Source : Le Devoir
Louis Cornellier
En 1918, après la révolution, les bolcheviques entreprennent
de réformer l’école russe afin de façonner le nouvel être communiste. Les
manuels, les livres de grammaire et les dictées sont bannis. On décrète qu’il
ne faut enseigner que des choses directement utiles — l’histoire, la
philosophie et les langues anciennes passent à la trappe —, en utilisant une
pédagogie active. Les enseignants doivent se soumettre à une rééducation en ce
sens et les réfractaires, qualifiés de réactionnaires, sont expulsés du
système. En 1924, un instituteur soviétique témoigne. « On a fait beaucoup de théâtre, on a dessiné, on a chanté, fait du
modélisme, dit-il, mais on n’a pas appris à lire et à écrire. »
Cet épisode oublié de la révolution russe est raconté par
Réjean Bergeron dans L’école amnésique ou les enfants de Rousseau (Poètes de
brousse, 2018, 168 pages). Le professeur de philosophie au collégial a trouvé
cette histoire dans un livre de l’historien Wladimir Berelowitch et a tout de
suite fait le lien entre cette expérience et notre réforme de l’éducation.
Dans les années 1930, note-t-il, constatant les « résultats catastrophiques » de ces
méthodes pédagogiques, les dirigeants soviétiques ont imposé le retour à un
enseignement plus traditionnel. Ne serait-il pas temps, propose Bergeron, que
le Québec, aujourd’hui, fasse de même et en finisse avec une réforme dont les
fondements sont inspirés par des «
courants de pensée simplistes, farfelus, mais surtout irrationnels et
obscurantistes en matière de pédagogie » ?
On dira peut-être que Bergeron, qui allait déjà en ce sens
dans son excellent Je veux être un esclave ! (Poètes de brousse, 2016),
s’acharne, mais comment lui donner tort ? L’école québécoise, en effet, est en
proie à la folie. Des parents militent pour l’abolition des exercices — exposés
oraux, évaluations — qui, disent-ils, traumatisent leurs enfants. Des
niaiseries comme « l’aménagement flexible » — coussins et divans remplacent
chaises et bureaux dans la classe — sont présentées comme des idées géniales.
Des légendes pédagogiques — formes d’intelligence, styles d’apprentissage,
Brain Gym —, pourtant mises à mal par Normand Baillargeon, pullulent. L’école,
dans cette dérive, « est en voie
d’oublier sa mission fondamentale qui consiste à faire œuvre de transmission
», se désole Bergeron.
Le professeur, qui constate la faiblesse de trop de ses
étudiants en lecture et en écriture, ainsi que leur inculture historique, prône
un retour à l’école traditionnelle, inspirée par une « conception humaniste de l’éducation ». Il se réjouit, notamment, de
voir le ministre français de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, présider au « retour d’une école de la transmission des
savoirs, de la culture et de la maîtrise des fondamentaux que sont lire, écrire
et compter à l’aide d’un enseignement explicite et structuré ».
On pourrait croire que cela va de soi, mais ce n’est pas le
cas. Il y a, dans le monde de l’éducation, des obsédés de l’innovation à tout
prix qui ne cessent de discréditer l’école traditionnelle. Cette dernière,
selon ces militants qui se réclament d’une « pédagogie renouvelée, active et
contemporaine », serait dépassée et inadaptée aux enfants d’aujourd’hui.
Partisans d’une pédagogie par le jeu, par projets, branchée
sur les intérêts des enfants et inspirée par la révolution numérique, ces
technopédagogues répètent que l’essentiel est d’« apprendre à apprendre »
puisque le monde change vite et que les connaissances sont toujours dépassées.
On dirait un programme scolaire conçu par un maniaque de jeux vidéo.
Bergeron retrouve, dans ces lubies, une version au goût du
jour des idées pédagogiques du philosophe Jean-Jacques Rousseau. Dans Émile ou
De l’éducation, en 1762, le promeneur solitaire plaidait déjà pour une
pédagogie de la découverte, axée sur des savoirs utiles et dirigée par un
maître jouant le rôle d’accompagnateur. Nos nouveaux pédagogues n’y ont ajouté
que des ordinateurs.
S’en remettre aux intérêts des enfants et à leur curiosité
naturelle pour les éduquer revient à les abandonner, affirme Bergeron. Par
lui-même et au contact des autres, l’enfant peut développer des « habiletés
cognitives primaires » — manipuler des objets, marcher et parler. Or, continue
Bergeron, lire, écrire, compter et se cultiver sont des habiletés cognitives
secondaires et s’apprennent grâce à un enseignement structuré.
On n’est pas libre de choisir ce qui nous intéresse quand on
ne connaît presque rien. La liberté n’est pas un fait de nature, c’est une
quête. C’est en connaissant qu’on développe le goût de connaître. L’école qui
libère doit donc être une école dans laquelle ceux qui ont de la culture la
transmettent à des élèves qui ne savent pas encore qu’ils en ont besoin pour
devenir libres.