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jeudi 24 décembre 2015

Pour un renouveau pédagogique (MRC)

Source : Site du MRC

Pourquoi les Républicains doivent s'emparer de la pédagogie

Estelle Folest




Traditionnellement, les Républicains défendent la liberté pédagogique de l'enseignant, à savoir la liberté de choisir les moyens, les outils et la méthode qu'ils jugent les plus  appropriés pour atteindre les objectifs fixés par les textes officiels. Attachée à la maîtrise des contenus disciplinaires, la sensibilité républicaine laisse ainsi de côté la question de la méthode pédagogique, jugée secondaire voire accessoire. Or, refusant de considérer qu'il y a une bonne pédagogie et n'en promouvant aucune, nous avons laissé les pédagogues impérialistes à la Meirieu, sacrifiant au culte de la “construction” des enfants, emplir l'espace vacant avec les résultats que l'on connaît. On ne peut séparer les objectifs des voies pour les atteindre et, comme le montre l'apprentissage de la lecture à l’école élémentaire, s'il n'y a pas de "pédagogie miracle" ou unique qui permette d'améliorer l'enseignement et l'apprentissage des élèves à tous les coups, certaines pédagogies ont fait leur preuve, d'autres sont manifestement inadaptées.

Parce qu'une bonne méthode d'enseignement peut améliorer la qualité de l'apprentissage des élèves et le niveau des compétences atteintes, il est temps pour les Républicains de s'emparer de la pédagogie. Il s'agit d'abord de rétablir la possibilité du débat soigneusement étouffé par le sectarisme constructiviste qui enserre le monde de l'éducation et de promouvoir des pratiques efficaces.

Depuis 20 ans, l'échec des pédagogies d'inspiration constructiviste est établi, en particulier lorsqu'il s'agit d'élèves issus de milieux défavorisés.

Les théories constructivistes orientent trop souvent les pratiques pédagogiques des enseignants. Inspirées des écrits de Piaget et de Vygotski mâtinés de Bourdieu, dont les propos sont souvent détournés par ailleurs, ces pédagogies dites ouvertes ou de découverte placent “l'élève au centre de l'enseignement”. Elles partent du principe qu'il n'y a de savoir que construit par un élève autonome, l'enseignant étant avant tout chargé de lui “apprendre à apprendre”. Or, ces pédagogies ont révélé leur inefficacité : outre les résultats édifiants dont témoignent les enquêtes PISA en matière d'acquisition des compétences fondamentales, les pédagogies constructivistes ont été évaluées notamment par des chercheurs américains et canadiens, qui ont montré qu'elles ne produisaient pas les résultats escomptés en particulier auprès des élèves issus de milieux socioculturels défavorisés.

Depuis plus de 20 ans, la recherche scientifique évaluative souligne l'échec de ces pédagogies ouvertes dans les pays de l'OCDE (la Finlande faisant a priori exception en Europe) comme en Afrique. Aux États-Unis, la question des pédagogies et du rôle du maître dans la classe a fait l’objet de recherches de grande ampleur et mobilisé les chercheurs autour d’un projet intitulé Follow Through, la plus vaste expérimentation à grande échelle réalisée dans l'éducation dans les pays de l'OCDE. L'objectif premier de ce projet était de déterminer les composantes de l’efficacité dans l’enseignement. Plus spécifiquement, les chercheurs ont analysé l'efficacité de plus de 20 pratiques pédagogiques appliquées auprès d'élèves issus de milieux défavorisés, ces pratiques se divisant en 2 grandes catégories : approches structurées (modèles dits “académiques”) ou centrées sur l'élève (modèles “cognitivistes”, “constructivistes” ou encore “affectifs”). La recherche a porté sur un groupe de 350 000 élèves, les observations détaillées sur environ 70 000 élèves entre 1968 et 1982, et par la suite, plus de 200 études ont analysé les résultats obtenus, entrepris leur suivi et poussé les recherches [1]. De ces travaux il ressort toujours la même conclusion : « Les modèles académiques, tous centrés sur les contenus à enseigner/apprendre, obtiennent, en général, des performances plus élevées [...] que les approches pédagogiques centrées sur l'élève » [2]. Dans un autre domaine de recherche scientifique, celui de la psychologie cognitive, les chercheurs ont fait des découvertes sur le fonctionnement du cerveau humain en situation d’apprentissage et ils montrent également l'échec des pédagogies centrées sur l'enfant. Ainsi Stanislas Dehaene, chercheur et professeur en psychologie cognitive au Collège de France, dans un ouvrage intitulé Les neurones de la lecture, souligne leur échec systématique dans l'apprentissage de la lecture [3].

Bien entendu, tous les chercheurs ne partagent pas ces conclusions et il faut se garder d'opposer un sectarisme à un autre si l'on veut vraiment rouvrir un débat aujourd'hui impossible. En outre, il se pourrait que la pédagogie soit un savoir-faire en partie empirique, autrement dit un “art” sur lequel la science n'a pas totalement prise. Il n'en reste pas moins que le bon sens s'impose à tous : à quelques exceptions près, force est de constater que les pédagogies inspirées du constructivisme ne sont pas de nature à améliorer l'apprentissage et l'enseignement pour tous, bien au contraire.

Les adeptes du constructivisme ont contribué à la baisse du niveau général et au renforcement des inégalités à l'école.

Ils considèrent que tout ou presque réside dans la pédagogie. Les connaissances évoluent si vite, disent-ils, qu'il vaut mieux et d'abord apprendre la méthode, ou “apprendre à apprendre”, comme le recommandait Jacques Delors [4]. Quitte à ne plus rien apprendre du tout. En faisant de la méthode le fondement même de l'enseignement, les pédagogistes ont minoré le poids des savoirs et entraîné l'allègement constant des programmes comme l'érosion des contenus disciplinaires. Or, l’école républicaine ne doit pas priver les élèves des savoirs indispensables à leur avenir.

Ils envisagent l'autonomie de l'élève à la fois comme une fin et comme un moyen.
Autrement dit, l'enseignant conduit les élèves déjà autonomes à être encore plus autonomes ! L'école a bien pour mission de former des citoyens autonomes car éclairés, mais les élèves ne sont pas nés autonomes. L'autonomie s'acquiert. Le rôle et la place de l'enseignant sont fondamentaux dans la transmission des savoirs et l'acquisition progressive de l'autonomie. Enfin, si l'on s'en tient au plan pratique, l'idée d'un élève autonome qu'il faudrait accompagner dans la découverte des savoirs suppose un fort taux d’encadrement : les enseignants doivent en effet stimuler les élèves constamment pour les conduire à la “construction du savoir” et l'encadrement doit être d'autant plus serré qu'ils sont issus de milieux socio-culturels défavorisés. Or, dans la réalité des faits, une classe de primaire en France compte rarement moins de 22 élèves, y compris dans les établissements sensibles. Il faudrait probablement multiplier le nombre de maîtres par 4 ou 5 pour obtenir les conditions matérielles nécessaires à une telle approche pédagogique, mais même dans ces conditions optimales, il est illusoire de penser que l'élève bien encadré découvre spontanément, aussi rapidement et aussi profondément qu’il eût fallu, les règles du participe passé ou celles de la division.

Promouvoir les pédagogies structurées.

Les tenants des pédagogies structurées placent la transmission des savoirs au cœur du système quand les constructivistes se concentrent sur l'élève “en découverte” ou “en construction”.

Les recherches ont montré l'efficacité des pédagogies structurées, en soulignant que les gains d’apprentissage pour les élèves sont nettement plus élevés que ceux obtenus par l'application des pédagogies de découverte. Ce constat vaut pour tous les élèves. Ces recherches mettent toutes en évidence la nécessité d’organiser la pédagogie de façon à ce que les notions soient enseignées de façon structurée et progressive, en partant du simple vers le complexe (pédagogie structurée : enseignement explicite et systématique, instruction directe), et non l’inverse (pédagogie ouverte, implicite). C'est aussi le constat que font beaucoup de professeurs.

Compte tenu de la mainmise des “pédagogistes” sur le monde de l'éducation, seule une volonté politique forte pourra rouvrir le débat sur les méthodes pédagogiques, lequel ne sera rétabli qu'à la faveur d'une analyse préalable rigoureuse et exhaustive des dégâts du constructivisme. Les responsables politiques en général et les Républicains en particulier doivent ainsi s’efforcer de mettre fin à des pédagogies actuellement majoritaires, mais dont la pertinence est faible, en leur opposant des pédagogies plus efficaces. Attaquer les méthodes inspirées du constructivisme ne suffit pas car l'absence de proposition alternative – au nom de la liberté pédagogique ou contre l'idée même de pédagogie – conduit, fût-ce indirectement, au triomphe des pseudo-pédagogues. Poussé par les mouvements antipédagogistes, Xavier Darcos ne s'est-il pas désengagé de la querelle entre tenants de la méthode globale et ceux de la syllabique au nom de la liberté pédagogique ? « Je ne suis pas le ministre des méthodes, mais celui de l'évaluation des résultats des élèves », tranche-t-il dans un entretien donné au Monde du 24 octobre 2007. En attendant, la chapelle constructiviste, qui maintient une forte emprise sur les sciences de l'éducation et la formation des enseignants, dénigre les résultats de la recherche dès lors qu’ils ne sont pas conformes à ses vœux.



- ALTSCHULL, Elizabeth, "Face à la dérive pédagogiste, transmettre et innover", in Pas de "société du savoir" sans école, Fondation Res Publica, Actes du colloque du 4 avril 2006, p.19-34
- BLOCH, Daniel, École et démocratie : Pour remettre en route l'ascenseur économique et social, Presses Universitaires de Grenoble, 2010, 128p.
- BONREPAUX, Christian, “La liberté pédagogique, réelle ou formelle ?”, article du Monde de l'éducation N°369, mai 2008. http://www.3evoie.org/telechargementpublic/media/20080500a.pdf
- BRESSOUX, Pascal, “Les recherches sur les effets-écoles et les effets-maîtres”, Revue Française de Pédagogie, N°108, 1994, p.91-137.
- DEHAENE Stanislas, Les neurones de la lecture, Paris, Odile Jacob, 2007, 478p.
- DELORS, Jacques ed., L'éducation : un trésor est caché dedans, Rapport à l'UNESCO de la commission internationale sur l'éducation pour le vingt et unième siècle, Paris, UNESCO, 1996.
- GAUTHIER, Clermont, Steve Bissonnette et Mario Richard, “Quelle pédagogie au service de la réussite de tous les élèves? Un état de la recherche”, in Un enseignement démocratique de masse, une réalité qui reste à inventer, M. Frenay et X. Dumay eds., Louvain-La-Neuve, Belgique, Presses Universitaires de Louvain, 2008, p.363-384.
- GAUTHIER, Clermont, Steve Bissonnette et Mario Richard, “L'enseignement explicite”, in Enseigner, Vincent Dupriez et Gaëtane Chapelle eds., Paris, PUF, coll. "Apprendre", 2007, p.107-116.
- GAUTHIER, Clermont, Steve Bissonnette, Mario Richard et Francis Djibo, “Pédagogies et écoles efficaces dans les pays développés et en développement - Une revue de littérature”, préparé pour la Biennale de l'Association pour le développement de l'éducation en Afrique (ADEA), 2003.
GAUTHIER, Clermont et Martial Dembélé, en collaboration avec Steve Bissonnette, Mario
Richard, “Qualité de l’enseignement et qualité de l’éducation : revue des résultats de recherche”, Document préparé pour le Rapport mondial de suivi de l'Éducation pour Tous 2005, UNESCO, avril 2004. 
WILLINGHAM Daniel T. et Marie Antilogus, Pourquoi les enfants n'aiment pas l'école, (2009), Paris, La Librairie des écoles, 2010, 213p.





[1] . Les plus vastes et significatives de ces études sont le NRP (National Reading Panel, États-Unis, 2000), le NLP (National Literacy Panel, États-Unis, 2008) et le NMP (National Mathematical Panel, États-Unis, 2008).
[2] . Clermont Gauthier et Martial Dembélé, en collaboration avec Steve Bissonnette, Mario Richard, Qualité de l’enseignement et qualité de l’éducation : revue des résultats de recherche, Document préparé pour le Rapport mondial de suivi de l'Éducation pour Tous 2005, UNESCO, avril 2004.
[3] . Stanislas Dehaene, Les neurones de la lecture, Paris, Odile Jacob, 2007, 478 p.
[4] . Selon le rapport Delors de 1996, les quatre piliers de l'éducation sont les suivants : Apprendre à connaître, apprendre à apprendre ; Apprendre à faire ; Apprendre à vivre ensemble, apprendre à vivre avec les autres ; Apprendre à être, in Jacques Delors ed., L'éducation : un trésor est caché dedans, Rapport à l'UNESCO de la commission internationale sur l'éducation pour le vingt et unième siècle, Paris, éditions UNESCO, 1996, part. 2, "Les quatre piliers de l'éducation".

dimanche 20 décembre 2015

Livre : Libres enfants de Summerhill (A.S. Neill)



A.S. Neill avait 76 ans lorsqu’il a rédigé Libres enfants de Summerhill. Le livre a été publié dans les années 1960, à un moment où la mode était au renouveau des pratiques pédagogiques. En France, l’enseignement traditionnel était sur le point de laisser la place aux démarches de découverte. Celles-ci étaient alors supposées plus aptes à faire face à la massification que connaissait l’École. On sait aujourd’hui qu’il n’en a rien été : la démocratisation tant espérée n’a pas eu lieu parce que les pratiques d’enseignement constructivistes se sont avérées particulièrement élitistes, bien plus que celles de l’enseignement traditionnel. Un comble !

Dans les années 1970, tous les pédagogues hors normes étaient des modèles à suivre. L’École moderne et la pédagogie institutionnelle connaissaient un succès sans précédent, notamment dans les écoles normales d’instituteurs et d'institutrices. On parlait aussi d’A.S. Neill et de son école de Summerhill, mais si ses idées étaient dans l’air du temps, ses pratiques étaient quand même un peu trop radicales. On ne pouvait pas passer brutalement de l’école traditionnelle à Summerhill. L’époque préféra Freinet à Neill : à courir au désastre, autant le faire avec un Français tout juste canonisé par les idées de mai 1968.

Pourtant, je dois avouer d’emblée que le projet d’A.S. Neill m’apparaît – malgré ses outrances sur lesquelles je reviendrai – bien plus sympathique que les axiomes freinétiques. Summerhill n’est pas une école enfermée dans un cadre idéologique astreignant défini par les fameux invariants. Summerhill, c’est la liberté totale pour tous et pour chacun. Une sorte d’abbaye de Thélème (pour ne pas dire un joyeux b…), où tout le monde vit heureux. Du moins si on en croit ce que raconte A.S. Neill, qui semble très satisfait des résultats obtenus.

A.S. Neill est, à mon sens, bien plus proche de l’éducation libertaire véritable que ne le sont les crypto-staliniens Freinet et Oury. Et pourtant ce sont ces derniers qui fournissent toujours le modèle pédagogique revendiqué par les anti-autoritaires d’aujourd’hui. Allez comprendre…

Les anarchistes devraient se méfier de ces pédagogues qui veulent fabriquer un modèle d’individu idéal pour une société idéale. Maud Manonni le dit très bien dans sa préface : « Summerhill a sa place dans ce mouvement de pédagogie moderne appelé par certains “progressiste”, mais cette école s’en distingue tout aussi radicalement et A.S. Neill est le contraire d’un Claparède. La pédagogie moderne (…) a eu comme fin la “formation d’âmes vertueuses” adaptées à une société “moderne” idéale. L’éducation était subordonnée à l’assignation d’un idéal posé au départ par le pédagogue qui s’interdisait du même coup toute mise en question de cet idéal, c’est-à-dire toute mise en question du désir qui était le support de son choix pédagogique. Ce que l’on demandait à l’enfant, c’était de venir illustrer le bien-fondé d’une doctrine. » (p 7-8) On reconnaît immédiatement Freinet et Oury dans ces quelques lignes. Conformer les enfants pour en faire l’humanité des lendemains qui chantent, illustré par le slogan toujours affiché (et revendiqué) Changer l’école pour changer la société, c’est en définitive un projet totalitaire. Donc particulièrement abject.

A.S. Neill, c’est tout l’inverse. La même Maud Manonni écrit plus loin : « La pédagogie, elle, est bien obligée de se définir par rapport à la Société dans laquelle elle se trouve. C’est ce qu’a essayé de faire A.S. Neill en restant analyste, et non tellement en réformateur ni en politicien. Il a bien mis en pièces le système de valeurs de la société dans laquelle il vit, et sa critique de la société industrielle est radicale, mais il n’a rien proposé à la place. Il ne s’est pas posé en réformateur. » (p 8-9) D’où son côté, à mes yeux, éminemment sympathique. On parlera après de sa façon de faire…

Mais présentons d’abord cette école créée par A.S. Neill : « Summerhill fut fondée en 1921. L’école est située dans le village de Leiston, dans le Suffolk, en Angleterre, à quelque 160 km de Londres. Des élèves qui la constituent, quelques-uns y entrent à l’âge de 5 ans, d’autres à l’âge plus tardif de 15. En général, ils y restent jusqu’à 16 ans. Nous y avons, la plupart du temps, 25 garçons et 20 filles. Les enfants sont divisés en trois groupes, selon leur âge : les plus jeunes, de 5 à 7 ans, les moyens, de 8 à 10 ans, et les grands, de 11 à 15 ans. En général, nous avons une sélection assez large d’enfants de divers pays. (…) Les enfants sont logés selon leur âge et avec une surveillante pour chaque groupe. Les moyens dorment dans une bâtisse en pierre, les grands couchent dans des cabanes. Seuls, un ou deux des plus âgés ont une chambre personnelle. Les garçons vivent à deux, trois ou quatre par chambre, les filles de même. Les élèves ne sont soumis à aucune inspection de chambres et personne ne range leurs affaires. Ils sont libres. Personne ne leur indique quels vêtements ils doivent porter, ils portent ce qu’ils veulent, quand ils le veulent. » (p 21). De ce fait, « Summerhill est probablement l’école la plus heureuse du monde. » (p 25)

Quels sont les enfants qui viennent à Summerhill ? « Nous n’avons jamais pu prendre des enfants très pauvres. » (p 32). Ce qui est un travers que reconnaît volontiers A.S. Neill, qui ajoute : « J’ai toujours eu honte de voir ces jeunes filles [les femmes de service du village] travailler si dur à cause de leur origine pauvre, alors que certaines de mes élèves, de familles aisées, n’ont pas l’énergie de faire leur lit. » (p 32-33) Summerhill, une école pour riches ?

A.S. Neill est un rousseauiste convaincu : « Ce dont nous avions besoin, nous l’avions : une croyance absolue dans le fait que l’enfant n’est pas mauvais, mais bon. » (p 22) Voilà le postulat de départ.

Comme l’enfant est naturellement bon, il faut le laisser en liberté : « Je crois intimement que l’enfant est naturellement sagace et réaliste et que, laissé en liberté, loin de toute suggestion adulte, il peut se développer aussi complètement que ses capacités naturelles le lui permettent. » (p 22) Ce qui se traduit très concrètement sur le plan scolaire : « Les cours sont facultatifs. Les élèves peuvent les suivre ou ne pas les suivre, selon leur bon vouloir, et cela pour aussi longtemps qu’ils le désirent. » (p 22) Sur le plan éducatif, un credo : « Abolissez l’autorité. Permettez à l’enfant d’être lui-même. Ne soyez pas après lui. Ne le sermonnez pas. Ne cherchez pas à l’élever. Ne le forcez pas à faire quoi que ce soit. » (p 260)

Summerhill, c’est la liberté : « Dans l’ensemble, Summerhill marche très bien sans autorité et sans obéissance. Chaque individu est libre de faire ce qui lui plaît aussi longtemps qu’il ne viole pas la liberté des autres. » (p 143) Contrairement aux autres pédagogues révolutionnaires, A.S. Neill n’a pas la prétention de fonder une nouvelle façon de faire la classe : « Nous n’avons pas de méthodes nouvelles parce que nous ne pensons pas que, dans l’ensemble, les méthodes d’enseignement soient très importantes en elles-mêmes. Il importe peu que telle école enseigne la division à plusieurs chiffres par telle méthode et qu’une autre l’enseigne par une méthode différente, car en définitive la division n’a aucune importance en elle-même que pour celui qui veut apprendre à la faire. Et l’enfant qui veut apprendre à faire une division l’apprendra, quelle que soit la façon dont elle lui sera enseignée. » (p 22-23) Dans une formule choc, A.S. Neill dit que les enseignants ont un métier qui « ne concerne que cette partie de l’enfant qui est située au-dessus du cou ». (p 41)

Vu ainsi, les connaissances sont secondaires : « Le savoir en soi n’est pas aussi important que la personnalité ou le caractère. » (p 23) Plus loin : « La majeure partie du travail de classe effectué par les adolescents n’est qu’une perte de temps, d’énergie et de patience. Il vole à la jeunesse son droit à jouer, à jouer encore et à jouer encore plus. » (p 39) Les élèves de Summerhill entament leurs apprentissages quand ils en ressentent le besoin ou l’envie, et non autrement. « Aucun élève n’est obligé d’aller en classe. Mais si Jimmy, par exemple, vient en classe d’anglais le lundi et ne revient pas avant le vendredi de la semaine suivante, les autres peuvent fort bien objecter, à juste titre, qu’il retarde le cours et ils peuvent l’éjecter parce qu’il les gêne dans leur travail. » (p 29). Dès lors, « le type de visiteur vraiment indésirable à Summerhill, c’est l’instituteur, surtout l’instituteur sérieux qui demande à voir les dessins et le travail écrit. » (p 27) Je pense que j’aurais pu facilement être parmi ces visiteurs indésirables : une démarche pédagogique ne vaut que par les résultats qu’elle procure… et non par les discours tenus et les simulacres obtenus.

Cela semble aussi l’opinion de certains parents : « Les parents sont lents à comprendre que l’enseignement donné à l’école n’a vraiment aucune importance. » (p 39) Ailleurs : « J’ai eu souvent des discussions acrimonieuses avec des parents au sujet des progrès académiques de leurs enfants. Une mère m’écrit : « Mon fils devra un jour s’adapter à la société. Vous devez le forcer à apprendre à lire. » Je réponds généralement : « Votre fils vit dans un monde imaginaire. (…) Lui demander de lire à présent serait un crime. » (…) Briser le rêve d’un enfant avant qu’il puisse le remplacer par autre chose, c’est mal. » (p 129) Il est vrai que ces parents auraient dû mieux se renseigner avant d’inscrire leur enfant à Summerhill. Les conceptions éducatives d’A.S. Neill sont pourtant claires : « Cette idée qu’un enfant perd son temps s’il n’apprend pas quelque chose est une véritable malédiction. » (p 41) Pas moins !

Il n’est donc pas surprenant que des parents d’élèves posèrent pas mal de problèmes à A.S. Neill. Il écrit : « Je me mets difficilement en colère, mais quand je rencontre des parents qui refusent de comprendre ce qui est important et ce qui ne l’est pas pour leur enfant, je me fâche. C’est peut-être pour cela qu’on dit que je suis anti-parents. » (p 290) Ailleurs : « La peur de l’avenir chez les parents est un mauvais augure pour la santé de leurs enfants. Cette peur, je ne sais pourquoi, s’exprime généralement par le désir des parents de voir leurs enfants apprendre plus qu’ils n’ont appris eux-mêmes. » (p 43) Ce qui me semble pourtant assez légitime…

Conclusion logique : « Dans une école libre, l’enfant est protégé de la famille. À Summerhill, je n’encourage pas les visites de la famille. » (p 286)

Que conseille A.S. Neill aux enfants sur la nécessité d’apprendre quelque chose dans son école ? « Un nouvel élève de treize ans, qui a détesté la classe toute sa vie, arrive à Summerhill et flâne pendant des semaines. Enfin, mort d’ennui, il vient me voir et me demande : « Dois-je aller en classe ? » Je réponds : « Cela ne me regarde pas », parce que c’est à lui seul qu’il appartient de découvrir ses besoins intérieurs. Mais à un autre je répliquerai : « Oui, c’est une bonne idée », parce que sa vie scolaire et sa vie de famille, basées toutes les deux sur des emplois du temps stricts, l’ont rendu incapable de décider, et je dois lui laisser le temps de développer de la confiance en lui-même. » (p 256) Je laisse chacun juger de la méthode…

Même le sport ne bénéficie pas d’un enseignement : « Nous n’avons pas de cours de gymnastique et nous ne les croyons pas nécessaires. Les enfants font tout l’exercice dont ils ont besoin au cours de leurs jeux, quand ils nagent, quand ils dansent et quand ils roulent à bicyclette. » (p 77)

La seule indication d’une démarche pédagogique particulière se rapporte à ce qu’A.S. Neill appelle les leçons particulières (LP) : « Dans le passé, ma tâche initiale n’était pas d’enseigner, mais de donner des “leçons particulières”. La plupart des enfants avaient besoin d’attention sur le plan psychologique et pour ceux qui venaient d’autres écoles, ces leçons particulières avaient pour but de hâter leur adaptation à la liberté. Si un enfant est intérieurement lié il ne peut pas s’adapter à la liberté. Les L.P. se présentaient comme de petites causeries au coin du feu. Je m’asseyais, la pipe à la bouche, et l’enfant pouvait fumer si cela lui plaisait. » (p 48) Le cancer du poumon n’était pas un problème de santé publique à cette époque.

La classe, c’est le matin.  « Les après-midi sont libres pour tous. Chacun fait ce qu’il veut. Pour ma part, je jardine et j’ai rarement des jeunes à mes côtés. » (p 29) « Les enfants font ce qu’ils veulent. Et ce qu’ils veulent faire, invariablement, c’est un révolver, un fusil, un bateau ou un cerf-volant. » (p 30) « Je pense que les jeunes garçons sont plus imaginatifs ; du moins, je n’entends jamais un garçon se plaindre qu’il s’ennuie parce qu’il n’a rien à faire, alors qu’il m’arrive d’entendre les filles se plaindre qu’elles s’ennuient. » (p 30) Le jeu est essentiel pour A.S. Neill : « On peut décrire Summerhill comme une école où le jeu est de la plus haute importance. (…) Je ne pense pas au jeu en termes de terrains de sports et de jeux organisés ; je pense au jeu en termes de fantaisie. (…) À Summerhill, les enfants de six ans jouent toute la journée.  » (p 68) On retrouve cette priorité donnée aux activités ludiques qui est le dénominateur commun de toutes les pédagogies dites nouvelles.

Toutefois, cette liberté en action peut poser des problèmes d’image : « Les journaux appellent Summerhill l’École-à-la-Va-Comme-J’te-Pousse, impliquant par là qu’elle est fréquentée par une bande de sauvages qui ne connaissent ni lois ni manières. » (p 21) Ce qui a également des conséquences sur les aspects budgétaires : « Summerhill a toujours eu quelques difficultés à survivre. Peu de parents ont la patience et la foi nécessaires pour envoyer leurs enfants dans une école où les élèves ont le choix entre jouer et étudier. » (p 31) On comprend que le financement de Summerhill a constamment été le souci d’A.S. Neill. L’école a même failli fermer au tournant des années 2000 (A.S. Neill est mort en 1973, c’est sa fille Zoé – dont il est souvent question dans le livre – qui lui a succédé).

La liberté n’est toujours pas facile à gérer. Quelques anecdotes assez comiques en sont révélatrices : « Nous ne sommes pas au-dessus des faiblesses humaines. Je passai, un certain printemps, des semaines à planter des pommes de terre ; lorsqu’en juin je découvris qu’on m’en avait arraché huit plants, j’entrai dans une grande colère. (…) Je ne fis pas du vol de mes patates une question de bien et de mal, j’en fis une question de patates. C’étaient mes patates et on aurait dû les laisser tranquilles. » (p 25). Une autre fois : « Nos élèves ne nous craignent pas. Un des règlements de l’école dit qu’après dix heures du soir le silence doit régner dans le corridor de l’étage supérieur. Un soir, vers onze heures, une bataille de polochons était à son apogée et je quittai mon bureau pour protester contre le vacarme. Comme j’atteignais l’étage supérieur, il y eut un sauve-qui-peut général, puis le silence complet. Soudain, une voix désappointée s’éleva : « Bah ! Ce n’est que Neill. » Et la bataille recommença de plus belle. » (p 26)

Dans ces conditions, A.S. Neill peut écrire : « Chaque jour quelque chose arrive et pas un jour nous ne nous ennuyons. » (p 34) Et même : « Les enfants sont toujours sur notre dos. En fin de trimestre, (…) ma femme et moi sommes complètement épuisés. » (p 34) On comprend aisément pourquoi…

Les adultes ne sont pas forcément d’accord sur leurs façons de réagir : « Si un enfant emprunte un livre et le laisse dehors sous la pluie, ma femme se fâche parce qu’elle aime les livres. Dans un tel cas, personnellement, je reste indifférent, car les livres ont peu de valeur à mes yeux. » (p 33) Cette différence de réaction des adultes est, selon moi, peu recommandée d’un point de vue éducatif.

Puisqu’il est question d’éducation, A.S. Neill a aussi des idées intéressantes auxquelles je souscris volontiers. Ainsi : « Grimper aux arbres fait partie de l’apprentissage de la vie, et défendre une entreprise dangereuse consisterait à faire un lâche d’un enfant. » (p 35) Ou alors : « On ne devrait pas donner à l’enfant tout ce qu’il demande. En général, les enfants aujourd’hui reçoivent plus qu’ils n’ont besoin ; ils reçoivent tant qu’ils n’apprécient plus ce qu’on leur donne. (…) L’enfant gâté apprécie rarement quoi que ce soit. » (p 268)

La liberté totale des enfants a son revers. Ainsi : « Les visiteurs qui viennent à Summerhill doivent souvent avoir de nous une impression ambiguë, car nous parlons tous de WC. C’est absolument inévitable. Je découvre chaque jour que tous les enfants sont intéressés par les excréments. » (p 157)  Ou alors : « Il y a quelques années, nous avons eu à Summerhill un garçon de onze ans – vivant, intelligent, attachant. Il lisait calmement assis, puis tout à coup sautait sur ses pieds, quittait la pièce et essayait de mettre le feu à la maison. Une impulsion le saisissait qu’il ne pouvait contrôler. » (p 222) Sans parler des gros mots d’un usage courant : « Une critique persistante de Summerhill, c’est que les enfants y jurent. Il faut avouer que c’est vrai. » (p 229) Mais cela ne gêne pas A.S. Neill : « Un nouvel élève jure. Je souris et dis : « Ne te gêne pas, va, il n’y a pas de mal à jurer. » De même, j’approuve quand il s’agit de masturbation, de mensonge, de vol ou de toute autre activité condamnée par la société. » (p 257) Son principe d’éducation, dont il donne plusieurs exemples, repose sur une même stratégie : l’enfant fait une bêtise et comparaît ensuite devant Neill, celui-ci lui dit alors qu’il est mécontent parce que sa bêtise… n’est pas assez grosse. S’il s’est sali, il faut qu’il se salisse davantage ; s’il a cassé un objet, il faut qu’il le mette en miettes ; s’il a volé quelque chose, il faut qu’il vole encore et beaucoup plus ; etc. A.S. Neill est très satisfait de cette façon de faire parce que, dit-il, l’enfant comprend de lui-même qu’il ne faut pas recommencer. Personnellement, j’ai de sérieux doutes sur cette stratégie. Mais je ne suis pas rousseauiste…

Sans surprise, A.S. Neill est hostile aux écoles traditionnelles : « Il est évident qu’une école où l’on force des enfants actifs à s’asseoir devant des pupitres pour étudier des matières inutiles est une mauvaise école. » (p 21-22) Il sait de quoi il parle puisque, fils d'instituteur, il a commencé sa carrière lui aussi comme enseignant du Primaire (qui, de son propre aveu, n’hésitait pas à sortir sa ceinture pour corriger ses élèves). « Dans la majorité des écoles où j’ai enseigné, les membres du corps enseignant formaient un petit noyau d’intrigues, de haines et de jalousies. Notre salle des professeurs est une salle où il fait bon vivre. » (p 35) Il note aussi, avec justesse selon moi : « La discipline scolaire, quand elle est bonne, peut ressembler à celle de l’orchestre. Trop souvent, elle ressemble à celle de l’armée. » (p 144) Et voici le jugement définitif : « Les parents qui veulent des écoles strictes sont des parents autoritaires. L’école stricte reprend la tradition familiale qui consiste à garder l’enfant timoré, sage, respectueux, castré. De plus, l’école fait un excellent travail pour l’intellect de l’enfant. Elle restreint sa vie émotive et ses tendances créatrices. Elle le dresse à obéir à tous les dictateurs et patrons qu’il rencontrera dans la vie. La crainte qui débute au berceau s’accroît au contact des professeurs sévères dont la discipline rigide émane de leurs propres instincts agressifs. » (p 285) Et toc !

Plus surprenant, il s’en prend également aux autres pédagogies alternatives : « Même le système Montessori, reconnu comme un système d’enseignement imaginatif dirigé, n’est qu’un moyen artificiel de faire apprendre à l’enfant par l’activité. Je ne vois rien là d’imaginatif. » (p 39) Et vlan !

Au sujet de la liberté qui est l’axe essentiel de Summerhill, A.S. Neill précise : « Toute idée, vieille ou nouvelle, est dangereuse si elle n’est pas alliée à un peu de bon sens. (…) Le mouvement en faveur de la liberté est gâché et rendu détestable parce qu’un trop grand nombre de ses adeptes n’ont pas les pieds sur terre. L’un d’eux récemment protesta parce que j’enguirlandais sévèrement un garçon de sept ans qui flanquait des coups de pied dans la porte de mon bureau. Il pensait que j’aurais dû sourire et tolérer l’enfant jusqu’à ce que celui-ci ait épuisé son désir de taper dans la porte. (…) C’est cette distinction entre la liberté et l’anarchie que beaucoup de parents ne saisissent pas. » (p 106) Comme beaucoup de pédagogues “actifs”.

De ces pédagogies nouvelles, on retrouve la sempiternelle et omniprésente Assemblée générale qui semble le seul moyen qu’aient trouvé les pédagogues alternatifs pour ne pas assumer leur autorité : « Summerhill a un gouvernement autonome, de forme démocratique. Tout ce qui a rapport à la vie du groupe, punitions incluses, est établi à la suite d’un vote qui a lieu au cours de l’Assemblée Générale du samedi. Chaque membre du personnel enseignant et chaque enfant, quel que soit son âge, ont une voix. Ma voix a la même valeur que celle d’un enfant de sept ans. » (p 55) Le principe est bien connu.

« Comment se présentent nos Assemblées Générales ? Au début de chaque trimestre, un président est élu pour une Assemblée seulement. À la fin de l’Assemblée, il désigne son successeur. Ce procédé se poursuit tout le trimestre. Si quelqu’un a une doléance ou une suggestion à faire, une accusation à porter, ou une nouvelle loi à proposer, il lève la main et parle. » (p 58)

Pourtant, tout n’est pas rose : « Nos Assemblées Générales du samedi soir, hélas, témoignent des conflits entre adultes et enfants. C’est naturel, car dans une communauté qui inclut des gens de tous âges, sacrifier tout aux enfants ruinerait à coup sûr et totalement ces derniers. Les adultes se plaignent donc si un groupe de grands les a empêchés de dormir par ses rires et ses conversations après l’heure du coucher. » (p 33) Que ce soit un Conseil de coopérative ou une Assemblée générale, c’est toujours le même lieu des règlements de comptes. Et j’avoue que ce principe de gestion des relations me déplaît absolument. « À Summerhill, quand un enfant de sept ans ennuie tout le monde, la communauté exprime sa désapprobation. Comme l’approbation des autres est quelque chose que chacun désire, l’enfant apprend à se bien conduire. » (p 146) Dans ces pédagogies alternatives, les adultes n’assument pas leurs responsabilités. Ils laissent au groupe le soin de mettre en quarantaine le coupable d’une infraction. Cette pression sociale sous forme d’exclusion est bien pire, selon moi, que l’autorité référente d’un adulte. Couper un enfant de ses camarades, pour qu’il soit isolé et malheureux est une stratégie détestable, surtout quand la décision est prise sans intervention des adultes. À l’opposé, l’autorité exercée par un adulte rassure les enfants, y compris celui qui est sanctionné, parce qu’elle fixe des limites. La sanction peut même, en cas d’injustice avérée, susciter des solidarités et de la compassion entre enfants, ce qui est, au final, bien plus positif du point de vue éducatif.

Les adultes doivent jouer leur rôle et laisser aux enfants leur enfance, sans les prendre pour des adultes en miniature ! D’ailleurs, A.S. Neill le reconnaît lui-même : « À dire vrai, les jeunes enfants ne sont que très relativement intéressés par le gouvernement. Livrés à eux-mêmes, je me demande s’ils en formeraient même un. Leurs valeurs ne sont pas les nôtres, leurs manières non plus. » (p 61) Et même : « Les enfants ne sont pas de petits adultes. » (p 114). Ajoutant aussi : « On ne devrait pas demander à un enfant de faire face à des responsabilités pour lesquelles il n’est pas prêt, pas plus qu’on ne devrait lui demander de prendre des décisions pour lesquelles il n’est pas assez mûr. Il faut agir avec bon sens. » (p 142) Ce qui est bien mon avis aussi.

Officiellement l’Assemblée générale règle tout. Mais bien entendu, comme chez Freinet, la réalité ne colle pas à ce qui est proclamé : « Certains aspects de notre vie, naturellement, ne sont pas soumis au régime intérieur. Ma femme aménage les chambres, prépare le menu, établit et paie les factures. Je recrute le personnel et le congédie si je ne le trouve pas satisfaisant. » (p 56) A.S. Neill semble même conscient que le soi-disant pouvoir laissé aux élèves est un leurre : « J’ai lu un jour qu’une école en Amérique avait été bâtie par les élèves eux-mêmes. Dans le passé, je croyais que c’était idéal. Mais ce ne l’est pas. Si des enfants en viennent à bâtir leur école, vous pouvez être sûrs qu’il y a derrière eux quelque monsieur rempli d’autorité bienveillante et joviale qui administre de vigoureux encouragements. » (p 66-67) Et c’est bien cet aspect de manipulation des enfants, sous des dehors démocratiques, qui est le plus répugnant dans ces histoires de Conseils de coopératives et autres Assemblées générales.

Par ailleurs, le côté Tribunal populaire est assez glaçant : « Je suis toujours surpris par la docilité que nos élèves montrent quand ils sont punis. » (p 58) Et la nature des punitions est particulièrement singulière : « Les punitions sont presque toutes des amendes : on donne son argent de poche de la semaine ou on est privé de cinéma. » (p 59) Heureusement que les enfants de Summerhill viennent de familles aisées…

La punition – A.S. Neill ne parle pas de sanction – ultime est le renvoi de l’école : « En de rares occasions, j’ai dû renvoyer un enfant qui rendait la vie impossible aux autres. J’avoue cela avec regret, avec un vague sentiment de faillite, mais je ne voyais rien d’autre à faire. » (p 62)

Sur ce thème des sanctions, A.S. Neill ajoute une remarque très juste : « Ce qui est curieux, c’est que vous pouvez être du côté de l’enfant, même si parfois vous vous fâchez contre lui. Si vous êtes de son côté, l’enfant le sait. Quelque petit différend que vous puissiez avoir (…) n’affecte en rien la relation fondamentale. » (p 116) Pourquoi alors déléguer son autorité à une Assemblée générale ?

Quant aux récompenses, A.S. Neill est bien sûr contre : « La récompense ne présente pas le danger extrême de la punition, cependant elle sape le moral de l’enfant d’une façon plus subtile. La récompense est superflue et négative. (…) Faire mieux que le voisin est un lamentable objectif. (…) Une récompense devrait être avant tout subjective : la satisfaction du travail accompli. » (p 149-150) La satisfaction du travail accompli, cela laisse rêveur…

Est-ce que Summerhill a été efficace sur le plan éducatif ? Selon A.S. Neill, oui : « Mon critère de la réussite, c’est la capacité qui permet de travailler joyeusement et de vivre positivement. De par cette définition, la plupart des élèves de Summerhill réussissent dans la vie. » (p 43) Avec un bémol toutefois : « Summerhill a-t-il produit des génies ? Jusqu’à présent non ; quelques créateurs, sans doute, mais pas encore célèbres ; quelques artistes originaux ; quelques très bons musiciens ; pas encore, que je sache, d’écrivain connu ; une excellente décoratrice et un excellent ébéniste ; quelques acteurs et actrices ; quelques savants et mathématiciens qui peut-être un jour feront des découvertes. » (p 46)

C’est Clermont Gauthier qui répond le mieux à cette question : « Nous sommes (…) en plein cercle vicieux : d’un côté, si l’éducation à Summerhill est un succès avec tel enfant, c’est une confirmation de la théorie de la non-interférence dans la croissance de l’enfant ; et si, d’un autre côté, elle échoue, c’est parce que l’éducation que cet enfant avait reçue avant son entrée à l’école avait déjà fait son travail destructeur. Dans les deux cas, le système de Neill est sauf. On n’a donc pas affaire à une théorie scientifique qui questionne et construit ses explications, mais à une doctrine irréfutable qui a réponse à tout et qui s’auto-valide constamment. » [1]

Sur quelles bases, A.S. Neill a-t-il conçu son modèle ? « Je n’ai pas passé les quarante dernières années de ma vie à consigner sur le papier des théories sur les enfants. La plupart de ce que j’ai écrit a été basé sur mon observation des enfants, en vivant avec eux. » (p 91) Son côté sympathique réapparaît au détour de cette phrase : « Je ne pense pas que le monde utilisera la méthode éducative de Summerhill pendant très longtemps – s’il l’utilise jamais. Le monde peut en trouver une meilleure. Seul un vaniteux prétendrait que ses travaux dans un domaine puissent être définitifs. » (p 93)

En 1949, des inspecteurs sont venus à Summerhill. A.S. Neill nous dévoile le rapport qu’ils ont écrit. On peut y lire des observations qui confirment l’impression que j’ai eue à la lecture du livre : « Le principe fondamental de l’École est la liberté. » (p 80) ; « Aucun enfant n’est obligé de se rendre en classe. » (p 81) ; « Les lois sont établies par un parlement scolaire qui se réunit régulièrement sous la présidence d’un enfant et auquel assistent tout membre du personnel et tout enfant qui le désirent. » (p 81) ; « Dans l’ensemble, les résultats obtenus par ce système [d’enseignement] ne sont pas impressionnants. Il est vrai que les enfants travaillent avec une volonté et un intérêt qui sont des plus rafraîchissants, mais leurs accomplissements sont plutôt maigres. » (p 83) ; « Il y a, et il y eut dans le passé à Summerhill, quelques enfants extrêmement intelligents et capables, mais il est douteux que, sur le plan académique, ils y aient trouvé ce dont ils avaient besoin. » (p 83) ; « Une atmosphère de camp de vacances permanent qui est une des caractéristiques les plus frappantes de l’école. » (p 85)

Le personnage d’A.S. Neill est finalement bien attachant, car il n’est absolument pas dans le dogme et l’idéologie comme Freinet, Oury et consorts. Cependant, si Summerhill est l’archétype de l’éducation libertaire, il est heureux que ce modèle n’ait pas été généralisé car nous ne vivons pas dans une société libertaire. Loin de là. Les enfants, surtout ceux des classes populaires (pour lesquelles les anarchistes sont supposés être les meilleurs défenseurs), ont besoin d’une éducation et d’un enseignement de qualité qui permettront aux meilleurs d’entre eux de grimper dans l’échelle sociale, d’être des citoyens éclairés et des travailleurs performants conscients de leurs droits et de leurs devoirs (et peut-être même les acteurs d'une future Révolution sociale !). La généralisation des démarches constructivistes dans l’École française, depuis les années 1970, a abouti au fait qu’il y a aujourd’hui bien moins d’enfants d’ouvriers dans les grandes écoles que dans les années 1950. C'est un fait...

Le constat est bien amer. Le triomphe des pédagogies soi-disant progressistes a permis que les “héritiers” de Bourdieu se partagent encore plus l’héritage. Quant aux autres, il ne leur reste rien.

L’enfer pédagogique étant pavé de bonnes intentions, ce progressisme finit par ressembler furieusement à une régression éducative sans précédent. Par conséquent, tout ce qui le nourrit doit être combattu avec énergie et sa duplicité démasquée.





[1] . La pédagogie - Théories et pratiques de l’Antiquité à nos jours, 3e édition, p 140.


A.S. Neill
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A.S. NEILL
François Maspero (coll. Textes à l'appui), 323 p
2e trimestre 1978


dimanche 6 décembre 2015

Livre : L'École est finie (Jacques Julliard)



Dans ce petit livre, Jacques Julliard – que l’on connaît comme éditorialiste à Marianne – réagit avec verve aux réformes des ministres qui se sont succédé depuis trois ans. Surtout les dernières en date, celle du Collège et celle des programmes. On sait que Marianne ne les apprécie pas, puisque ces réformes vont à l’inverse d’une École de qualité au service du peuple et de la démocratie.

Les réformes ? Parlons-en : « Depuis un demi-siècle, nous savons qu’un nombre impressionnant de ministres ont “attaché leur nom” à une réforme de l’Éducation, comme une pierre que l’on attache au cou de celui que l’on veut noyer. On ne s’interroge jamais sur l’échec cumulatif de ces mesures gesticulatoires. Les années passent, le bâtiment continue de s’enfoncer. Cela n’empêche pas tout nouvel arrivant rue de Grenelle de reprendre la réforme par un autre bout, celui que son prédécesseur n’avait pas encore sinistré. La ressource est presque infinie, et à chaque fois, on tente de nous faire croire que celle-ci est la bonne et que l’on va voir ce que l’on va voir. Eh bien ! On ne voit rien du tout. »

Le résultat ne s’est pas fait attendre. L’École est devenue aujourd’hui un lieu « où les élèves, je devrais dire les usagers, ne rencontrent ni contrariété, ni contrainte, ni concurrence. » Dans les comparaisons internationales, la France obtient de piètres résultats : « L’indiscipline, l’arrogance, l’insulte sont devenues les tristes spécialités de l’École française. La plupart des autres pays européens ne connaissent pas ce phénomène à une telle ampleur. Il est dû essentiellement à la dévalorisation du savoir dans l’esprit des parents et, par conséquent, des élèves. » En résumé, « la principale fonction  sociale de l’École à plein temps n’est plus désormais la diffusion du savoir mais la garderie des enfants et l’encadrement des adolescents. »

Depuis les années soixante, pédagogie rime avec idéologie. Un exemple ? « L’apprentissage de la lecture a été l’objet en France depuis près de cinquante ans d’un véritable tournoi idéologique, où l’efficacité des méthodes paraissait être oubliée au profit de considérations purement politiques. » L’efficacité, tout le monde s’en fiche…

C’est le triomphe du constructivisme pédagogique, qui préfère la “découverte” des notions à leur enseignement. Les néo-pédagogues, férus de pédagogie “actives”, de classes “coopératives” et autres élucubrations innovantes « commencent dans la popularité et finissent dans le mépris. » Ils ont oublié qu’« à force de dire qu’il faut préférer une tête bien faite à une tête bien pleine, on finit par oublier qu’une tête vide n’est pas une tête bien faite, c’est une tête qui est entièrement à faire. » Qu’importe ! L’essentiel est de faire semblant d’enseigner pendant que les élèves font semblant d’apprendre : « Une telle École mérite à peu près autant de respect qu’un supermarché, et pour avoir cessé de se respecter elle-même, elle a cessé d’être respectable. »

C’est bien cette “École nouvelle” qui a ouvert la voie à l’esprit consumériste : « L’acte d’enseigner [cède] progressivement le pas au souci de satisfaire la clientèle. » Alors que dans une École digne de ce nom, et surtout de sa mission, « le professeur n’est pas un détaillant. Les parents d’élèves ne sont pas des clients. Les élèves ne sont pas des usagers. Si l’École ne fait que reproduire le consumérisme de la société marchande, je le dis en pesant mes mots, il faut supprimer l’École publique. » C’est l’objectif des ultralibéraux : affaiblir tellement l’École publique qu’il viendra un jour où on pourra la supprimer afin de récupérer le marché juteux des écoles privées (voir du côté de SOS-Éducation).

En attendant cette fin peu glorieuse, la ministre actuelle – celle de la réforme du collège – nous parle d’égalité des chances et, pour y parvenir, elle entend détruire les filières d’excellence. « Parlons clair. Je n’aime pas beaucoup cette République au rabais où la démission intellectuelle se déguise en misérabilisme social. Sous le prétexte de lutter contre l’élitisme, on impose subrepticement à tous la même médiocrité, l’abandon de tout effort de dépassement de soi. Qui commande dans une ploutocratie ? Les plus riches. Qui commande dans une démocratie ? Les plus capables et les plus méritants. Sous prétexte de nier les inégalités d’intelligence et de caractère, on abandonne la place aux plus fortunés. » Pour parvenir à l’égalité, « faudra-t-il demain que tout le monde se déplace en fauteuil roulant pour rétablir l’égalité des chances avec les handicapés ? »

Mais alors, faut-il en revenir à l’École d’autrefois comme le suggèrent quelques grincheux ? L’auteur nous met en garde : « J’ai bien conscience que l’École républicaine idéale (…) n’a jamais existé. Gardons-nous d’idéaliser le passé : il cesserait de nous servir. »

Rendre leur dignité aux enseignants, c’est rendre service à l’enseignement. Car « toute dévalorisation matérielle ou morale du statut de l’enseignant est un attentat contre l’enseignement lui-même. » Enseigner n’est pas un métier comme les autres : « On enseigne avec son savoir, mais on enseigne d’abord avec sa vie, avec son histoire individuelle ; on enseigne avec son corps, on enseigne aussi avec son âme. »

L’objectif de l’École publique, depuis Condorcet, est de former les citoyens dont toute vraie démocratie a besoin pour exister : « Le peuple n’est digne de sa souveraineté que s’il est éduqué par les Lumières et la Science. »

C’est une mission essentielle qui devrait mobiliser la nation et ceux qui sont chargés de la conduire. Au lieu de cela, « l’histoire récente de l’École en France est jalonnée d’escarmouches légères qui débouchent sur des crises de nerfs généralisées, de projets de réforme, ambitieux et définitifs, qui se terminent en grossesses nerveuses. Et à la fin, rien. Ce qui s’appelle rien du tout. »

Tellement vrai…


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Jacques JULLIARD
Flammarion (coll. Café Voltaire), 126 p
09/2015