Votre livre revient sur 50 ans de réformes et de
réflexions sur l'apprentissage de la lecture. Une période où vous condamnez
beaucoup d'acteurs et qui est présentée comme un champ de bataille. Est-ce
vraiment le cas ?
C’est hélas le cas quand on lit la tonalité de certains
propos dans les médias dès qu’il est question de lecture ! Cela étant, notre
propos n’est pas de condamner les acteurs qui ont eu une influence décisive
dans les années 1970-1980 mais davantage de montrer que leurs conceptions sont
fondées sur des croyances qui ont laissé des traces profondes et qui mettent
enseignants et élèves en difficulté.
Cela étant, la polémique ne nous intéresse pas : quand on
vient de passer trois ans de notre vie avec des enseignants motivés et
compétents - comme il y en a tant- ; avec des enfants dits “fragiles” ou en “en
difficultés”, en réalité avides d'apprendre s'ils sont reconnus et encouragés,
les querelles idéologiques nous semblent dérisoires...
Vous dites qu'on a “intellectualisé” l'apprentissage de
la lecture. C'est-à-dire ?
Nous avons voulu montrer que quelques acteurs, qui étaient
en position favorable dans les années 1970-1980, ont fait un usage instrumental
et politique des apports de la linguistique dans le domaine de l’apprentissage
de la lecture, quelques formateurs d’école normale en particulier.
Ce que nous appelons intellectualiste est le fait de
défendre des conceptions qui “fonctionnent” théoriquement, elles peuvent être
défendues logiquement, mais elles ne sont pas mises à l’épreuve du réel. Par
exemple, on a dévalorisé la lecture à voix haute, sous prétexte qu’elle ne
correspondait à aucune “fonction du langage” (au nom des découvertes
linguistiques sur les “fonctions du langage”), alors que la lecture à voix
haute est très utile pour l’apprentissage, on a voulu plaquer le modèle du
lecteur expert, alors que précisément c’est l’apprentissage qui permet de
développer l’expertise, etc. On a excessivement déprécié les étapes et la
progressivité, alors qu’elles sont nécessaires, négligé le rôle de
l’entraînement pour mettre l’accent sur “de vrais textes”, donc inaccessibles
techniquement.
Plus récemment, on a prétendu qu’il était nécessaire que
l’entrée dans l’écrit se fasse par de vrais textes littéraires (albums
jeunesse) qui ne devaient pas être faits pour l’apprentissage de la lecture.
Concrètement, comment les élèves, et tout particulièrement ceux qui sont les
plus distants de la culture scolaire et qui n’apprennent pas à lire (ou même
quelques rudiments de la lecture) chez eux, font-ils pour lire des textes issus
de la littérature jeunesse, dont les tournures de phrases sont complexes et
dont les mots sont eux-mêmes composés de graphèmes complexes ? C’est un
héritage ou une séquelle de cette période de l’histoire : il faut partir de
vrais textes qui comprennent déjà tous les éléments auxquels est confronté le
lecteur expert. C’est très bien pour noyer les élèves, mais est-ce le but ?
Une autre accusation, c'est qu'on a dépouillé les
enseignants de leur savoir. Que voulez-vous dire ?
On dit plutôt qu’on leur impose trop souvent des choses qui
sont de l’ordre de la croyance, de la conviction, de l’impossible à tenir ou de
l’inutile. Par exemple, certains inspecteurs vont être attachés à ce que les enseignants
fassent des Programmes Personnalisés de Réussite Éducative (PPRE) alors que cela peut se
faire au détriment du temps passé à aider l’élève et que cela ne garantit
absolument rien, l’important étant ce que les enseignants font avec les élèves.
On leur demande aussi de différencier la pédagogie, tout en leur reprochant de
le faire par un “ajustement à la baisse” des exigences. Mais les élèves ayant
un niveau déjà très inégal à l’entrée du CP (et sans doute avant), leur
demander de différencier la pédagogie dans le cadre de la classe et sans leur
apporter de forces supplémentaires, c’est de fait les placer dans une situation
où ils ne peuvent qu’adapter les attentes et le travail de l’élève à son
niveau, donc à creuser les inégalités, ce qu’on leur reproche aussi de faire.
Vous dites aussi qu'on les a laissés seuls, livrés à eux-mêmes.
N'est-ce pas contradictoire ?
Ce n’est pas contradictoire, puisqu’on les laisse seuls avec
des prescriptions impossibles à tenir. Les enseignants avec qui nous avons
travaillé pendant trois ans (et avec qui nous poursuivons le travail) ont pu,
suite à la mise en pratique d’un dispositif expérimental, conscientiser et
verbaliser la difficulté dans laquelle ils sont mis à cause de ces
prescriptions. Ils ont pu nous dire qu’ils se perdaient dans la différenciation
pédagogique, qu’ils ne pouvaient pas accrocher tous les élèves et que certains
étaient très rapidement “largués”, ce qui était logique puisque les outils
érigés comme légitimes ne sont pas adaptés à des élèves non lecteurs. Ils sont
laissés seuls parce qu’on ne leur apprend pas souvent à réduire les écarts de
niveau trop importants entre les élèves. Par ailleurs, on leur demande beaucoup
de choses aujourd’hui à travers toujours plus de nouvelles missions, ils ne
peuvent pas résoudre tous les problèmes de la société, tout en enseignant ce
dont les élèves ont besoin pour réussir.
Vous présentez une démarche appuyée sur une approche
sociologique : c'est à dire des apprentissages différents selon les
classes sociales ?
Surtout pas ! Il ne faut pas avoir une lecture réductrice de
Bourdieu, qui a été mal compris et suspecté de nourrir une vision déficitariste
des classes populaires. Au contraire, à la fin de leur ouvrage, La Reproduction, Bourdieu et Passeron
formulent l’idée de la possible mise en œuvre d’une “pédagogie rationnelle”,
c’est-à-dire efficace pour tous les élèves et qui permette à ceux qui sont les
moins dotés en capital culturel et scolaire, de pouvoir combler les inégalités
scolaires d’origine sociale (qu’on ne peut nier). Et justement, c’est
l’hypothèse de la possible mise en œuvre d’une pédagogie rationnelle que nous
avons souhaité tester et mettre en œuvre. Ce qui varie en effet, c’est le temps
d’entraînement : en étant en plus petit groupe pendant les “ateliers lecture”,
on permet aux élèves rencontrant des difficultés de pouvoir plus s’entraîner
(concrètement 15 minutes de lecture par élève, 30 minutes d’encodage). Ce point
n’est pas insignifiant, au contraire, il est fondamental puisque ces élèves ne
passent pas leur temps à essayer de rattraper un retard impossible à combler
puisque dans l’ensemble des dispositifs habituellement mis en œuvre, pendant
que les élèves en difficultés sont pris en charge, le reste de la classe
poursuit ses apprentissages, apprend de nouvelles choses. Ici, ce n’était pas
le cas et nous insistons dessus : tous les élèves travaillaient la même chose
(même graphème, même page de manuel), mais le temps de lecture par élève était
bien supérieur pour ceux pris en “atelier lecture”.
Vous défendez un
enseignement explicite de l'apprentissage de la lecture. Mais ce n'est pas ce
que font les enseignants ?
Non, parce que les supports mêlent apprentissage explicite
des syllabes, mots à mémorisation par cœur (qu’on appelle “mots outils”) et
devinettes, appelées officiellement anticipations. Cependant, nous ne nous
limitons pas à défendre un enseignement explicite de l’apprentissage de la
lecture. Ce qui est fondamental, c’est d’articuler enseignement explicite et ce
que nous avons appelé “incorporation” de l’apprentissage, possible grâce à un
temps d’entraînement important.
Exposer de façon explicite à un élève les correspondances
graphèmes-phonème, ne suffit pas, loin de là. Il faut lui permettre de
s’entraîner, de se tromper, de s’autocorriger, avec un adulte. [Note personnelle : Contrairement
à ce qui semble être affirmé, l’entraînement jusqu’au surapprentissage est un
élément fondamental de l’Enseignement Explicite, tel qu’il a été défini par
Barak Rosenshine.] Et il vrai que le temps collectif de la classe ne permet
pas aux élèves qui sont les moins avancés, de s’entraîner suffisamment. C’est
pour cela que le dispositif mis en œuvre consiste à prendre des petits groupes
de 3 élèves sur 45 minutes en plus d’un enseignement explicite et d’un travail
avec les parents. Le temps de lecture et d’encodage par élève est donc
considérablement plus important que lorsque sur ces 45 minutes, il y a 25
élèves à faire lire et écrire.
Ce n’est pas parce qu’il y a 5 syllabes ou 5 mots à “décoder”
sur la page du manuel, que l’enseignement est explicite et systématique. Les
enseignants rétorqueraient qu’ils ne se limitent pas au manuel, en effet. Ils
créent des “cahiers de syllabes et de mots”. Mais en quelle quantité et
surtout, arrivent-ils d’une manière ou d’une autre à permettre aux élèves, qui
ne peuvent pas s’entraîner chez eux, d’avoir un temps d’entraînement
suffisamment important ? En transposant le dispositif dans une école dont le
recrutement est très populaire, et bénéficiant du dispositif “plus de maîtres
que de classe”, nous avons pu voir qu’une telle ressource permettait à ces
élèves d’incorporer les apprentissages et de pouvoir suivre en CE1.
Mais quelle place donnez-vous alors au sens ? Peut-on
apprendre à lire sans maîtriser le sens ?
L’opposition entre déchiffrage et la compréhension fait
justement partie de ces croyances héritées des années 1970-80. Ce n’est pas le
déchiffrage qui empêche de comprendre, c’est un déchiffrage de mauvaise
qualité. Nous accordons au sens toute son importance. La différence, c’est que
nous faisons une différence entre les différents usages de la lecture et les
différents degrés du sens : le sens littéral (qui est tout de même le plus
courant dans la vie quotidienne) et la compréhension des inférences. Nous ne
disons pas qu’il ne faut pas travailler sur la compréhension du sens littéral
et sur la compréhension des inférences. Ce que nous disons, c’est qu’il n’est
pas possible d’accéder au sens littéral d’une phrase et plus encore à son sens
caché si on ne lit pas correctement et de manière suffisamment fluide. C’est bien
l’articulation entre justesse et vitesse du décodage (ne pas ânonner) qui
permet l’accès au sens, littéral. Une fois que les automatismes sont bien
incorporés par l’élève, on peut travailler avec lui sur la compréhension des
inférences à partir d’un texte écrit. Jusque-là, il est bien sûr possible de
les travailler à l’oral. Ce qui importe, c’est bien la qualité et la vitesse de
lecture. Une fois que l’élève est “déchargé” cognitivement du déchiffrage, il
peut accéder au sens. Cela étant, il y a des petites techniques qui aident les
élèves à faire le lien entre le sens d’un mot qu’ils connaissent à l’oral et le
mot écrit : par exemple, une fois qu’il sait déchiffrer, on lui demande de “recoller
ses syllabes” et de relire plus vite le mot précédemment déchiffré.
Votre étude repose sur un échantillon limité. Peut-on
vraiment en étendre les conclusions ?
Nous n’empêchons personne de faire la même chose sur de plus
grands effectifs, bien au contraire ! Nous donnons toutes les clés, théoriques
et pratiques ! La question de l’échantillon est d’ailleurs un faux problème car
nous ne nous sommes pas limitées à aller voir une fois 4 classes de CP. Nous y
avons consacré de longs temps d’observation participante et d’investigation en
faisant passer des tests de fluence afin d’objectiver les résultats. Nous avons
également eu le souci de pouvoir mettre en place le dispositif construit dans
deux écoles socialement différenciées et de pouvoir les comparer à partir
d’écoles témoins, socialement comparables.
Grâce au dispositif, nous avons pu constater que des élèves
de milieu très populaire obtenaient de meilleurs résultats que des élèves plus
dotés socialement et dont l’apprentissage de la lecture n’était ni explicite,
ni systématique. On peut alors réduire considérablement les inégalités, ce qui
est selon nous, le véritable enjeu de l’école de demain.
Dans quelques jours Roland Goigoux rendra compte d'une
étude plus vaste sur les pratiques d'apprentissage de la lecture. Quelle place
pour la vôtre alors ?
Il s’agit de deux recherches différentes et toutes deux
légitimes, même si nos moyens étaient infiniment plus réduits et nos hypothèses
sociologiques. Roland Goigoux et son équipe ont observé les pratiques usuelles
et vont sans doute apporter une somme considérable de connaissances sur ces
pratiques, leurs différences et leurs effets. De notre côté, nous avons cherché
à tester l’hypothèse sociologique d’une pédagogie qui réduirait les inégalités,
en suscitant à partir de pratiques non usuelles, mais généralisables dans des
conditions ordinaires, par exemple avec un dispositif plus de maîtres que de
classe. Pourquoi l’une des recherches devrait-elle invalider l’autre ?
Propos recueillis
par François Jarraud
Sandrine Garcia est
professeure de sciences de l'éducation à l'université de Bourgogne et Anne
Claudine Oller est maître de conférences à l'Université Paris Est Créteil.