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dimanche 29 juillet 2018

L'Europe de l'éducation en chiffres - 2018 (MEN-DEPP)

Auteurs : Yann Fournier, Florence Lefresne et Robert Rakocevic





Présentation

Les comparaisons internationales occupent une place croissante dans les débats publics sur l'éducation. Elles sont devenues des points d'appui indispensables au pilotage des systèmes éducatifs. Par son expertise et son engagement dans les comités ou les réseaux européens et internationaux qui les produisent, la DEPP est fortement impliquée dans la production de données internationales. Elle est le correspondant français du réseau européen Eurydice. Historiquement, il lui revient d'avoir sensibilisé la communauté éducative à la lecture des indicateurs internationaux à travers la publication de L'état de l'École, à partir de 1991. À cette même période se mettait en place l'ouvrage de référence des indicateurs de l'OCDE, Regards sur l'éducation, auquel la DEPP contribue toujours pour la France.

Cette nouvelle édition de L'Europe de l'éducation en chiffres vise à mettre à la disposition d'un public large un ensemble raisonné d'indicateurs les plus récents possible portant sur la plupart des dimensions du système éducatif des pays de l'Union européenne. Ces derniers sont engagés, depuis le sommet de Lisbonne en 2000, dans un cadre commun de coopération dans le champ de l'éducation et de la formation, renouvelé en 2010 avec la mise en place du cadre stratégique Éducation et formation 2020. La grande majorité des indicateurs sélectionnés ou construits pour cette publication ont pour source Eurostat, direction générale de la Commission européenne chargée de l'information statistique à l'échelle communautaire. Des sources de l'OCDE sont également mobilisées (c'est le cas des données sur les dépenses d'éducation, de certaines données sur les performances des élèves ou encore sur les enseignants), avec celles du réseau Eurydice (sur la durée de la scolarité obligatoire, par exemple, ou encore sur le temps de travail des enseignants) ou celles de l'IEA (performances des élèves).

Le premier chapitre décrit l'environnement économique et social des familles avec enfants de l'Union européenne (UE). La structure du ménage, le niveau d'éducation des parents ou le confort du logement révèlent autant de caractéristiques moyennes significativement différentes selon les pays. Ainsi, par exemple, plus de 60 % des 0-17 ans ont des parents diplômés de l'enseignement supérieur en Finlande ou en Irlande, alors que moins de 25% sont dans ce cas en Croatie ou en Roumanie. Parmi les 0-17 ans, moins de 1 % vivent dans un logement privé de douche ou de baignoire dans la grande majorité des pays d'Europe du Nord ou de l'Ouest, tandis que cette part atteint 35% en Roumanie et 17 % en Bulgarie. Le risque de pauvreté et d'exclusion sociale est partout systématiquement plus élevé lorsque les parents ont des niveaux d'études plus faibles.

Le deuxième chapitre présente la grande diversité des systèmes éducatifs dans l'UE. Leur organisation même porte la marque de ces singularités. Les modes d'accueil et d'éducation des jeunes enfants, l'âge de scolarisation obligatoire (début et fin) ou encore la structure des cycles d'enseignement varient d'un pays à l'autre. En effet, s'il existe majoritairement des troncs communs qui englobent l'ensei­gnement primaire et le premier cycle de l'enseignement secondaire, certains pays, au contraire, orientent précocement les élèves entre différentes filières (Allemagne, Autriche, Lituanie, Pays-Bas). Il s'agit de pays qui disposent traditionnellement d'un système d'apprentis­sage développé, à l'exception notable du Danemark où coexistent de longue date à la fois un tronc commun - jusqu'à la fin du premier cycle du secondaire - et un système d'apprentissage étendu,

Le troisième chapitre traite des dépenses d'éducation. La part de la richesse produite allouée à l'éducation représente environ 5 % en moyenne dans les 22 pays de l'UE membres de l'OCDE en 2014, mais elle varie pratiquement du simple au double selon les pays. L'effet de la crise économique et financière de 2008 sur ces dépenses d'éducation a été plus ou moins sensible au sein des pays membres. De son côté, le coût d'un élève, à chaque niveau d'éducation, est principalement influencé par quatre facteurs qui peuvent être arbitrés différemment selon les pays : le salaire des enseignants et leur temps d'enseignement, le temps d'instruction des élèves et enfin la taille des classes.

Le quatrième chapitre présente les principales caractéris­tiques des enseignants de PUE, Majoritairement féminine, la population enseignante est marquée par un vieillissement, qui est certes inégal selon les pays. Dans le contexte démographique actuel, où le nombre d'élèves reste stable, ce vieillissement met les pays face à l'enjeu de l'attractivité du métier enseignant Les enseignants sont très majoritairement titulaires de licence ou de master - au moins ceux qui exercent en premier cycle de l'ensei­gnement secondaire -, ils enseignent dans des contextes natio­naux où leurs conditions de travail et d'emploi (nombre d'élèves par enseignant, réglementation concernant la charge de travail hebdomadaire, salaire statutaire, mais aussi l'accès à la forma­tion continue) varient considérablement.

Le cinquième chapitre traite des résultats obtenus par les systèmes éducatifs, sous l'angle de la performance des élèves et de l'équité dans la distribution de cette dernière. Ce sont principalement les résultats des enquêtes PISA 2015, TIMSS 2015 et PIRLS 2016 qui sont mobilisés ici. Sont également examinées les performances des pays européens au regard de 6 parmi les 7 objectifs chiffrés de la Stratégie Éducation et formation 2020 (la mobilité à des fins d'apprentissage, telle que définie par la stratégie actuelle, ne fait pas encore l'objet d'un suivi chiffré) : la lutte contre les sorties précoces, la proportion de diplômés de l'enseignement supérieur, la scolarisation préélémentaire, l'apprentissage tout au long de la vie, les niveaux de compétence des élèves en compréhension de l'écrit, en culture mathématique ou en culture scientifique, et enfin l’employabilité des jeunes diplômés.

Enfin, le sixième chapitre met en avant les retombées économiques et sociales de l'éducation Partout, le diplôme exerce un effet déterminant sur l'accès à l'emploi et sur le revenu : la poursuite d'études sanctionnée par un diplôme plus élevé se montre systématiquement rentable. Pénalisées dans l'accès à l'emploi, les personnes faiblement diplômées ont également moins accès à la formation continue. La question du genre, présente dans les différents chapitres, mérite ici une attention particulière : les femmes, en moyenne plus diplômées que les hommes, occupent des positions moins favorables sur le marché du travail. Enfin, les effets de l'éducation sont loin de se limiter au marché du travail. Ainsi, par exemple, dans tous les pays européens, le risque d'obésité et les comportements à l'égard du tabac, mais aussi la participation aux activités culturelles ou encore la fréquence d'utilisation d'un ordinateur diffèrent systématiquement selon les niveaux d'éducation.




samedi 7 juillet 2018

Livre : Pour une école de l’exigence intellectuelle (Jean-Pierre Terrail)


On connaît la qualité du travail que mènent Jean-Pierre Terrail et son équipe. Aussi n’est-il pas surprenant que cet ouvrage nous livre des analyses particulièrement intéressantes en se fixant comme objectif de parvenir à une « école de l’exigence intellectuelle ». Et pour ce faire, il est dès lors impératif de « changer de paradigme pédagogique » comme l’indique le sous-titre. C’est ce que les enseignants explicites ne cessent de répéter depuis bientôt dix ans.

Pour comprendre l’état de l’École et des pédagogies qu’elle met en œuvre, il est nécessaire de faire un peu l’histoire de ce que Jean-Pierre Terrail appelle la rénovation pédagogique des années 1960-1970. Durant cette période, elle parvient à supplanter les méthodes traditionnelles d’enseignement qui avaient fait l’excellence de la réputation de l’École française, mais qui commençaient à s’essouffler devant les évolutions de la société et la massification scolaire entamées dès le début des années 1960.

« La rénovation de la pédagogie a lieu, elle, avec un temps de retard : mûrie au long des années 1960, c’est la réforme de l’enseignement du français en primaire de 1972 qui commence à lui donner corps. Il s’agit avec cette rénovation de bien plus qu’une modernisation, ou qu’un aggiornamento. C’est un véritable bouleversement des perspectives pédagogiques régissant l’institution scolaire depuis cinq millénaires qui s’est joué, au profit d’une conception qui valorise l’activité autonome de l’élève, devenu l’“apprenant”. » (p 14)

Pour quelles raisons a-t-on changé de pratiques pédagogiques à ce moment-là ?

« La réforme des pratiques d’enseignement propre à l’école unique est née sous les auspices d’une théorie du déficit des ressources linguistiques et culturelles dont disposent les enfants des classes populaires. (…) Les élèves issus des milieux populaires ne sont pas des “héritiers”. Il y a peu de chances, peut-on penser, qu’ils arrivent à l’école dotés d’une appétence spontanée pour les savoirs scolaires. Aussi convient-il, aux yeux des promoteurs de la réforme, de rejeter à leur intention les enseignements de type magistral qui supposent une écoute et une attention acquises a priori ; et de rechercher des modes d’apprentissage susceptibles d’éveiller leur intérêt, marqués au sceau de l’attractif et du ludique, faisant la plus large place aux “situations motivantes”, partant de leurs besoins et de leurs connaissances. » (p 22-23)

Ainsi, les tenants des pédagogies “nouvelles”, qui se déclarent volontiers “progressistes”, considéraient et considèrent toujours que les enfants issus de milieux populaires ou immigrés, n’étant pas des “héritiers”, n’ont pas la chance d’avoir des parents d’un niveau culturel favorisé (ce qui est vrai) et n’ont donc pas les capacités d’abstraction qui leur permettraient d’accéder à un enseignement exigeant (ce qui est faux).

« Les orientations essentielles de la rénovation pédagogique, qui exercent leur hégémonie dans notre système éducatif depuis un demi-siècle, apparaissent ainsi profondément marquées par un souci d’adaptation aux élèves d’origine populaire essentiellement appréhendé par l’insuffisance de leurs ressources intellectuelles. » (p 24)

Quelles sont alors les solutions prônées par les tenants de cette rénovation pédagogique ?

« Les pratiques d’enseignement dont ils se feront les promoteurs puiseront (…) dans le patrimoine d’idées accumulé depuis Jean-Jacques Rousseau par les pédagogies nouvelles, et privilégieront le rôle du jeu, du plaisir, de l’activité autonome de l’élève dans les apprentissages, et l’individualisation de leur conduite. » (p 53)

En quoi ont donc consisté ces pratiques d’enseignement “rénovées” ?

« Une séquence d’enseignement traditionnel comportait deux phases, la leçon formalisée précédant les exercices d’application. C’est cette entrée dans le thème par la leçon que désavouent les promoteurs de la modernisation pédagogique, qui y voient une action d’inculcation d’un savoir prédigéré, alors qu’ils souhaitent installer l’élève, au départ, dans un processus d’investigation et de réflexion. Pour l’essentiel, en ce sens, leur apport va consister à ajouter une troisième phase, sorte de détour pédagogique, par laquelle toute séquence d’enseignement devrait débuter.
Cette nouvelle séquence, qu’on peut dire de “découverte”, précède donc la leçon et les exercices : elle a vocation à conduire l’élève à comprendre la logique et la nécessité du savoir visé, et à se l’approprier au terme du cheminement intellectuel qu’on l’invite à accomplir. Elle se conclut par un moment de récapitulation qui permet de confronter les résultats auxquels sont parvenus les élèves, de les discuter et de les synthétiser.
C’est ce processus d’appropriation que la leçon formalisée par le maître viendra cristalliser et valider, en donnant les mots exacts qui portent le sens. La séquence doit se terminer, dans le principe, par une troisième phase consacrée à la réalisation d’exercices dans lesquels les élèves doivent réinvestir les connaissances acquises.
Dans le dispositif ainsi réformé, la phase de découverte occupe une place décisive : c’est elle qui porte le poids de la modernisation pédagogique, et c’est elle d’ailleurs qui occupe, à l’observation, la majeure partie du temps total de la séquence. C’est pendant cette première phase que doit s’effectuer l’essentiel de l’apprentissage, de l’appropriation des connaissances : à son terme, le savoir visé doit avoir été “découvert” et compris ; la leçon qui suit, et que les élèves doivent écouter ou noter sous la dictée, ne vise qu’à résumer l’acquisition cognitive en termes formalisés et mémorisables. » (p 26-27)

Tout cela comporte néanmoins une contradiction ontologique : sous-estimer l’intelligence des élèves en les faisant jouer ou en partant de situations qui leur sont familières, tout en niant leur statut de novices en les incitant à adopter l’attitude qu’ont les experts devant les problèmes à résoudre.

« Les activités qu’elle [la phase de découverte] propose doivent être adaptées à un manque d’appétence supposé pour les savoirs scolaires et à des capacités cognitives et culturelles limitées : elles doivent donc stimuler par leur caractère ludique la motivation des élèves, et s’appuyer sur des représentations familières et des évocations concrètes. On ne saurait oublier pour autant qu’il s’agît de permettre la prolongation des études dans le secondaire, et donc d’apprendre à apprendre plutôt que d’asséner des savoirs prédigérés : de ce point de vue, ces mêmes activités [de découverte] doivent mettre en jeu des connaissances relativement ambitieuses en invitant les élèves à se les approprier de façon autonome, en adoptant “une posture de chercheur”. » (p 29)

Comme la posture du chercheur est difficile à atteindre quand on n’apprend rien, on reste dans le jeu.

« De fait, les constats récurrents des chercheurs soulignent combien la mise en scène ludique et concrète de la quête de savoirs tend à envahir la totalité des séquences d’enseignement au détriment de l’appropriation des savoirs, comme si elle était à elle-même sa propre fin. » (p 29)

Qui s’en sort avec ces nouvelles pratiques pédagogiques ? Ce sont les “héritiers” et uniquement eux.

« Le fait et, si l’on en juge par le manque global d’efficience de notre système éducatif, que la phase de découverte, quelle qu’en soit la forme, joue très inégalement son rôle, en ne permettant qu’à une partie des élèves une appropriation satisfaisante des savoirs visés. Le recours généralisé à ce détour pédagogique, en lieu et place de l’ancienne pédagogie “frontale”, répondait au souci de la réussite des élèves des milieux populaires ; or il n’a pas vraiment modifié la situation à cet égard. » (p 28)

Pourtant, malgré tous ses présupposés ineptes, cette révolution pédagogique a triomphé et règne toujours sur notre système éducatif.

« La révolution de l’apprendre qui s’amorce dans les années 1960-1970 est un grand succès historique par l’impact durable des conceptions pédagogiques qu’elle a promues, l’extension des bouleversements qu’elle a introduits dans les pratiques d’enseignement, l’intensité des convictions qu’elle continue de susciter. L’engagement massif et persistant des responsables et des experts en faveur du nouveau paradigme en témoigne ; et les recherches qui attestent son emprise – qu’il s’agisse d’analyses des politiques éducatives, des textes officiels, des programmes, des manuels, d’enquêtes statistiques ou d’observations des pratiques d’enseignement – sont trop diverses et trop unanimement convergentes pour qu’on puisse en douter : les nouveaux principes pédagogiques se sont imposés et définissent aujourd’hui très largement ce qui va de soi dans le monde éducatif. » (p 47-48)

Tout le monde a été séduit, et pas seulement en France.

« La propension d’une majorité d’enseignants à modérer l’ambition intellectuelle de leurs objectifs face aux élèves jugés faibles, et donc plus largement face aux publics populaires, est une constante de nos sociétés, attestée par une diversité d’enquêtes menées des années 1950 à aujourd’hui en France, aux États-Unis, en Grande-Bretagne. » (p 43)

« L’adhésion massive du monde éducatif dans ses différentes composantes – experts, formateurs, personnels d’encadrement, enseignants – à la pédagogie rénovée n’est pas vraiment surprenante, alors même que l’instauration de l’école unique et la révolution de l’apprendre ont imposé de fortes évolutions aux cultures professionnelles de ces groupes professionnels. (…) Beaucoup se reconnaissent spontanément, quand ils ne participent pas activement à leur promotion, dans les thèmes forts d’une éducation scolaire rénovée, active, anti-autoritaire, préférant le dialogue à l’inculcation, attentive à la personnalité propre et à l’autonomie de chaque élève, n’opposant pas instruction et plaisir ou jeu. (…) Leur rapport à la pédagogie rénovée n’est toutefois pas exactement du même ordre quand il s’agit de leurs propres enfants. (…) Le manque d’efficacité des pédagogies invisibles les confronte à une contradiction puisque la réussite scolaire, atout principal de la position sociale de leur lignée, est alors un impératif absolu. » (p 54-56)

Jean-Pierre Terrail donne l’exemple éclairant des nouvelles méthodes d’apprentissage de la lecture.

« La méthode “globale”, actualisée dans les années 1970 par Jean Foucambert et Évelyne Charmeux sous le nom de méthode “idéovisuelle”, s’oppose à la méthode syllabique traditionnelle par souci de motivation de l’élève, qui suppose que ce qu’on lui propose à lire ait du sens, comme cela en a pour l’adulte : or les mots entiers ont du sens, mais non les lettres ni les syllabes isolées, qui sont de pures abstractions. Aussi l’apprentissage est-il fondé ici sur la mémorisation visuelle des mots, voire des phrases entières ; et sur une lecture d’emblée silencieuse, imitant celle du lecteur adulte. Issue des difficultés de la mise en œuvre de la méthode globale “pure” et des limites de la capacité des élèves à mémoriser des mots entiers, la méthode “mixte” qui seule se généralisera combine, sous des formes assez diverses (on parlera en ce sens plutôt de méthodes mixtes au pluriel), des principes d’apprentissage empruntés à la syllabique et à la globale. Mais elle exhibe dans tous les cas, dans sa démarche comme dans les contenus donnés à lire, le même souci de la motivation de l’élève, la même réticence à le confronter à l’abstraction de lettres et syllabes isolées données à déchiffrer, le même refus d’un vocabulaire trop étendu et de textes trop “littéraires”. Sous tous ces aspects, la réforme de la lecture relève pleinement de l’esprit général de la rénovation pédagogique. » (p 25-26)

Aujourd’hui, les méthodes mixtes sont extrêmement répandues dans les classes, et Jean-Pierre Terrail nous explique pourquoi elles fonctionnent malgré tout pour les “héritiers”.

« Dans le cas de l’enseignement de la lecture, nombre de maîtres croient s’en tirer à peu près en usant de méthodes dont le manque d’efficience est dissimulé par l’intervention des parents qui, après la classe, prennent en main cet apprentissage en ayant recours à la vieille méthode syllabique Boscher, dont les éditions Belin vendent, d’une année sur l’autre, entre cinquante mille et cent mille exemplaires. (…) Le cas est intéressant 90 % des maîtres utilisent une méthode mixte, qui ne fonctionne bien qu’avec l’appui silencieux des parents. » (p 99-100)

Autre exemple : le dogme des classes hétérogènes et celui de la pédagogie différenciée.

« Conduire tous les élèves au même but par des voies différentes : ce programme démocratique de la pédagogie différenciée implique que les élèves ne soient pas séparés durablement dans des filières ni même des classes de niveau différentes. La plupart des classes seront donc hétérogènes ; et s’il ne sera pas toujours facile d’y atteindre l’idéal d’une pédagogie strictement individualisée, il conviendra de répartir les élèves en groupes de niveau dont la composition différera d’une matière à l’autre, et toujours provisoires, perdurant jusqu’à ce que les élèves en difficulté aient rattrapé leur retard.
C’est sur la manière d’assurer ce rattrapage que les promoteurs de la pédagogie différenciée sont le moins prolixes. Comment conduire l’apprenant en difficulté de la manipulation au concept ? Louis Legrand [auteur d’un livre sur la différenciation pédagogique paru en 1995] se contente de noter à cet égard : « C’est ce que savent faire les instituteurs avisés ». Son optimisme était certainement exagéré, comme l’expérience l’a montré. » (p 42)

Cette rénovation pédagogique a-t-elle été sérieusement contestée ?

Le nouveau paradigme pédagogique dominant « n’a guère été remis en cause, sauf marginalement, et parfois par des critiques qui se disqualifiaient elles-mêmes en prônant le retour à une époque antérieure du système éducatif. Le discours des politiques et des experts s’est déplacé, faisant passer au second plan la thématique de l’égalité des chances, au profit d’une nouvelle préoccupation, celle des “compétences” dont il importait malgré tout de doter les élèves en échec dans l’appropriation de la culture écrite. Cette préoccupation prit forme dans les politiques dites du “socle commun”, qui revenaient ainsi à prendre acte de l’échec de masse et des inégalités scolaires, loin de chercher à réexaminer les principes de la rénovation pédagogique des années 1970. Bien au contraire. Car la “formation des compétences” recommandée pour les élèves en échec est en totale conformité avec ces principes : elle s’appuie sur le même présupposé d’un déficit cognitif de jeunes essentiellement issus des classes populaires ; elle vise des objectifs adaptés à ce déficit par le renoncement à un enseignement trop abstrait ; elle recourt aux procédures de l’autoformation, puisque les compétences ne peuvent se former que dans la confrontation des élèves à des “situations-problèmes”. » (p 49-50)

Pour sortir du dilemme entre enseignement traditionnel et enseignement par découverte, il faut tracer une troisième voie (comme nous l’avions suggéré dès 2006).

 « Le choix de la pédagogie rénovée des années 1960-1970 et le déploiement de sa logique dans le contexte de la confrontation aux tenants de la pédagogie traditionnelle aboutissent à l’utopie d’une école sans transmission des savoirs (…). À l’inverse, le rejet pur et simple de la modernité pédagogique revient à ignorer les valeurs universelles qu’elle promeut, le respect de l’enfant, sa reconnaissance comme sujet autonome, la nécessité de s’adresser à son intelligence, l’insistance sur le caractère nécessairement actif de l’appropriation des connaissances. » (p 64)

Pour éviter que l’École, par ses pratiques pédagogiques constructivistes, ne favorise que les “héritiers”, il faut renouveler les procédures d’enseignement.

« L’école est porteuse d’exigences qu’elle ne donne pas par elle-même les moyens de satisfaire ; la réussite scolaire, dès lors, est largement réservée aux “héritiers”, qui trouvent ces moyens dans leur milieu familial. La démocratisation de l’accès aux savoirs passe dans ces conditions non pas par une pédagogie compensatrice adaptée à ceux qui ne reçoivent qu’une aide insuffisante de parents eux-mêmes peu scolarisés, mais par une transformation d’ensemble des procédures pédagogiques appelées à donner à tous l’accès aux moyens de répondre aux attentes de l’institution. » (p 79)

Les pédagogies “actives” sont obsolètes et inefficaces. Ainsi, l’enquête de suivi menée par Yves Reuter d’une expérience Freinet dans une école primaire de la banlieue populaire de Lille, au long des années 2000, montre que les élèves Freinet sont plus performants en écriture narrative (grâce à la pédagogie du texte libre). « Mais dans tous les autres domaines, leurs résultats en fin de CM2 sont dans l’ordinaire de la ZEP, c’est-à-dire très faibles. (…) Les maîtres apparaissant plus soucieux de conduire leurs apprentissages de façon démocratique que d’interroger leur efficacité, et leurs postures didactiques pouvant laisser perplexe. » (p 80)

Dans ce cas, Bernard Lahire a raison de dire : « La liberté de l’élève est, pour une grande partie d’entre eux, la liberté de perdre pied et de couler. » (cité, p 87)

L’École qui n’enseigne plus perd toute valeur aux yeux d’une partie non négligeable de la population.

« Aucun élève n’ignore qu’il est là pour apprendre, sa présence et les contraintes imposées par l’institution perdant leur sens si ce n’est pas le cas. » (p 116)

Après quarante années d’échecs, il est donc indispensable de tourner la page.

« Toute démocratisation quelque peu significative de l’accès aux savoirs élaborés de la culture écrite est suspendu à un changement majeur du paradigme pédagogique dominant de notre système éducatif. Le principe de la rénovation pédagogique des années 1970 (…) est en échec manifeste depuis des années. » (p 90)

Un changement majeur du paradigme pédagogique. Comme celui proposé par l’Enseignement Explicite, que Jean-Pierre Terrail ne semble pas connaître bien qu’il en évoque plusieurs fondements. Ainsi :

« Dans le principe, les mises au travail efficaces sont donc celles qui ne cèdent rien sur l’exigence intellectuelle, tout en garantissant à tous les élèves les moyens de la satisfaire. » (p 81)

« Seul l’effort lui-même peut la fournir [la motivation], seule la joie qu’il procure d’apprendre et de comprendre peut motiver l’investissement des élèves. La rénovation pédagogique des années 1970 a fait une impasse massive sur ce ressort essentiel de l’effort intellectuel. » (p 106)

Pour autant, il n’est pas question d’un enseignement constructiviste explicité comme on en voit apparaître quelques tentatives ces derniers mois, car comme l’écrit Jean-Pierre Terrail, « vidées de leur contenu, les méthodes deviennent des recettes. » (p 83)

La conclusion s’impose d’elle-même. L’École « n’a pas les moyens de changer les rapports de classe ni les inégalités culturelles. Il est cependant de son ressort de se donner clairement pour objectif de transmettre une formation de haut niveau à l’ensemble des membres des jeunes générations… et de s’organiser en conséquence. » (p 124)

N’attendons plus…

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Jean-Pierre Terrail
La Dispute (coll. L’enjeu scolaire), 01.2016, 140 p