, des “racisés” par les Blancs, de la
nature par la technique, etc. On comprend pourquoi, à partir de cette grille de
lecture, il est urgent de se “réveiller” (woke) et d’annuler (cancel
culture), même si, pour cela on doit prendre quelques libertés avec la
liberté – y compris académique – de ceux qui sont encore “endormis” !
Le troisième et principal
objectif du colloque n’est pourtant pas de déconstruire la “déconstruction”,
mais de proposer des horizons de recherche plus constructifs. C’est notre
grande attente. Et c’est aussi pour cela que nous avons invité des
universitaires de disciplines et d’orientations très différentes. Tous d’accord
pour refuser un courant, qu’est-ce qui nous réunit pour envisager autre chose ?
Beaucoup
d’intellectuels de gauche voient dans la dénonciation du wokisme une “panique
morale” alimentée par les conservateurs. Que répondez-vous à cette objection ?
EH. - Une réponse
toute simple : beaucoup de nos conférenciers invités se déclarent eux-mêmes de
gauche, mais sans doute d’une autre gauche, celle qui s’affirme républicaine et
universaliste.
Ne surestime-t-on pas
la puissance de ce mouvement woke ? L’université française ne résiste-t-elle
pas mieux que l’université américaine à ces dérives ?
EH. - À la
différence des États-Unis et du Canada, la France a une tradition
universaliste. C’est pourquoi elle n’est pas contaminée par ce mouvement au
même titre que ces pays : nous n’avons pas encore de “safe spaces” ni de
“sensitivity readers”, même si certains en réclament. Cependant, depuis
deux ans, il ne se passe pas une journée sans qu’on reçoive des annonces de
conférences, de colloques ou de postes à pourvoir rédigées dans les termes de
cette idéologie. Il y a quelques semaines, un enseignant de Sciences Po
Grenoble, déjà cloué au pilori pour avoir émis des doutes quant à la pertinence
du concept d’islamophobie, a été suspendu quatre mois pour avoir critiqué le
climat d’intimidation qui règne dans cet IEP.
En outre, la préparation
épique de ce colloque confirme nos craintes quant aux menaces pesant sur la
liberté académique: plusieurs collègues ont renoncé à regret à participer de
crainte de voir leur carrière ou celle de leur conjoint brisée ; d’autres se
sont désistés pour ménager leur réputation ; certains nous ont accusés de fomenter
un complot (pour des motifs tous plus farfelus les uns que les autres) ;
d’autres ont tenté de nous disqualifier sur les réseaux sociaux ou dans
Libération en brandissant l’éternel épouvantail de l’extrême droite, nous
accusant d’être “la honte de l’université” – injure gratuite aux cinquante
chercheurs de haut niveau et de tous horizons que nous avons réunis, parmi
lesquels Pierre Manent, Jacques Julliard, Nathalie Heinich, Pierre Vermeren et
bien d’autres. Enfin, des étudiants de toutes disciplines me confient leur
lassitude devant ces thématiques qui leur paraissent déjà rebattues : d’où
notre expression, « après la déconstruction ». Le “déconstructionnisme” est
déjà un conformisme, une marotte appelée à bientôt devenir ringarde…
Peut-on dire que la
pensée de la déconstruction est née en France ? Pouvez-vous retracer la
généalogie de cette pensée depuis le postmodernisme jusqu’au mouvement “woke” ?
PHT. - Il y a en
fait trois âges de la “déconstruction”, dont les deux premiers sont des étapes
majeures. Le premier âge est l’âge critique qui correspond à la philosophie
moderne de Descartes à Kant : il a pour but de faire émerger une idée humaine
de la vérité à côté des dogmes religieux ou parfois contre eux. C’est l’objet
du doute cartésien ; c’est aussi la critique kantienne de la métaphysique. Avec
eux, comme le dit Tocqueville, « quelques-uns des dogmes de l’ancienne foi
ont été soumis à la raison individuelle ». Le deuxième âge est celui où, à
partir de Schopenhauer et Nietzsche, émerge l’idée que le travail critique doit
se poursuivre à propos des idées humaines elles-mêmes. Il faut « philosopher
avec le marteau », dit Nietzsche, pour détruire les illusoires idoles
auxquelles l’homme aime croire : le vrai, le beau, le bon, le juste, le salut…
Pourquoi ? Parce que ces idées – ou idoles – sont des masques qui nous
empêchent de vivre pleinement (Nietzsche), qui occultent nos conflits
intérieurs (Freud), qui cachent des conflits économiques et sociaux (Marx) ou
nous éloignent de l’Être (Heidegger).
Le troisième âge commence
avec la pensée 68 (Foucault, Derrida, etc.), que la France va exporter aux
États-Unis (french theory) avant d’en réimporter les rejetons actuels.
Avec lui, les choses se gâtent : la “déconstruction” ne vise plus qu’elle-même.
Sa cible : la civilisation démocratique “phallologocentrée”, comme dit Derrida,
qui, sous couvert d’émancipation, cacherait une oppression sournoise et
d’autant plus implacable. Pour la “déconstruction”, malgré la décolonisation,
toujours plus d’exploitation ; malgré le pseudo-féminisme, toujours le même
patriarcat ; malgré l’État-providence, toujours la même aliénation des miséreux
; sous l’apparence du développement durable, toujours plus de capitalisme
destructeur de la nature. Bref, le vieux mâle blanc producteur est un
polyprédateur qui opprime tout ce qui bouge : les femmes, la planète, les
migrants, les différences, les “racisés”, les cultures…
EH. - Aujourd’hui,
on assiste même à un quatrième âge, correspondant à la “réification de la
déconstruction” (Pluckrose), dont l’esprit libertaire a accouché d’une police
de la pensée totalitaire. Le refus de toute catégorie et la prétendue “fluidité”
universelle ont engendré des catégories plus rigides que jamais, régies par un
catéchisme diversitaire et victimaire auquel les États, les tribunaux, les
entreprises et bien sûr l’école sont sommés de souscrire.
PHT. - Face à une
telle lecture, il est assez aisé d’objecter que la civilisation européenne fut
la seule, de toute l’histoire de l’humanité, à abolir l’esclavage, à promouvoir
l’émancipation de la femme, à installer des dispositifs inédits de justice
sociale, à s’intéresser aux cultures autres, y compris celles des peuples “premiers”,
à prendre conscience à vive allure des défis environnementaux. Sans doute la
tâche est-elle loin d’être achevée, mais ce n’est certainement pas en
détruisant les principes qui ont permis ces acquis qu’on parviendra à avancer
dans ces tâches infinies.
Comment expliquer la
séduction qu’opèrent les théories de la race et du genre chez une nouvelle
génération de chercheurs militants ?
PHT. - Il y a une
séduction quasi existentielle dans ces théories qui offrent tout ce qui manque
à nos sociétés contemporaines. On s’y sent perdu, seul, impuissant, sans but.
Si on s’y sent perdu, c’est que, face à la complexité du monde, on manque de
grilles de lecture. Le wokisme en fournit une universelle : tout est
domination. Il y a des gentilles victimes et des méchants oppresseurs : c’est
clair et net ! Si on s’y sent seul, c’est que l’individualisme a fragilisé les
sociabilités d’avant. Contre cela, l’indignation partagée reforge du collectif
et de l’identité : je souffre, donc je suis… et, comme disait Nietzsche pour le
dénoncer (il aurait d’ailleurs détesté le wokisme), si « je souffre, quelqu’un
doit en être responsable ». La mécanique du ressentiment est au cœur de ces
théories. Si on s’y sent impuissant, c’est que la démocratie nous avait promis
le pouvoir. Or, de toutes parts, je mesure mon incapacité. À l’inverse, par la
grâce du militantisme, je retrouve le goût de la lutte. Et, du même coup, un
sens substantiel pour ma vie guidée par un combat juste et salvateur. Par où
l’on voit que le défi à relever est immense : quelle autre vision du monde
pourra proposer tous ces bienfaits ?
EH. - Cette grille
de lecture victimaire tend à s’étendre et à se ramifier, en découvrant sans
cesse de nouvelles identités correspondant à de nouvelles discriminations :
transphobie, grossophobie, handiphobie - non sans susciter des tensions entre
sous-groupes de “victimes” (par exemple les féministes universalistes et les
féministes intersectionnels, ou entre les homos et les trans). Et
paradoxalement, comme le montrent Helen Pluckrose et James Lindsay, le discours
militant n’offre aucun remède à la souffrance des personnes, qu’il enferme au
contraire dans des identités figées. Il interdit aux émigrés de s’intégrer à
leur pays d’accueil (comme en témoignera la journaliste Claire Koç au colloque)
ou aux personnes handicapées de se soigner, puisqu’elles sont alors suspectes
de succomber aux préjugés “validistes” (sic). Ces nouvelles luttes
idéologiques, à l’opposé des luttes sociales du XXe siècle,
constituent une fuite en avant contreproductive car elles suscitent la
fragmentation du corps social et nourrissent l’agressivité de tous les acteurs.
La deuxième partie du
colloque porte sur la reconstruction. Par quoi passe-t-elle selon vous ?
PHT. - Le but du
colloque est d’ouvrir le débat ; pas de le clore. Les controverses - même vives
- doivent pouvoir avoir lieu sans que l’accusation morale ou la vindicte ne
prennent le pas, comme c’est aujourd’hui trop souvent le cas. L’université a
été le théâtre, ces derniers temps, de trop d’annulations de conférences pour
qu’on ne s’inquiète pas de la situation de la liberté de recherche, des
critiques et des pressions qui s’y exercent. On nous dit que l’idéologie a
toujours été présente à l’université, hier par le marxisme : certes, mais
celui-ci n’était pas endossé par les institutions comme c’est le cas
aujourd’hui du “déconstructionnisme”. Même si le gouvernement rejette et veut
combattre ces mouvements, on voit qu’il existe des potentats qui agissent en
toute impunité, sans aucun contrôle, appliquant par exemple l’écriture
inclusive en dépit des consignes du ministre. À partir du moment où le code de
l’éducation lui-même prévoit de favoriser une “société inclusive” (modification
introduite par Najat Vallaud-Belkacem), cela ouvre la voie, au nom d’une
intention louable, à toutes les dérives.
EH. - La
reconstruction passe par le rappel des frontières entre la recherche et le
militantisme (récemment défendues par Nathalie Heinich), mais aussi par
l’insistance sur la transmission de savoirs et l’apprentissage de la rigueur
scientifique. Concrètement, lutter contre l’idéologie, c’est éduquer les
étudiants à faire usage de distance critique et de liberté d’esprit ; leur
apprendre à contextualiser les textes et les événements au lieu de plaquer sur
eux une grille uniforme d’interprétation ; enfin, les habituer à se confronter
à des idées différentes des leurs. En tant que chercheurs, nous savons que l’on
progresse en se remettant toujours en question et c’est cette inquiétude
fondamentale de la pensée que nous souhaitons préserver - en quelque sorte,
nous voulons sauver l’esprit critique face au dogme des études critiques.
Comment lutter contre
la déconstruction à l’université sans être accusé de vouloir mettre en place un
contrôle du savoir par l’État ?
PHT. - L’État n’a
pas à intervenir dans les débats d’idées ; mais il doit veiller à ce que les
pratiques universitaires demeurent conformes à la déontologie. C’est la raison
pour laquelle il nous paraît nécessaire de plaider aujourd’hui pour que soient
instituées, au sein des universités, en plus des missions “égalité” déployées
pour lutter contre les discriminations, des missions “liberté” veillant au
respect de la liberté académique. Cela pourrait être un moyen de rappeler que,
à l’université comme dans la République, l’égalité ne doit pas menacer la
liberté.
*Emmanuelle Hénin est
professeur de littérature comparée à la Sorbonne. Pierre-Henri Tavoillot est
président du Collège de philosophie.
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