Bonne nouvelle : il existe des sociologues dont les
travaux ne font pas l’apologie du constructivisme pédagogique.
Sandrine Garcia avait publié un livre en 2013, À l’école des dyslexiques, dont les
conclusions avaient déjà heurté certains parce qu’elles allaient à rebours de
leurs certitudes.
La voilà donc qui recommence avec une nouvelle parution dont
elle est co-auteur avec une autre sociologue, Anne-Claudine Oller. Sorti en
2015, ce livre a également suscité l’ire des mêmes militants. Preuve que dans
le domaine de l’enseignement, il est toujours des vérités qui ne sont pas
bonnes à dire.
Voyons cela de plus près.
Les auteurs énoncent leur objectif dès les premières
pages : « La thèse que nous
défendons dans ce livre, à partir de l’exemple de l’apprentissage de la lecture
(…), c’est que (…) se sont imposées des conceptions intellectualistes de
l’apprentissage qui ont progressivement suscité ou rencontré des conditions de
leur diffusion et de leur hégémonie » (p 16). Même si les auteurs n’utilisent
jamais le mot, disons tout net que ces « conceptions intellectualistes de l’apprentissage » hégémoniques
désignent le constructivisme pédagogique qui règne en maître sur l’École
française depuis une quarantaine d’années.
Les trois quarts du livre relatent dans le détail le travail
expérimental entrepris par nos deux sociologues dans plusieurs écoles :
« L’objectif principal de ce travail
était d’éprouver, en s’appuyant sur la sociologie, la possibilité de réduire de
manière significative les inégalités sociales de réussite scolaire (dont
l’apprentissage de la lecture n’est qu’un cas particulier). » (p 295)
Effectivement, les ravages pédagogiques des thèses
constructivistes ne se sont pas fait seulement sentir dans le domaine de la
lecture. « D’autres apprentissages
sont l’objet des mêmes interdits que l’apprentissage de la lecture : la
dictée, par exemple, est déconsidérée d’emblée. L’apprentissage des règles de
grammaire doit se faire par observation de la langue, etc. » (p 45
note 5). On pourrait en ajouter bien d’autres, qui ont fini par plomber
durablement la qualité de l’enseignement dispensé dans les écoles françaises.
Comme, par exemple, la gestion de classe, sinistrée depuis des années par des a
priori strictement idéologiques : « La gestion de la discipline scolaire pour réguler le comportement des
élèves a fait l’objet d’une dévalorisation selon les mêmes processus que ceux
étudiés à propos des apprentissages. (…) Le système éducatif connaît, avec
l’entrée en nombre des professeurs de psychopédagogie dans les écoles normales
et l’emprise du discours psychologique sur la relation pédagogique à partir des
années 1970, une transformation profonde des normes et des pratiques
disciplinaires. Cela a contribué à la remise en cause des pratiques
disciplinaires des instituteurs. En effet, alors que la vigilance
antérieurement exercée par les enseignants du primaire favorisait la prévention
des comportements déviants ou perturbateurs, après 1970 le fait que les
comportements des élèves attendus par les enseignants ne soient pas toujours
définis de manière précise et qu’ils peuvent en outre varier selon les adultes
présents dans l’établissement ne favorise évidemment pas le maintien de l’ordre
dans les écoles de quartiers populaires. » (p 93-94)
Pour ce qui est de l’apprentissage de la lecture, les
auteurs nous livrent au premier chapitre, intitulé très justement Une révolution scolaire manquée, un
historique très intéressant sur l’évolution des modes pédagogiques et des
prescriptions successives, toutes marquées par l’influence directe du
constructivisme et des croyances qui le constituent.
Comment les militants du “renouveau” pédagogique s’y sont
pris pour prendre le pouvoir, puis pour s’y maintenir ?
D’abord, il a fallu convaincre les formateurs des écoles
normales d’instituteurs (nous sommes dans les années 1970) en se parant d’idées
généreuses et “progressistes”, et en s’appuyant sur des travaux “scientifiques”
des linguistes (la mode de l’époque). Cela permettait d’asséner la fameuse
phrase « La recherche montre que… »
suivie de n’importe quelle baliverne. Personne n’allait alors vérifier la
crédibilité des recherches en question. Heureusement, les choses ont bien
changé depuis et on connaît maintenant la taxonomie d’Ellis et Fouts.
Il a suffi ensuite de former des générations d’instituteurs
aux nouvelles idées. Je le sais, puisqu’étant à l’école normale d’instituteurs
d’Aix-en-Provence en 1977-1979, j’en ai fait partie. N’ayant aucune expérience
professionnelle, nous prenions tout ce qui nous était raconté pour argent
comptant…
« Ils [des
professeurs de français enseignant dans les écoles normales d’instituteurs et
quelques linguistes avec lesquels ils travaillent] mènent alors une véritable
entreprise de conversion des enseignants au nom de la démocratisation, qui
aboutira paradoxalement à secondariser l’enseignement primaire et à dévaloriser
l’enseignement explicite et les techniques nécessaires aux apprentissages. Ce
faisant, ils projettent sur le terrain de l’école primaire leurs propres
intérêts professionnels qui, par le jeu des institutions de formation et de la
place qu’ils y occupent, vont primer sur les succès réels qui découlent d’un
enseignement qui se veut désormais scientifique. Bien au contraire, plus ces
visions savantes domineront (…), plus les difficultés des élèves culturellement
désavantagés s’accentueront. » (p 17)
Ayant commencé ma carrière dans une école des quartiers Nord
de Marseille, je confirme qu’en suivant à la lettre les lubies qui m’avaient
été enseignées en formation, je ne parvenais pas à réduire les difficultés des
élèves. Et il a fallu que je me débarrasse de toute cette escroquerie pédagogique
pour retrouver par moi-même les pratiques les plus efficaces pour faire
correctement mon métier d’enseignant.
« Ce sont donc
essentiellement les professeurs de français en poste dans les écoles normales
et convertis à la linguistique qui occupent la place la plus décisive pour
faire partager aux enseignants leur engouement à l’égard d’une discipline [la
linguistique] qui (…) fonctionne davantage comme une référence à une démarche
scientifique. » (p 35)
Ce qui est extraordinaire, c’est que les mouvements
pédagogiques aient pu à ce point subvertir un système éducatif qui avait une
bonne réputation en si peu de temps.
« Les nouvelles
instructions [de 1972] s’appuient sur deux forces (…). D’une part, les
mouvements pédagogiques qui entendent changer l’école en transformant à la fois
les rapports adultes/enfants et la pédagogie, et d’autre part des acteurs qui
font d’une discipline, la linguistique, leur propre cause. Les militants
pédagogiques sont rassemblés par le Groupe français d’éducation nouvelle (GFEN)
(…) et le mouvement Freinet. » (p 22)
Notons au passage que les groupements de “pédagogie
nouvelle”, comme le GFEN ou le mouvement Freinet, ainsi que l’AFL dont nous
parlerons plus tard, ont toujours aujourd’hui pignon sur rue, malgré les graves
erreurs pédagogiques qu’ils ont soutenues, dont ils ont favorisé
l’établissement durable et dont on connaît aujourd’hui les ravages.
« Il s’agit là
d’une rupture qui va durablement infléchir les normes pédagogiques
d’apprentissage de la lecture à travers la dénonciation du déchiffrage comme
“mécanique” ou “technique” (implicitement opposé à l’intelligence et à la
compréhension, donc à l’exercice de l’intelligence). » (p 32)
C’est la grande époque des méthodes purement globales, à la
Foucambert : « Le champ du
militantisme pédagogique est également affecté par le recours à la linguistique
qui vient redéfinir les méthodes globales et ouvre de nouvelles positions
“avant-gardistes”, avec la création de l’Association française de la lecture
(AFL), dirigée par un inspecteur de l’Éducation nationale, Jean Foucambert, qui
vient radicaliser les conceptions (…) des pédagogies nouvelles et donne le ton
aux autres mouvements. » (p 32)
Foucambert fait partie de ces pédagogues illuminés, prônant
de dangereuses imbécilités mais ayant eu pourtant une influence qui nous paraît
avec le recul à la fois totalement infondée et particulièrement néfaste. C’est
lui l’inventeur des méthodes d’apprentissage de la lecture qui seraient “de
droite” (syllabiques) ou “de gauche” (globales), argument qui est d’une rare
stupidité mais qui est toujours inlassablement repris.
« Jean Foucambert
a poussé plus loin que les autres la politisation des méthodes, en identifiant
l’activité de déchiffrage des syllabes à celle du prolétaire privé de
l’exercice de son intelligence par le travail à la chaîne. (…) La
stigmatisation du déchiffrage et la politisation des démarches pédagogiques
(les rénovateurs se définissent comme progressistes contre les enseignants
“traditionnels”) sont en quelque sorte ce qui les fédère, ainsi que
l’association qu’ils imposent entre ce qui serait une “gauche pédagogique” et
la disqualification des aspects techniques de l’apprentissage. » (p
33)
Aux côtés de Foucambert, apparaît également une autre figure,
Charmeux, qui tient toujours un blog sur Internet d’où elle continue de déverser
sans la moindre vergogne ses erreurs à qui veut bien les entendre.
« Jean Foucambert
et Éveline Charmeux mènent une véritable campagne pour faire de ces techniques
[déchiffrage et lecture à voix haute] un obstacle à la compréhension des
élèves. Leurs hypothèses sur le caractère nocif, voire “dangereux”, du
déchiffrage radicalisent des ruptures (…) en les poussant jusqu’à l’absurde. »
(p 43)
Nous retrouvons là les fondamentaux idéologiques du
constructivisme pédagogique, dont voici quelques illustrations :
« L’invitation
faite à l’élève de construire lui-même ses savoirs (ou de le faire grâce à ses
pairs) est motivée au nom de la négation du “dressage” que représenterait
l’autorité du maître et de l’importance pour le développement cognitif des
enfants de leur activité. (…) Idéalisé par rapport à celui de l’adulte qui
représente pour les élèves l’exercice de l’autorité et de la contrainte, le
travail en groupe représente aussi pour les mouvements pédagogiques (qui
participent à la formation des enseignants de l’école normale) les valeurs de
solidarité et de fraternité entre les individus contre le spectre d’une société
livrée à la compétition et à la guerre de tous contre tous. (…) Déterminés par
leur volonté de s’opposer à un ordre ancien plus que par des observations fines
des rapports sociaux entre les enfants, les militants pédagogiques tendent à
leur attribuer la positivité qu’ils refusent à la figure du maître. »
(p 42)
« C’est bien ce
processus de subordination de la pédagogie à d’autres impératifs que ceux
utiles pour la réussite des élèves qui commande la hiérarchie symbolique des
critères présentés comme prioritaires, incontournables, absolus. Ils expriment
en fait le point de vue prêté aux élèves par des acteurs en lutte pour
prescrire les manières légitimes d’enseigner. Parce qu’ils parviennent à
imposer leur point de vue comme nécessaire, ils influent directement sur des
recommandations qui ne sont pas formulées en fonction de ce qui fait réellement
réussir les élèves, mais qui sont en accord avec les intérêts professionnels
des experts. » (p 61)
« C’est (…) un
effet du monopole du “progressisme pédagogique” par les rénovateurs que
d’amener des représentants syndicaux de gauche à défendre des positions
désormais orthodoxes qui vont, sans qu’ils en aient conscience, contre
l’intérêt des élèves. Sans la maîtrise des processus cognitifs de la lecture
dont l’enseignement est discrédité par ces positions, les élèves ne peuvent
accéder aux pratiques scolaires et culturelles de la lecture défendues au nom
de l’émancipation pour tous. » (p 79-80)
On le voit : peu importe l’efficacité des démarches
pédagogiques préconisées : « À
partir des principes théoriques déduits de la linguistique, se justifie la
prescription adressée aux enseignants, quels que soient les résultats obtenus
avec les élèves. » (p 44)
Il appartient aux maîtres dans leur classe de se débrouiller
pour mettre en œuvre ces idées géniales. Et si cela ne fonctionne pas, ce sera
de leur faute !
« Si les
formateurs se réfèrent à la linguistique pour définir des prescriptions dont
ils considèrent eux-mêmes qu’elles donnent lieu à des résultats “ambigus”, ils
attendent des enseignants qu’ils s’en arrangent pour faire réussir les élèves.
Ce qu’Hélène Romian exprimait ainsi : “Au pédagogue d’opérer les
transmutations, les transpositions nécessaires et de définir, en fonction de
ses propres objectifs, les perspectives, les lignes de force, les principes de
base de l’action pédagogique”. » (p 46)
Romian : en voilà une autre qui a bien sa place aux
côtés des Foucambert et Charmeux dans les poubelles de l’histoire de la
pédagogie.
« Les enseignants
sont ainsi placés dans une position contradictoire : ils sont à la fois
encouragés à ne pas attendre de “vérité définitive” et à inventer ce que Romian
appelle “les principes de base de l’action pédagogique” en puisant dans les
différents apports savants. Ils sont, dans cette période, incités à ne plus
utiliser de manuels d’apprentissage de la lecture pour créer leurs propres
supports. » (p 46)
Comme c’est facile ! On donne des prescriptions bidon
aux enseignants et comme cela ne marche pas, on les accuse de faire preuve de
mauvaise volonté. Cette stratégie de culpabilisation fonctionne toujours chez
les constructivistes si prompts à accuser les collègues de leurs propres
insuffisances.
« Mais en même
temps, ils [les enseignants] ne sont pas autorisés à discuter les prescriptions
dont les fondements scientifiques et pratiques sont fragiles. » (p 47)
Quarante ans que cela dure ! Le mécanisme est simple et
la sociologie nous l’explique : « Une
fois les normes réifiées et devenues principes constitutifs d’un champ,
appropriées et défendues par des acteurs aux intérêts en partie convergents,
elles secrètent leur propre nécessité. » (p 53)
« Les critiques
formulées à l’encontre de la doxa ont (…) d’autant moins de chances de porter
que ceux qui se réclament de l’héritage de la rénovation occupent les positions
clés dans l’institution chargée de transmettre les savoirs et de forger la
compétence professionnelle, qu’il s’agisse des universitaires ou des
enseignants du secondaire détachés dans les IUFM. » (p 51)
Malgré tout, comme il est difficile de cacher les résultats
catastrophiques obtenus, les militants pédagogiques font évoluer leur argumentaire
afin de maintenir leur influence et leurs positions.
« Les convictions
les plus fermement défendues par les militants de l’AFEF au nom de la
linguistique sont contestées entre 1980 et 1990 par des forces issues de
différents espaces du champ scientifique, tandis que se profile un certain
désenchantement vis-à-vis des applications dans le domaine scolaire de la
linguistique du côté des enseignants. » (p 53)
Apparaît alors Goigoux, le “grand spécialiste” de la
lecture. Un de ceux que Carole Barjon a rangé parmi les “assassins de l’École”.
« Roland Goigoux
(également ancien militant de l’AFL) met à son tour en cause [en 2000], après
une étude empirique comparant un échantillon d’élèves exposés à une méthode
“phonique” et à la méthode idéovisuelle prônée par l’AFL, l’efficacité de cette
dernière à partir des résultats constatés. Il revient sur la position qu’il
avait défendue en tant que militant de l’AFL quelques années plus tôt (…).
Cette prise de position qui conserve l’essentiel (la disqualification du
déchiffrage) le conduit à incarner le “dépassement” des méthodes syllabiques et
des méthodes idéovisuelles, et à occuper une position dominante dans le champ
de la prescription. Ce contexte explique que lui soit confiée la tâche de
procéder à une évaluation des démarches d’apprentissage de la lecture et qu’il
présente sa propre étude comme devant clore les débats sur ce domaine. »
(p 54-55)
Il était temps de réagir car, à la fin des années 1990, les
découvertes obtenues par la psychologie cognitive commencent à ébranler
l’édifice constructiviste.
« Les acteurs qui
sont historiquement liés à la rénovation tiennent davantage, pour ceux qui ont
fait leur aggiornamento (que la montée en puissance de la psychologie cognitive
a rendu nécessaire), un double discours qui vise plus à concilier le présent et
le passé qu’à affaiblir la croyance dans le caractère “nocif” du déchiffrage. »
(p 55)
« Jusqu’à l’année
2002, la place de la linguistique se renforce dans le champ de la prescription
(…) et, en 1996, avec la création de l’Observatoire national de la lecture
(ONL), au sein duquel les linguistes sont particulièrement bien représentés
(…). Mais sans doute ne peut-elle plus apparaître comme l’horizon
révolutionnaire de la pédagogie. Si crise il y a, c’est peut-être d’abord celle
de la croyance et celle de son monopole, concurrencé à la fin des années 1990
par la psychologie cognitive, mais aussi par la didactique de la littérature (à
partir des années 2000). » (p 57-58)
La didactique de la littérature, voilà la nouveauté à
laquelle les constructivistes vont pouvoir se raccrocher !
« À partir des
années 2000, on a un double mouvement : une réhabilitation partielle des
aspects techniques de l’apprentissage de la lecture, que l’on peut attribuer
aux critiques formulées par des représentants de la psychologie cognitive des
thèses qui proscrivent le plus radicalement le déchiffrage. Mais ce mouvement
(…) est en quelque sorte contrecarré par l’affirmation, dans le champ de la
prescription savante, de la didactique de la littérature. » (p 59-60)
« La valeur
littéraire, la richesse du contenu sémantique, devient l’étalon de mesure des
supports pédagogiques : d’où la place attribuée aux albums jeunesse. »
(p 60)
C’est l’époque où Meirieu se repent d’avoir prescrit
d’utiliser les notices d’appareils ménagers pour apprendre à lire…
« La littérature
jeunesse serait une voie d’accès privilégiée à l’apprentissage de la lecture en
permettant à l’enfant de “trouver du sens” (toujours suspecté d’être absent à
mesure que l’on met l’accent, avec l’influence de la psychologie cognitive, sur
les dimensions techniques) aux textes. » (p 61)
« Cette thèse
participe à la construction d’une nouvelle norme pédagogique qui (…) exprime sa
distance par rapport aux enjeux de l’apprentissage. » (p 62)
« Le sens même du
mot “texte” est modifié : un texte, c’est nécessairement (…) un texte littéraire.
(…) Le point de vue des didacticiens de la littérature a été repris par
l’Inspection générale, en critiquant au nom de cette conception des expériences
menées dans la région grenobloise visant à renforcer l’apprentissage du code. »
(p 70)
Par la suite, en 2006, Roland Goigoux promeut les méthodes
“intégratives” pour apporter une alternative aux méthodes syllabiques. « Ces méthodes [intégratives] permettraient de
concilier une étude systématique et explicite du code et d’offrir un accès à la
littérature jeunesse. Elles se définiraient contre une conception “étapiste” de
l’apprentissage de la lecture incarnée par les méthodes syllabiques. »
(p 73)
« C’est donc un
véritable double discours qui est tenu [par Sylvie Cèbe et Roland Goigoux] et qui consiste à affirmer l’importance de
la maîtrise du déchiffrage et de sa qualité (en rapidité et en précision), tout
en niant dans le même temps la nécessité de son apprentissage systématique. Ce
double discours laisse penser qu’il s’agit d’une position de “juste milieu”,
d’équilibre entre des camps adverses (Foucambert/de Robien) alors que les
difficultés liées au déchiffrage restent fortement occultées. » (p 77)
Le problème, c’est que « lorsque l’on soumet les élèves à des textes sans qu’ils possèdent le
code pour le déchiffrer (…), les élèves n’apprennent pas “rien”, ils apprennent
à se tromper et incorporent les erreurs, ce qui est très différent. »
(p 87)
Quant aux méthodes d’apprentissage phono-alphabétique de la
lecture, les seules qui soient vraiment efficaces, elles restent reléguées dans
le champ de l’aide aux élèves en difficulté.
Et les enseignants dans tout cela ?
Leur formation reste, depuis quarante ans, un formatage aux
idées pédagogiques dominantes. Au cours de cette formation, on flatte les futurs
enseignants en les présentant comme des créateurs et non des techniciens (comme
les vieux instituteurs) : « Il nous
semble déterminant d’intégrer également l’ennoblissement du métier que permet
la délégitimation des aspects techniques, notamment liés à la répétition. »
(p 47). Et « on confère désormais
aux enseignants un rôle de réflexion sur les moyens de l’éducation en fonction
des finalités, comme le veut le décret de 1969 qui réorganise la formation des
instituteurs en spécifiant qu’il ne s’agit plus de leur transmettre des
recettes. » (p 48 note 1)
Pour faire croire à cette promotion intellectuelle, on les a
recrutés à des niveaux de plus en plus élevés : pour passer le concours
d’instituteur, il fallait avoir le DEUG en 1986, puis la licence en 1989 pour
devenir “professeur des écoles”, enfin le master en 2010. Toujours cependant
avec un salaire largement inférieur à ce que l’on observe dans les autres pays
de l’OCDE, ce qui commence d’ailleurs à poser problème.
Mais cela a marché : pour beaucoup, peu importe le
salaire dès lors qu’on est “professeur des écoles” et non plus instituteur.
Revers de la médaille : on s’appuie « sur des prescriptions non fondées
scientifiquement pour évaluer la qualité du travail enseignant ». (p
289) Pour être bien vu par la hiérarchie intermédiaire, il suffit la plupart du
temps d’être en conformité avec la doxa pédagogique hégémonique, c’est-à-dire
le constructivisme et ses variantes.
Dès lors, faut-il s’étonner lorsque « certains enseignants font mettre en œuvre ce
qu’ils appellent une “pédagogie de la réussite” qui rebaptise élégamment une
baisse des attentes à l’égard des élèves en difficulté en contournant les
obstacles. » (p 103)
Tout cela au nom de la “différenciation pédagogique”.
Solution massivement prescrite aux enseignants depuis les années 1980, par les “experts”
du calibre de Louis Legrand ou de Philippe Meirieu, et par la hiérarchie qui
suit docilement puisque le constructivisme est triomphant. « La différenciation pédagogique prescrite (…)
considère [les écarts de performance entre les élèves] avant tout comme des différences entre des individus qui auraient
chacun leur “stratégie d’apprentissage” que l’enseignant devrait connaître pour
être en mesure de personnaliser son enseignement. (…) Comme ce qui leur est
prescrit n’est pas réalisable, les enseignants adaptent l’injonction à la
réalité matérielle et temporelle de la classe. En effet, selon les
prescriptions, les enseignants doivent fournir des “chemins” différents pour
chaque élève, mais sans changer les objectifs qui doivent officiellement
demeurer communs. Cela ne vaut qu’en théorie (…). Cette différenciation, par le
fait de ne pas reposer sur un apport supplémentaire de temps pour les élèves
les plus faibles, contraint les enseignants à une adaptation qui consiste à
baisser les exigences et les attentes à l’égard de certains élèves. (…) Cette
adaptation leur est reprochée par les inspecteurs alors qu’elle est un effet
des contraintes matérielles plus que le produit d’une volonté délibérée. »
(p 100-101)
Avec cela, les classes hétérogènes ne sont plus un problème
en théorie : « L’idéalisation
de l’hétérogénéité et la négation des problèmes pratiques qu’elle soulève
s’accompagnent d’une promotion de la différenciation pédagogique comme
“prescription creuse”, dans le sens où elle ne s’appuie (…) sur une mise en
œuvre précise adaptée à un contexte de travail réel, dont les résultats
auraient été évalués et comparés avec d’autres mises en œuvre. Or, la manière
même dont est préconisée la différenciation laisse entendre qu’elle aurait le
pouvoir de réduire les inégalités. » (p 280)
Constat des auteurs : « Le travail entrepris pendant trois ans avec les élèves et les
enseignants nous a convaincues que les spécificités des élèves de milieu
populaire (…) n’appellent pas tant des “chemins différents” qu’un
investissement institutionnel beaucoup plus important en temps d’entraînement
et en énergie humaine. » (p 104)
Parlons aussi des aides spécialisées : « On peut dire qu’historiquement la prise en
charge de la difficulté scolaire [par les aides spécialisées] s’est construite sur le déni du rôle des
pratiques pédagogiques dans l’échec des élèves. » (p 172) Officiellement,
l’échec ne peut découler de méthodes d’enseignement inappropriées.
Quant aux résultats obtenus : « Sans qu’il soit possible de détailler les
recherches (au demeurant peu nombreuses) qui portent sur les effets des GAPP et
plus tard des RASED sur les parcours des élèves, on peut observer qu’elles
s’accordent généralement sur leurs conséquences négatives. » (p 183)
Pour résoudre le problème des élèves victimes des démarches
pédagogiques préconisées, on va bientôt médicaliser leurs difficultés.
« La dégradation
progressive des résultats des élèves est le produit non contrôlé de toutes ces
stratégies cumulées dont les effets se conjuguent. Confrontés aux difficultés
des élèves, les enseignants sont aujourd’hui largement dépossédés de la
maîtrise pédagogique de leur métier par ces différents experts [pour élèves
à besoins particuliers] qui investissent
l’école à tous les niveaux. » (p 18)
À commencer par les orthophonistes.
« Au cours de la
même période, l’orthophonie se développe et s’approprie précisément des tâches
qui relevaient antérieurement de la pédagogie. Elle offre une autre réponse aux
difficultés d’apprentissage de la lecture rencontrées à l’école primaire et qui
se manifestent par l’épidémie de dyslexie. Le fait qu’un secteur professionnel
définisse comme étant de l’ordre de la rééducation des activités qui (…)
correspondent à des activités d’apprentissage technique du déchiffrage au
moment même où celui-ci est dévalorisé, ne peut que favoriser le déplacement
des frontières symboliques entre ce que l’on peut considérer comme
“pédagogique” et ce que l’on peut ranger dans le paramédical. » (p 48)
Suit tout ce qui est maintenant de la compétence des MDPH
depuis la loi de 2005.
« En l’absence de
conditions favorisant une réduction des inégalités, les dispositifs de repérage
des “élèves à besoins particuliers” (…) sont pour certains d’entre eux de
véritables tremplins vers un statut de “handicapé”. » (p 227)
Pourtant, ce sont bien les prescripteurs (formateurs,
experts, hiérarchie) qui sont les vraies causes du problème : « Au-delà de la baisse des performances
mesurée par les évaluations nationales et internationales, c’est aussi le nombre
d’élèves qui doivent être rééduqués en orthophonie, la croissance de ceux
affectés d’un “trouble du langage” qui sont révélateurs d’inégalités fortes et
croissantes, qu’on ne peut pas se contenter d’imputer aux enseignants ou aux
familles, en oubliant le rôle majeur des prescripteurs. » (p 71)
Imputer les difficultés scolaires à des “problèmes”
cognitifs propres aux élèves repose « surtout
sur une vision qui ignore que les méthodes non explicites d’apprentissage,
lorsqu’elles sont mises en œuvre avec des élèves culturellement désavantagés ou
peu attentifs, “enracinent” en quelque sorte chez ces mêmes élèves des erreurs
qu’un apprentissage explicite et un entraînement intensif durant le temps de
l’apprentissage permettent d’éviter ou de limiter. » (p 103)
Il est vrai que « les
instances de formation (…) disqualifient les aspects pratiques de
l’organisation relative à la transmission des savoirs en les définissant comme
des “recettes”. » (p 64)
La conclusion de tout cela dès lors évidente et je laisse la
parole aux auteurs :
« Notre enquête
nous conduit à penser qu’il y a quelque chose qui est aussi de l’ordre d’une
mise en échec des professionnels et des élèves, dans le cadre de prescriptions
peu adaptées à la réalité du travail. » (p 278)
« On attend donc
des enseignants une simple obéissance à des injonctions ou des “préconisations”
dont ils peuvent difficilement ignorer qu’elles ont peu de chose à voir avec
une action contre la difficulté scolaire. La rédaction de plans, de programmes
et de projets divers pour affiches des objectifs et des moyens s’est substituée
(…) à une lutte contre les inégalités. Ces évolutions transforment la
définition de la compétence professionnelle des enseignants : le respect
des normes et des procédures devient une fin en soi au mépris du travail réel
effectué. La production d’indicateurs devient également un enjeu pour les
inspecteurs puisqu’ils sont jugés sur leur capacité à les afficher. »
(p 287-288)
« Il y a eu une
conjonction entre des grands principes idéalistes énoncés par des pédagogues et
diffusés dans la formation des enseignants, et les injonctions actuellement
formulées à la “différenciation pédagogique” dans les évaluations du système
éducatif. La rencontre a été rendue possible par la rupture induite dans les années
1970 avec la réforme de la formation et la place désormais occupée par des
acteurs qui vont jauger la pratique professionnelle à l’aune de sa conformité à
des théories savantes. » (p 305)
« Le regard
souvent porté sur les professeurs des écoles, considérés comme rétifs à tout
changement, indifférents à la réussite des élèves issus des classes populaires,
etc., résulte peut-être aussi de l’incapacité de ceux qui les jugent tels à
leur apporter des solutions pratiques leur permettant de dépasser les difficultés
rencontrées. » (p 278)
« Les enseignants
(et les élèves) paient au prix fort les contradictions du système
éducatif : on ne cesse de faire porter sur eux la responsabilité de
“l’inefficacité” de l’école, de promouvoir “la culture de l’évaluation”, etc.,
mais ils sont eux-mêmes souvent incités à mettre en œuvre des recommandations
ou des pratiques qui vont à l’encontre d’un objectif d’égalité au nom duquel
ils sont massivement disqualifiés en tant que professionnels. » (p
301)
On ne peut hélas mieux dire…
Voir aussi les articles suivants :
__________________________________
Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller
Édition du Seuil, “Liber”, 352 p.
Édition du Seuil, “Liber”, 352 p.
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