Le site Skhole vient de
publier un texte de Nathalie Bulle intitulé : “La fin de l'ère des
enseignants”.
J’en tire quelques
extraits qui me semblent particulièrement intéressants.
Sur la
“professionnalisation” des enseignants :
« La question de la professionnalisation des enseignants (…) est déjà une vieille histoire en France, qui n’a cessé de faire couler de l’encre. La création des anciens Instituts Universitaires de Formation des Maîtres (IUFM) datant de 1989, elle a déjà 25 ans. Cette professionnalisation a connu, pour l’instant, une suite d’échecs cuisants. Quels que soient les raisons profondes de ces échecs, la professionnalisation ne suit qu’une seule voie, celle d’un changement du profil de l’expertise qui fonde le métier d’enseignant. Elle ne représente pas, elle n’a pas représenté en France, ni aux États-Unis, ni même dans l’ensemble, en Europe, un levier pour la formation pédagogique des enseignants, mais plus précisément, un levier de la rénovation pédagogique. »
« La professionnalisation des enseignants, dans ce contexte, ne désigne donc pas tant le passage d’un art pratiqué de manière intuitive à un savoir plus réfléchi et éprouvé par l’expérience, mais elle engage la transformation de l’objet même de la profession enseignante. Elle marque le passage d’une école dont la mission première est de former l’esprit et de transmettre des savoirs à « un système de gestion de l’enfance et de la jeunesse dans lequel l’enseignement n’est plus l’aspect le plus important ». »
« La philosophie qui a présidé à la professionnalisation des enseignants en France, a suscité de vives polémiques, très peu comprises encore aujourd’hui par le grand public, entre les représentants d’une éducation qui développaient des méthodes d’apprentissages opposées aux logiques des disciplines, et ceux qui défendaient ces logiques. Ces derniers ont dès lors tendu à apparaître comme les ennemis de tout ce dont les promoteurs de la nouvelle éducation se faisaient les champions : l’égalité, la démocratie, la pédagogie. »En contrepoint de cette conception constructiviste de la professionnalisation des enseignants, je recommande la lecture de cet article de Clermont Gauthier.
Sur l’échec de l’École française :
« L’échec français se traduit par une situation de crise institutionnelle, non seulement au niveau du recrutement, et de la formation des enseignants, mais aussi au niveau de l’école en France. L’écart des performances des élèves les plus fragiles et des autres s’est accentué, c’est ce que révèlent les enquêtes nationales et internationales, tandis que les programmes d’enseignement n’ont cessé d’affaiblir leurs exigences. Cet échec s’est manifesté aussi par la situation fortement conflictuelle évoquée, qui a suscité de nombreux débats, les médias relayant en général la rhétorique incantatoire des promoteurs de la rénovation pédagogique, invoquant l’élève actif dans la construction de ses savoirs, la pédagogie de la réussite, l’élève au centre, par opposition à un enseignement transmissif, passif, centré sur le professeur, etc. »
Sur le triomphe du
progressivisme éducatif :
« L’accélération de l’expansion des systèmes éducatifs dans les années 1960 a suscité la critique néo-marxiste, cette dernière s’est faite la critique de toutes les formes de différenciations internes qui conduisaient à un partage des parcours des élèves privilégiant statistiquement certains groupes sociaux, sur le plan de l’orientation, sur le plan pédagogique, sur celui des classes ou des établissements. Rangée notamment derrière le célèbre sociologue français Pierre Bourdieu, cette critique a mis en cause les formes dominantes de la culture scolaire. La profession enseignante s’est trouvée ainsi accusée de reproduire par l’école des inégalités contre lesquelles elle pensait au contraire lutter. C’était l’époque du triomphe des structuralismes et relativismes associés. Dans ce contexte de forte remise en cause du modèle académique, et du développement de la problématique de l’échec scolaire, au besoin amplifiée par les promoteurs des idées nouvelles, les approches pédagogiques multiples et variées ont été promues, sous l’égide d’un Freinet, d’un Piaget, sous la bannière des pédagogies actives, des pédagogies de projet, etc. Toutes ces approches ont été diffusées au nom de la modernisation et de la démocratisation de l’enseignement. Ces théories ont tout d’abord déferlé, dans les années 1970, dans les anciennes écoles normales d’instituteurs où étaient formés les enseignants du premier degré.
On peut noter cette coïncidence entre la domination de la critique néo-marxiste et la montée institutionnelle des progressismes éducatifs variés. Elle s’explique par une sorte de symbiose idéologique. La première, par sa critique radicale et récurrente du système éducatif, s’attaque indéfiniment à toutes les formes d’inégalité qui ne manquent pas de se créer. La seconde, par la réponse radicale qu’elle offre, proposant une table rase du passé pédagogique et des missions intellectuelles antérieures de l’école, au service d’une mission éducative première développée autour de la thématique de la citoyenneté et du vivre ensemble.
Dans ce contexte fortement critique, les changements du système éducatif français depuis les années 1960 et 1970 (…) révèlent les progrès d’une rénovation pédagogique de l’ensemble du système, touchant les curricula, la pédagogie stricto sensu et les programmes. Ce sont les promoteurs des idées nouvelles qui ont animé les commissions de réforme du système d’enseignement, et en ont inspiré les nouvelles orientations. »Voir également cet article sur les origines de la pédagogie progressiviste.
Sur la théorie constructiviste :
« Il s’agit d’abandonner l’enseignement rationnel des disciplines fondé sur une élémentarisation, ou encore une réduction analytique au service de la construction progressive et cumulative des savoirs théoriques ou scientifiques. À l’encontre de ce principe d’élémentarisation, le rapport préconise de partir au contraire de démarches globales, d’objets complexes. Il justifie ce renversement par les nouveaux savoirs issus des diverses sciences (biologie, psychologie, linguistique, neurologie puis sciences humaines) et qui mettent en avant les notions de continuité, de globalité, de structure, et de complexité. Le projet de professionnalisation des enseignants s’est donc ouvertement doublé d’un projet pédagogique engageant la contextualisation des enseignements, autrement dit le retournement de leur logique : au lieu d’aller du simple vers le complexe, il s’agit au contraire, désormais, de partir du complexe. »
« Cette interprétation adaptative de la connaissance est partagée par les constructivismes contemporains, socioconstructivismes et approches par compétences, qui sont des formes modernes du progressisme éducatif. (…) Les élèves doivent être confrontés à des situations concrètes d’emblée complexes, les problèmes et non les explications de l’enseignant étant supposés présider au développement intellectuel. L’apprentissage de type théorique apparaît, dans ce cadre, entraîner une acquisition artificielle, un simple emmagasinage de savoirs de type factuels. »
Sur les “sciences” de l’éducation :
« Ce qu’il faut comprendre, c’est pourquoi le leadership des projets de réforme du système éducatif a été assuré par les spécialistes des nouvelles disciplines qui s’étaient fait connaître par leurs travaux, ou qui se trouvaient en position de responsabilité dans les nouveaux départements de recherches en sciences de l’éducation.
Voici comment ce retournement peut être expliqué.
Dans les années 1960, une « science de l’enseignement » s’est développée (…). La méthode scientifique offrait ainsi une légitimité universitaire aux idées éducatives nouvelles. Il s’est ainsi constitué un ensemble grandissant de savoirs formels (…). La sanction de la « science » permettait en effet à ces nouvelles orientations pédagogiques de servir de guide prescriptif pour les politiques publiques et les pratiques enseignantes. À l’inverse, sans cette caution des sciences positives, les formateurs d’enseignants n’auraient pu revendiquer aucune autorité particulière face aux pratiques professorales déjà éprouvées. »
Sur la mainmise de l’École
par les constructivistes :
« Les réformes pédagogiques ont été dominées par une philosophie particulière, non remise en cause, légitimée par des recherches prônant la méthode scientifique et une mission sociale associée aux idées de démocratie, d’égalité, de vivre ensemble. Il s’agit de comprendre maintenant pourquoi les promoteurs de cette nouvelle philosophie de l’institution ont pu dominer ces transformations institutionnelles et pédagogiques, comment ils ont pu atteindre les positions de premier rang dans les commissions de réforme, dans les nouveaux instituts de formation des professeurs, etc. »
« Compte tenu de cette politisation [de la question éducative], (…) les promoteurs des idées éducatives nouvelles se sont vus investis d’un rôle quasi salvateur. Ils étaient en mesure de refonder la légitimité de l’institution par leur approche, la méthode scientifique et leur mission, la démocratisation de l’institution, voire l’efficience sociale.
Les promoteurs des idées nouvelles ont donc occupé des positions privilégiées au sein des instances décisionnelles en matière éducative, en France, dès lors qu’une critique radicale appelait une réponse radicale. En même temps, cette réponse ne s’est pas donnée pour ce qu’elle est, porteuse d’une théorie philosophique particulière, mais au contraire comme rompant avec un passé idéologique pour introduire une vision scientifique et moderne du rôle de l’éducation et de ses méthodes, dans la société. »
Sur l’affaiblissement des
systèmes scolaires inspirés par le constructivisme :
« Les nouveaux instituts de formation des maîtres se sont faits les vecteurs de la propagation de ces idées par la sélection des formateurs et des recherches. Les progressismes contemporains ont présidé à la poursuite de la majorité des réformes du système éducatif. La dégradation de la situation dans les établissements, la baisse chronique des résultats des élèves aux enquêtes nationales et internationales ont créé, de manière endogène, une école à deux vitesses bénéficiant, du point de vue de la sélection sociale, à ceux qui économiquement et culturellement ont les moyens de choisir les écoles où l’on continue d’une certaine manière, à “apprendre”. Cette situation entretient l’accusation par les courants progressistes d’une prise en compte toujours insuffisante des résultats de la recherche et de la philosophie qui les anime. »
Sur l’influence néfaste
des organisations internationales :
« Il ne faut pas sous-estimer, dans ce mouvement, l’influence des organisations internationales. En dépit du traité de Masstricht suivant lequel la communauté n’a qu’un rôle accessoire en matière d’éducation, les influences internationales apparaissent de plus en plus « intrusives et persuasives ». (…) La mise en concurrence des systèmes éducatifs est organisée par l’OCDE autour de l’enquête PISA, sur la base d’une forte médiatisation des palmarès internationaux. Les objectifs éducatifs des pays sont redéfinis arbitrairement autour des normes portées implicitement par les indicateurs du PISA – les programmes scolaires tendent en particulier à être recentrés sur le développement de compétences de base, telles qu’évaluées par les tests. Il en résulte – un ensemble de plus en plus important d’analyses menées par les experts internationaux proposent des résultats convergents à ce sujet – un appauvrissement des curricula scolaires et un affaiblissement des systèmes éducatifs. »Voir, sur le même thème, cet article sur le discours pédagogique de l'UNESCO et de l'OCDE.
Je signale également,
dans les notes de bas de page, celle-ci :
De multiples analyses
montrent que les pédagogies rationnelles ou encore explicites ont,
comparativement aux pédagogies progressistes, de meilleurs résultats et sont plus
“égalitaires” socialement.
Cf. par exemple :
- S.Bissonnette,
M.Richard, C.Gauthier (2005). Échec scolaire et réforme éducative. Quand les solutions proposées deviennent la source du problème. Saint-Nicolas: Les Presses de l’Université de Laval.
- J.Chall (2000). The academic achievement challenge: what really works in the classroom?
New York, NY: Guilford Press.
- D. Mann (1992). “School Reform in the United
States: A National Policy Review 1965-91”. School
Effectiveness and School Improvement, 3,216-230.
- B. Rosenshine (2009). “The empirical support
for direct instruction”. In S.T.Tobias, T.M.Duffy, Constructivist instruction: Success or failure? (pp.201-220) New
York, NY: Routledge.