Voilà un livre un peu oublié. Injustement...
Je l’avais lu en mars 2001, mais je n’ai
pas encore fait sa recension. À tort, devrais-je ajouter. Car sa parution a été
un moment important dans le débat sur la qualité de l’enseignement au début des
années 2000. Les auteurs voulaient dépasser l’opposition déjà en place entre
les “républicains” et les “pédagogistes”, entre “anciens” et “modernes”, entre
“conservateurs” et “progressistes”. Aujourd’hui, ce clivage mérite toujours d’être
dépassé mais les crispations des uns et des autres ont sclérosé le débat sans
offrir la moindre perspective de sortie. La troisième voie offerte par le
recours aux données probantes pour définir ce que sont les pratiques efficaces
d’enseignement est toujours au mieux ignorée, au pire considérée comme une impasse.
Les auteurs, Laurent Jaffro et Jean-Baptiste Rauzy, sont
deux philosophes mais ils déroulent clairement leurs arguments sans s’encombrer
des habituels défauts (notes de bas de page interminables, citations inutiles…)
qui nuisent à l’efficacité du discours.
Quel est l’objet du livre ? Jaffro et Rauzy le disent dès les premières lignes : « L’objet de ce livre n’est pas l’école elle-même, mais plutôt la
politique éducative ». Ajoutant un peu plus loin : « Nous pensons que la ligne de la politique
éducative des gouvernements successifs n’est pas raisonnable, parce que ceux
qui en sont responsables sont trop ignorants du monde de l’école et parce qu’ils
ont choisi de favoriser les projets les plus contestables qui y circulent ».
On le voit, la question est encore valide car la politique éducative ne
parvient toujours pas à sortir de l’ornière constructiviste dans laquelle elle
est prise depuis les années 1970. C’est de ce point de vue que le livre de
Jaffro et Rauzy mérite encore d’être lu.
Et pour vous encourager à le faire, voici un passage que je
trouve très intéressant et que je reproduis ci-dessous :
« Le fond de l'affaire est
aussi vieux que l'école. Si on débarrasse le pédagogisme de ses références
scientifiques variées et mobiles pour le ramener à l'intention primitive qui
l'anime, on découvre qu'il s'appuie principalement sur une conception de l'éducation
qui, sous des appellations diverses, a constamment dénoncé l'institution
scolaire comme une source d'aliénation et de dénaturation de l'enfance. Un conflit agite depuis longtemps la philosophie
de l'école, entre la pédagogie de l'émancipation et la pédagogie du développement [Les passages en gras le sont par moi].
La première considère que l'école
est le lieu d'une libération des mineurs grâce à la tutelle des majeurs. Cette
conception est illustrée, sous des formes très différentes, par Kant,
Condorcet, Jules Ferry, Hannah Arendt, et d'autres encore. Elle repose sur le
constat de la situation naturelle d'aliénation qui est au principe de l'éducation.
Si être éduqué, c'est être éduqué nécessairement par un autre, alors l'aliénation
n'est pas ce qu'introduit artificiellement l'école, mais, au contraire, ce à quoi
elle remédie. Car l'élève ne dépend pas d'un adulte, mais d'un maître, dont la
tutelle est éclairée dans la mesure où il a été lui-même éduqué – et cette réserve
revient à dire qu'il ne saurait exister d'éducation parfaite, que l'éducation
constitue une tâche indéfinie – et à la condition qu'il soit pleinement
instruit – et cette condition signifie que la seule source d'une tutelle éclairée
est le savoir. Dans cette conception, l'école n'est pas un lieu inessentiel de
l'éducation, dont on pourrait se passer, mais la seule clôture qui rende
possible une transformation d'une situation naturellement aliénante en une
situation institutionnellement libératrice.
À l'opposé, la pédagogie du développement,
depuis Rousseau jusqu'à Célestin Freinet et Maria Montessori, selon des modalités
variées, est animée par la conviction que l'institution scolaire – du moins
telle qu'elle est – n'est pas le remède, mais le mal lui-même. Cette pédagogie,
que l'on dit nouvelle, est en réalité fort ancienne. Elle repose sur le
postulat d'une auto-éducation naturelle, ou du moins d'une auto-éducation
possible. L'éducation est d'abord un apprentissage qu'il convient de ne pas
parasiter ou entraver ; elle n'est donc pas fondamentalement une instruction,
mais plutôt une activité, sur le modèle du tâtonnement technique ou de
l'adaptation de l'être vivant. En ce sens, il est naturel que cette conception
cherche à s'appuyer sur des modèles biologiques ou sur une psychologie du développement
et de la connaissance, tandis que la pédagogie de l'émancipation s'intéresse
davantage aux conditions institutionnelles de l'enseignement qu'aux procédures
d'apprentissage. La pédagogie du développement est hostile à l'école, qu'elle
considère comme un lieu de dénaturation dont la caractéristique principale est
l'incapacité à organiser des activités dotées de sens et d'intérêt. Mais elle
se réserve la possibilité de penser une école nouvelle, dont le centre ne
serait plus l'enseignement du maître, mais l'activité de l'élève – qui, parce
qu'il n'a plus à être sous la tutelle d'un maître, reste désormais un enfant ou
un “jeune”. C'est pourquoi le maître, dans cette tradition, ne peut survivre
que s'il se transforme en animateur ou en metteur en scène des apprentissages –
le geste pédagogique consistant à susciter plus ou moins artificiellement des
situations d'apprentissage naturel.
La pédagogie du développement est congénitalement
embarrassée lorsqu'il s'agit pour elle d'aborder la question scolaire :
antiscolaire, elle rêve cependant de devenir la doctrine d'une école future.
De la même façon, sa position originelle est corrective et contestataire ; elle
est légitime parce qu'il convient de remédier aux excès et aux déficiences de
l'école telle qu'elle est, et en particulier de l'école émancipatrice.
Une transformation remarquable, qui pouvait sembler
inattendue, est celle que nous connaissons aujourd'hui : la pédagogie corrective et contestataire est devenue dans une large
mesure la doctrine officielle du ministère, elle n'anime plus seulement les
instructions officielles de l'école maternelle, mais oriente toute la politique
d'éducation. »
C’est bien là tout le problème…
Mais pourquoi ce titre : L’école désœuvrée ? Les auteurs nous l’apprennent dans un
passage (p 191) où ils parlent de Freinet.
« Freinet est l’auteur d’une conception quasi
biologique de l’activité de l’enfant qui autorise cette curieuse suractivité
que nous observons aujourd’hui dans les classes : on fait beaucoup, on fait individuellement ou collectivement, mais on fait quoi ? L’école active, c’est l’école désœuvrée. L’activité, détachée de la
contrainte de toute œuvre extérieure au nom de l’autonomie de l’enfant, devient
comme une lutte absurde qui est à elle-même son seul horizon. »
Assurément, un livre à lire ou à relire.
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Laurent JAFFRO et Jean-Baptiste RAUZY
Flammarion, coll. Champs n° 468, 266 p
08/2000