Source : Le Monde du 19.12.2014
Et si les 15 % de jeunes qui ânonnent encore en fin d’école primaire avaient tout simplement manqué de temps pour apprendre à lire ? C’est la thèse que défend Bruno Suchaut, directeur de l’Unité de recherche pour le pilotage des systèmes pédagogiques (URSP) suisse et professeur à l’université de Lausanne. Son article, qui sera publié prochainement dans une revue scientifique, pourrait offrir une aide précieuse à la « priorité au primaire » promise par les ministres successifs de l’éducation – et le chef de l’État, François Hollande – mais jamais concrétisée.
Spécialiste du temps scolaire, Bruno Suchaut est arrivé à la
conclusion inédite qu’il faut 35 heures de sollicitation quasi
individuelle de chaque élève fragile durant son année de CP pour être sûr qu’il
apprenne à lire. Or, les observations qu’il a menées avec la chercheuse Alice
Bougnères de l’Institut de recherche sur l’éducation (Iredu) dans une centaine
de classes l’ont conduit à la conclusion que le temps moyen durant lequel
chaque élève travaille effectivement ses compétences en lecture est de 20 heures.
Un vrai temps de qualité
Comme le rappelle Bruno Suchaut, « il a été
montré que le temps d’engagement individuel sur une tâche est un facteur majeur
de la réussite des élèves. Ce temps passé concentré et actif est directement
corrélé à trois quarts des acquisitions en mathématiques ou en français, et
notamment chez les élèves faibles au départ ». Bref, il faut non
seulement y consacrer du temps, mais un vrai temps de qualité durant lequel
l’élève est sollicité quasi individuellement.
« Pour apprendre à associer deux sons à l’oral, la
majorité des élèves faibles que nous avons observés ont eu besoin de
2 h 30 d’engagement effectif. Pour combiner automatiquement les
lettres, jusqu’à lire des mots et des phrases courtes, il a fallu entre 15 et
20 heures ; et ensuite une dizaine d’heures pour comprendre un texte
simple et être capable de le lire avec une relative fluidité… Pour les
30 % d’élèves les plus fragiles, il faut donc près de 35 heures
d’engagement individuel pour devenir lecteur », résume
M. Suchaut.
Comparé à ce temps nécessaire, le temps d’engagement réel
proposé dans les classes est largement déficitaire. Pour le calculer, le
chercheur a d’abord soustrait aux 864 heures de classe annuelles
théoriques les absences des enseignants, des élèves et les sorties scolaires
(− 130 heures) ainsi que le temps passé sur des disciplines autres
que la lecture (− 534 heures). « Nous estimons à
200 heures annuelles le temps effectivement alloué à la lecture. Cela
représente les deux tiers du temps consacré au français en CP », rappelle
le chercheur.
Quelques pistes
La grosse déperdition se niche après. C’est le décalage
entre le temps passé en classe et le temps efficace… « Pour
déterminer le temps d’apprentissage effectif d’un élève, il ne faut retenir que
le laps de temps où il s’engage vraiment individuellement. Or nos observations
montrent que ce temps-là est très réduit. Si l’enseignant travaille en petits
groupes, on peut atteindre 20 % du temps de la séance ; s’il est face
à une classe entière, chaque élève sera engagé dans son apprentissage entre 5
et 10 % du temps total qu’il aura passé. » Ce qui explique
qu’un élève n’avance en lecture que durant 20 heures sur son année.
Insuffisant pour les plus faibles.
Pragmatique, le chercheur avance quelques pistes, qui
pourraient trouver place rapidement dans la refondation de l’école, sans
requérir de moyens supplémentaires par rapport à ceux promis. « On
peut envisager, dans les classes où le maître travaille par petits groupes, de
permettre à l’élève de réaliser une tâche d’apprentissage sur support numérique
pendant les séances des autres groupes. Avec les maîtres supplémentaires,
promis pour la refondation de l’école, on peut arriver à 30 heures
d’engagement individuel des élèves dans les classes qui auront deux adultes… Et
puis, on peut recourir aussi au temps d’activité périscolaire à condition que
les intervenants articulent leurs pratiques avec l’enseignant »,
estime le chercheur.
La volonté politique suffirait. Mais aujourd’hui, les
quelques maîtres supplémentaires arrivés dans les classes sans contrat précis
risquent fort de ne pas permettre d’augmenter ce temps réel d’apprentissage des
fondamentaux. C’est en tout cas ce que disent les premières observations
réalisées par les inspecteurs généraux.
Maryline Baumard