Libération, 04.02.2018
Dans le domaine de l’éducation, chacun a un avis. Des
milliers de livres ont été écrits, dans lesquels les opinions les plus
contradictoires s’affrontent. Elles ne peuvent pas toutes être correctes.
Comment les enseignants sont-ils censés faire le tri, comment peuvent-ils
déterminer rationnellement lesquelles ont plus de chances d’être justes et sur
lesquelles ils ont intérêt à fonder leurs pratiques ? La seule méthode connue
pour faire le tri entre des opinions est la démarche scientifique, qui consiste
à formuler précisément des hypothèses, à en dériver des prédictions testables,
et à tester ces prédictions en recueillant des données par l’observation et
l’expérimentation (études comparant de très nombreuses classes avec une
méthodologie rigoureuse permettant de contrôler les autres facteurs, comme le
niveau initial des élèves ou leur milieu social).
Jusqu’à présent, la politique éducative de la France a été
beaucoup influencée par des gourous murmurant à l’oreille des ministres. Ces
personnes, quelles que soient leurs grandes qualités, étaient peu au fait des
recherches internationales en éducation, et n’y avaient pas elles-mêmes
contribué. De ce fait, les politiques qu’elles ont inspirées se sont succédé de
manière tout aussi contradictoire que les opinions assénées par-dessus le
comptoir, ballottant les enseignants dans un sens, puis dans l’autre, en
offrant rarement des justifications crédibles de la nouvelle direction imposée.
Comment sortir par le haut de ces fluctuations erratiques ? Avoir un Conseil
scientifique de l’Éducation nationale n’est sans doute pas l’unique réponse,
mais c’en est une tout à fait raisonnable, probablement meilleure que toutes
les alternatives explorées jusqu’à présent.
En effet, si la science offre rarement des réponses
définitives, elle a tout de même le mérite d’être un processus cumulatif, auto-correcteur,
qui à force d’engendrer des débats et d’accumuler des données pour les nourrir,
finit par produire du consensus. Encore faut-il bien vouloir prendre
connaissance de ce consensus lorsqu’il existe. En 2008, le chercheur
néo-zélandais John Hattie a produit une synthèse des études comparant
rigoureusement différentes méthodes, différentes pratiques pédagogiques, ou
différentes manières d’organiser le système éducatif. Il a recensé plus de 50
000 études publiées dans des revues scientifiques internationales, portant sur
plus de 100 millions d’élèves dans plusieurs dizaines de pays. Depuis 2008, le
volume des recherches dans le domaine a au moins doublé. Combien de temps
encore la France pourra-t-elle s’offrir le luxe d’ignorer superbement tous ces
résultats ?
À peu près toutes les questions que l’on peut se poser sur
l’enseignement et son organisation ont déjà été étudiées et évaluées, au moins
dans une certaine mesure et jusqu’à un certain niveau de détail. Par exemple,
on dispose de données sur l’impact de facteurs aussi variés que la qualité de
la relation enseignants-élèves (important), de la pédagogie explicite
(important), de l’enseignement systématique des relations entre les lettres et
les sons (important), des devoirs (faible dans le primaire, plus important dans
le secondaire), de la réduction de la taille des classes (moyen et coûteux),
des groupes de niveau (ça dépend), du port de l’uniforme (nul), de l’anxiété
(négatif), du redoublement (négatif) et de dizaines d’autres…
Il ne s’agit bien évidemment pas de dire que la science a
réponse à tout et qu’elle offre des recettes magiques qui devraient s’imposer
aux enseignants. Mais il y a déjà bien des choses que l’on sait avec un niveau
de certitude important, et il serait coupable de ne pas les prendre en compte.
Il existe aussi un nombre encore plus grand de choses que l’on ne sait pas, ou
avec trop peu de certitudes, et alors il est tout aussi important de le dire
clairement et de s’abstenir d’imposer des opinions infondées. Dans ce cas-là,
de nouvelles expérimentations sont nécessaires. Dans un cas comme dans l’autre,
l’objectif est de permettre aux enseignants de faire le tri entre toutes les
injonctions contradictoires qui leur sont faites, et de guider leur liberté
pédagogique vers des pratiques plus efficaces, pour le bénéfice de tous.
Alors que tout le monde s’étonne de la création de ce
nouveau conseil scientifique, ce qui moi, m’étonne, c’est que l’on ait pu s’en
passer aussi longtemps. Comment les ministres successifs ont-ils pu des
décennies durant ne pas avoir l’idée que bon nombre de questions qu’ils se
posaient étaient de nature scientifique, et qu’il existait déjà des milliers
d’études visant à y répondre ? Pourquoi ont-ils si rarement éprouvé le besoin
d’être conseillés par des scientifiques ayant connaissance de ces études, ou
étant capables de les consulter ? Peu importent maintenant les réponses à ces
questions, il faut espérer que cette époque soit révolue.
Le rôle d’un conseil scientifique est, en toute
indépendance, de fournir des avis et de proposer des actions fondées sur les
connaissances scientifiques les plus à jour, ou des recherches pour combler notre
ignorance. Ce n’est ni de cautionner une politique qui serait définie a priori
ni de se substituer aux gouvernants en décidant à leur place. Tout ce que peut
espérer le conseil scientifique, c’est qu’on le laisse travailler et qu’on
l’évalue sur ses propositions, ses actions, et sur l’impact qu’il aura in fine
sur le système éducatif, plutôt que sur des représentations erronées, des
intentions supposées et des orientations imaginées.
Franck Ramus