Source : Le Figaro, 05/06.02.2005
Marie-Christine Bellosta et Franck Debié
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Le projet de loi Fillon face aux limites
et aux contradictions des méthodes d’apprentissage “centrées sur l’élève”
Le choix qu'on fait d'une pédagogie est un
point essentiel de toute politique éducative. Le maintien de la pédagogie “centrée
sur l'élève” (ou “constructiviste”) que prône Philippe Meirieu (1), et qui est
aujourd'hui la doctrine officielle de l'État, risque de mettre en péril
l'efficacité de la loi Fillon. Décrivons-la brièvement pour éviter que notre
lecteur ne la confonde avec une amicale attention portée à l'élève.
Inspirée de la psychologie de Piaget, elle repose sur le postulat qu'il en est
des apprentissages scolaires comme des apprentissages naturels ; de même que
savoir marcher ne se “transmet” pas mais est “construit” par l'enfant par essai
et erreur, de même, les connaissances ne se transmettraient pas, et l'élève ne
saurait “vraiment” que ce qu'il a “découvert” et “construit” lui-même.
Ainsi, aujourd'hui, en France, on ne donne plus de leçons de grammaire aux
écoliers : ils se livrent à « l'observation réfléchie de la langue
française », ils «examinent » les textes « comme des objets
qu'on peut décrire », « comparent des éléments linguistiques divers
(textes, phrases, mots, sons, graphies...) pour en dégager de façon précise les
ressemblances et les différences ». De même, en mathématiques, on soumet
aux enfants des « situations-problèmes », et c'est « à partir
des solutions personnelles élaborées par les élèves » que l'enseignant
apporte « une nouvelle connaissance (notion ou procédure) ». En
toute matière, il est donc interdit au professeur d'école de partir de l'énoncé
explicite d'un savoir pour descendre à ses exemples ou à sa mise en œuvre ;
il est interdit à l'enfant de partir du simple pour aller au complexe, il faut
qu'il parte du complexe pour “construire” le simple.
Comme les résultats des politiques éducatives n'apparaissent qu'à long terme,
les tenants français du “constructivisme” plaident pour prolonger l'expérience.
C'est oublier qu'avant d'être imposée en France, la théorie du child-centered activity-based
learning avait été mise en pratique dans les pays anglo-saxons. Des
recherches menées outre-Atlantique nous permettent donc d'ores et déjà de
savoir que cette méthode n'est pas efficace.
Dans une étude publiée par la Fondation pour l'innovation politique, des
chercheurs québécois comparent les résultats des diverses méthodes pédagogiques
qui ont été mises en œuvre à une échelle significative sur le continent
nord-américain (2). Ils s'appuient, entre autres, sur l'expérience Follow Through. Lancée en 1967 par le président Johnson, elle a consisté en ce que 70000
élèves, répartis en plusieurs groupes, ont été formés, pendant une dizaine
d'années, selon des pédagogies différentes ; après quoi, on a comparé leurs
performances. Cette comparaison et celles qui furent faites à l'issue de
plusieurs expériences de Direct Instruction montrent que les
enseignements “explicites” ou “directs”, centrés sur les connaissances et
compétences à acquérir, sont plus efficaces, notamment en milieu défavorisé,
que les pédagogies “centrées sur l'élève”.
Ces études donnent donc raison aux instituteurs français expérimentés
lorsqu'ils jugent que la pédagogie “centrée sur l'élève” embrouille les têtes
et ralentit les apprentissages fondamentaux. On comprend aussi mieux pourquoi,
en 2003 et 2004, les enseignants des DEUG généraux ont vu entrer à l'université
des jeunes gens dont la compréhension de la langue est insuffisante et les
savoirs peu cohérents et très hétérogènes : ils sont le produit de la pédagogie
“constructiviste” imposée aux collèges à partir de 1996, et des programmes
qu'elle implique.
À bien des égards, le projet de loi Fillon paraît inspiré par la volonté de
remédier aux résultats négatifs ou aux effets pervers des politiques menées
depuis trente ans. Rappelons quels ils sont.
1) En 1975, la France a cru favoriser l'égalité des chances en donnant à tous
le même enseignement : ce fut le “collège unique”. Trente ans plus tard, il
est clair qu'on n'en a pas retiré le profit escompté : chaque année, 60 000
jeunes sortent “sans rien” du système éducatif, les Journées d'appel de l'armée
signalent 6 % d'illettrés, et l'ascenseur social ne fonctionne plus.
À quoi s'ajoute un effet pervers : l'hétérogénéité des classes. Elle est
devenue telle qu'un enseignant ne peut plus faire progresser tous ses élèves :
ce qu'il convient d'enseigner à Pierre n'est pas ce qu'il faudrait, pour bien
faire, enseigner à Paul (c'est là une des raisons du “malaise enseignant”). Et
d'ailleurs, que faire pour un collégien qui a tant de difficulté à comprendre
ou à écrire un texte qu'il n'est pas concerné par ce qui se dit en classe et
qu'il glissera fatalement à l'agressivité ? Pour faire croire qu'on pouvait
instruire ensemble ces élèves trop hétéroclites, l'appareil pédagogique d'État
a inventé une doctrine, « la pédagogie différenciée », qui suppose
que le professeur se démultiplie, chacun devant penser avec quatre ou cinq
têtes et parler avec autant de bouches en même temps.
2) En 1989, la France a décidé la massification des lycées, avec l'objectif
d'amener 80 % d'une classe d'âge au baccalauréat. Là aussi, le bilan est médiocre
: on en est à 69 % (encore est-ce grâce à la création des “bacs pros”), la France
ne fait pas mieux que la moyenne des pays de l'OCDE pour les performances
scolaires, et ses bacheliers ne s'orientent pas assez vers les DEUG scientifiques
pour assurer au pays une place convenable dans l'économie mondiale de la
connaissance.
À quoi s'ajoutent, ici aussi, des effets pervers. Trois facteurs se sont
conjugués :
a) l'impératif statistique des 80 % ;
b) le choix pédagogique du constructivisme ;
c) la volonté idéologique de remplacer la culture (réputée “bourgeoise”) par
la culture “commune”, l'école devant être le prototype d'une utopique société
des égaux.
La conjonction de ces trois facteurs a abouti à l'élaboration de programmes
allégés de leur valeur culturelle. La colère de Robert Redeker défendant
Stendhal et Platon est significative à cet égard (3), comme celle de tant de
professeurs scientifiques qui ont vu la démonstration disparaître au profit de
l'application de recettes (et c'est là une autre raison du “malaise
enseignant”).
Au total, la situation est inquiétante ; au point que sept académiciens des
sciences, dont trois médailles Fields, Laurent Lafforgue, Alain Connes et
Jean-Pierre Serre, ont décidé de sonner l'alarme (4).
Le projet de loi Fillon vise à redresser cette situation : elle comporte des
dispositifs qui sont de nature à compenser les défauts structurels du “collège
unique”. L'engagement de permettre à tous de « maîtriser le socle commun
des connaissances indispensables » est une réponse au taux d'illettrisme,
et l'“option de découverte professionnelle” aux sorties sans qualification.
Plusieurs dispositions (rythmes différenciés, pédagogies de soutien,
redoublement) répondent au problème de l'hétérogénéité excessive des classes.
La création de « bourses au mérite » peut rebrancher l'ascenseur social.
Etc.
Mais ce projet de loi ne s'engage pas sur une réforme des contenus et,
surtout, il fait silence sur la question pédagogique. Il ne dit rien de la
pédagogie “centrée sur l'élève” qui s'est installée progressivement, dans les
années 90, dans tous les cycles de l'enseignement. Sa tacite reconduction
ferait pourtant peser la plus lourde hypothèque sur les profits qu'on peut
attendre de la loi. Car comment pourrait-on recréer une Éducation nationale
efficace en conservant une pédagogie dont l'expérience a déjà montré qu'elle
ne l'est pas ?
Il est temps de sortir d'une logique de l'irresponsabilité où, à en croire
Philippe Meirieu, « l'éducation ne peut être soumise à l'obligation de
résultat » (Le Mondedu 25 novembre 2004). Cette logique étonne dans la
bouche d'un directeur d'IUFM, et elle n'est plus acceptable, ni pour les
parents d'élèves, qu'elle convainc de se tourner vers l'enseignement privé, ni
pour les professeurs, attachés à voir reconnue l'efficacité de leur travail.
* Marie-Christine Bellosta et Franck Debié sont maîtres de conférences à
l'École normale supérieure, et respectivement directrice scientifique du
programme éducation et directeur général de la Fondation pour l'innovation
politique.
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(1) Philippe Meirieu, “Éloge du pédagogisme”, Le Figaro, 18 janv. 2005.
(2) Clermont Gauthier et al., Quelles sont les pédagogies efficaces ? Un
état de la recherche.
(3) Robert Redeker, “La pédagogie contre le pédagogisme”, Le Figaro, 8 et
9 janv. 2005.
(4) Roger Balian, Jean-Michel Bismut, Alain Connes, Jean-Pierre Demailly,
Laurent Lafforgue, Pierre Lelong, Jean-Pierre Serre, Les Savoirs
fondamentaux au service de l'avenir scientifique et technique. Comment les
réenseigner.