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jeudi 15 décembre 2005

Livre : Une école contre l'autre (Denis Kambouchner)



À la lecture de ce livre, je me suis rendu compte à quel point les idées de Philippe Meirieu avaient connu leur heure de gloire. Sans avoir jamais rien lu de lui, son point de vue m’était étonnamment familier tant il avait été relayé, suggéré, monté en épingle, imposé, médiatisé, expliqué, reproduit, vulgarisé et arrivé jusqu’à l’instituteur de base que je suis. 

Pourtant, j’étais toujours resté rétif et méfiant face à ces innovations qui devaient “révolutionner” l’enseignement. Outre que ces méthodes pédagogiques étaient des balivernes qui tournaient le dos à la recherche de l’efficacité, je sentais que, sous une apparence de logique et de bons sentiments, il y avait quelque chose de véritablement pervers derrière tout cela. Au lieu d’être une pratique au service d’un enseignement moderne et efficace, la pédagogie à la Meirieu devenait l’esclave de l’idéologie. Or, pour peu que les présupposés idéologiques sur lesquels Meirieu s’appuyait soient erronés, et tout l’édifice pédagogique “révolutionnaire” se lézarderait et tomberait en ruine. 

Mais encore fallait-il le démontrer. C’est ce que Denis Kambouchner a fait dans son livre. Avec une patience admirable, il a lu et décortiqué la pensée de Meirieu. Il en a démonté pièce par pièce tous les faux raisonnements en rétablissant ce que dicte le bon sens le plus élémentaire. Chaque argument de Meirieu, destiné normalement à être définitif, est retourné comme une peau de lapin et, très souvent, l’accent est mis sur la sottise, la méconnaissance profonde du métier ou tout simplement la mauvaise foi qui l’a inspiré. 

Denis Kambouchner fait par ailleurs preuve d’une connaissance intime du métier d’enseignant (même au niveau du Primaire), ce qui n’est pas courant chez les professeurs du Secondaire et a fortiori du Supérieur. Devant tant de calme autorité - le livre est le contraire d’un pamphlet -, même les soutiens habituels de la pensée pédagogiste (les rédacteurs du Monde de l’Éducation, par exemple) ont dû reconnaître la valeur imparable de l’argumentation.

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Une école contre l'autre
Denis KAMBOUCHNER
PUF (collection “Questions actuelles”), 08/2000, 313 p.

vendredi 15 juillet 2005

Livre : Nos enfants gâchés (Natacha Polony)



Journaliste spécialisée, Natacha Polony a une bonne connaissance des problèmes qui minent l’école en France. Dans ce livre, l’auteur va chercher les causes profondes du délitement de l’enseignement et nous expose les dégâts considérables que les politiques éducatives menées depuis des décennies ont causé sur le niveau culturel des jeunes générations. Le tout, sans la moindre complaisance avec la bien-pensance qui règne toujours en maître, cette sorte de dictature qui nous interdit de dire certaines choses bien réelles ou même d’y penser.

Son propos pourrait se résumer par cette phrase terrible : on a donné la parole aux jeunes sans leur donner les mots. Nous avons refusé de transmettre notre culture et nos savoirs : « on croit pouvoir entrer en se passant des clefs ». L’auteur nous le dit sans détours : « L’échec scolaire ne tombe pas du ciel comme une plaie d’Égypte, il est pensé, programmé, puis mis en œuvre tel un rouleau compresseur ».

Et les enseignants, dans leur ensemble, ne sont pas innocents de l’effondrement du système éducatif, même s’ils en sont maintenant les victimes eux aussi. Ils en ont tous été les complices actifs, et beaucoup continuent de l’être, soit par commodité (les pédagogies “nouvelles” arrangent bien les paresseux) soit par stupidité (on se croit un professionnel quand on rabâche un catéchisme pédagogique désuet). Je livre ici ces lignes écrites par Natacha Polony qui disent avec clarté et concision ce que je pense vraiment de cette collaboration suicidaire dans laquelle les enseignants ont trempé (l’extrait est un peu long, mais il vaut vraiment la peine d’être lu) : 
« Le malaise de l’institution scolaire ne naît pas que de l’obligation qui lui est faite d’assumer les maux d’une société traversée par la crise économique, le chômage et la ghettoïsation des banlieues. Il prend sa source dans la diffusion - et la simplification à outrance - depuis les années 30, des travaux de psychologues et pédagogues qui ont voulu appliquer à l’école les résultats de leurs recherches sur le développement cognitif de l’enfant. Il naît ensuite des réformes poursuivies depuis plus de vingt ans par ceux qui, au nom du progrès et de l’égalité, ont décidé de mettre à bas l’héritage de siècles d’histoire (…). Une génération, celle des années 60-70, a estimé avec Pierre Bourdieu que le patrimoine culturel transmis entre autres par l’école n’était qu’un moyen pour les classes dominantes d’imposer leurs codes et d’assurer leur emprise. Elle a également considéré, dans la lignée d’un Jean-Jacques Rousseau mal compris et de psychopédagogues mal lus, que la spontanéité de l’enfant ne devait pas être détruite et bridée par un savoir venu de l’extérieur, mais qu’il devait le reconstruire lui-même et, à sa petite échelle, refaire le parcours des scientifiques, des mathématiciens et des historiens. Vaste programme. Ces belles idées, qui se sont développées à une vitesse vertigineuse dans le milieu éducatif au cours des années 70, sont arrivées au pouvoir au début des années 80. Elles représentaient le progrès, l’émancipation. Il fallait donc y adhérer quand on était de gauche. Et les enseignants le sont majoritairement. Ils ont applaudi, leurs syndicats ont soutenu. Et la loi d’orientation de 1989 n’a fait qu’inscrire dans le marbre ce qui déjà occupait toutes les strates de l’Éducation nationale. En fondant les Instituts universitaires de formation des maîtres, elle créait la machine à pérenniser ces idées (…). Il s’agissait de former la nouvelle armée qui allait supplanter les vieux hussards noirs, les jeunes gardes rouges capables de donner naissance à une école nouvelle, débarrassée de ses vieux savoirs. Dans les IUFM, les futurs professeurs apprennent qu’ils ne sont pas là pour imposer leurs connaissances aux élèves, et qu’ils “ont autant à apprendre d’eux qu’eux de nous”. Ils apprennent surtout à perpétuer à leur tour le mythe de la réussite du système, à maquiller l’échec en adaptant leurs exigences aux “compétences” des jeunes, bref, à collaborer à la destruction de leur propre profession et à préparer leur reconversion en gentils animateurs. (…) L’aboutissement de ces réformes, qui entendaient “démocratiser” l’école et faire de l’institution scolaire le lieu où se compenseraient les inégalités sociales, est l’exact inverse du but recherché. Parce que l’école ne transmet plus les savoirs et la culture, elle ne sert plus qu’à fournir des diplômes vides, (…) et laisse se développer des filières d’élite sclérosées, de plus en plus réservées aux héritiers tant décriés par Bourdieu. Parce qu’elle a abandonné ses missions, elle fabrique des générations d’illettrés qui n’ont aucune chance d’accéder à de meilleures conditions de vie. Parce qu’elle veut former de “bons citoyens” plutôt que des hommes libres, elle enferme les jeunes dans un catéchisme démocratique et bien-pensant, confit d’antiracisme et de repentance, mais leur interdit de comprendre les raisons philosophiques de rejeter le racisme ou de choisir la démocratie. Et l’acharnement à défendre le bilan prend parfois des allures de pèlerinage à Lourdes : quand l’OCDE publie son rapport PISA 2004, sur les performances comparées des élèves des différents pays développés, révélant ainsi la dégradation du niveau des jeunes Français, la traduction officielle est aussitôt que la France n’est pas encore allée assez loin dans le démantèlement de son système scolaire, et que quelques mesures de “modernisation” (interdisciplinarité, interdiction du redoublement…) seraient à prescrire. Toute une génération d’enseignants s’est faite la complice malgré elle de ce qu’elle croyait combattre, l’inégalité, l’exploitation et l’ignorance. »
Que dire de plus ? Voilà en quelques lignes tout ce que les responsables politiques qui ont été en charge de l'Éducation nationale n’ont pas su entendre et encore moins comprendre, depuis des années. La France se trouve dans une situation historique cruciale… et nous n’avons que des médiocres aux commandes. Un peu comme si le capitaine du Titanic avait veillé à ce que l’orchestre continue bien à jouer des airs guillerets pendant que le navire s’enfonçait peu à peu dans l’eau glacée…

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Nos enfants gâchés – Petit traité sur la fracture générationnelle
Natacha POLONY
J.C. Lattès, 207 p.

02/2005

samedi 5 février 2005

Critique de la raison pédagogiste

Source : Le Figaro, 05/06.02.2005

Marie-Christine Bellosta et Franck Debié * 

 Le projet de loi Fillon face aux limites et aux contradictions des méthodes d’apprentissage “centrées sur l’élève”



Le choix qu'on fait d'une pé­dagogie est un point essentiel de toute politique éducative. Le maintien de la pédagogie “cen­trée sur l'élève” (ou “constructiviste”) que prône Philippe Meirieu (1), et qui est aujourd'hui la doctrine officielle de l'État, risque de mettre en péril l'effica­cité de la loi Fillon. Décrivons-la brièvement pour éviter que notre lecteur ne la confonde avec une amicale attention por­tée à l'élève.

Inspirée de la psychologie de Piaget, elle repose sur le postu­lat qu'il en est des apprentis­sages scolaires comme des ap­prentissages naturels ; de même que savoir marcher ne se “transmet” pas mais est “construit” par l'enfant par essai et erreur, de même, les connaissances ne se transmet­traient pas, et l'élève ne saurait “vraiment” que ce qu'il a “découvert” et “construit” lui-même.

Ainsi, aujourd'hui, en France, on ne donne plus de leçons de grammaire aux écoliers : ils se li­vrent à « l'observation réfléchie de la langue française », ils «examinent » les textes « comme des objets qu'on peut décrire », « comparent des élé­ments linguistiques divers (textes, phrases, mots, sons, graphies...) pour en dégager de façon précise les ressemblances et les différences ». De même, en mathématiques, on soumet aux enfants des « situations-problèmes », et c'est « à partir des solutions personnelles éla­borées par les élèves » que l'enseignant apporte « une nouvelle connaissance (notion ou procé­dure) ». En toute matière, il est donc interdit au professeur d'école de partir de l'énoncé explicite d'un savoir pour des­cendre à ses exemples ou à sa mise en œuvre ; il est interdit à l'enfant de partir du simple pour aller au complexe, il faut qu'il parte du complexe pour “construire” le simple.

Comme les résultats des poli­tiques éducatives n'apparaissent qu'à long terme, les tenants français du “constructivisme” plaident pour prolonger l'expé­rience. C'est oublier qu'avant d'être imposée en France, la théorie du child-centered activity-based learning avait été mise en pratique dans les pays anglo-saxons. Des recherches menées outre-Atlantique nous permettent donc d'ores et déjà de savoir que cette méthode n'est pas efficace.

Dans une étude publiée par la Fondation pour l'innovation po­litique, des chercheurs québé­cois comparent les résultats des diverses méthodes pédago­giques qui ont été mises en œuvre à une échelle significative sur le continent nord-amé­ricain (2). Ils s'appuient, entre autres, sur l'expérience Follow Through. Lancée en 1967 par le président Johnson, elle a consisté en ce que 70000 élèves, répartis en plusieurs groupes, ont été formés, pendant une di­zaine d'années, selon des péda­gogies différentes ; après quoi, on a comparé leurs perfor­mances. Cette comparaison et celles qui furent faites à l'issue de plusieurs expériences de Di­rect Instruction montrent que les enseignements “explicites” ou “directs”, centrés sur les connaissances et compétences à acquérir, sont plus efficaces, no­tamment en milieu défavorisé, que les pédagogies “centrées sur l'élève”.

Ces études donnent donc rai­son aux instituteurs français ex­périmentés lorsqu'ils jugent que la pédagogie “centrée sur l'élève” embrouille les têtes et ralentit les apprentissages fon­damentaux. On comprend aussi mieux pourquoi, en 2003 et 2004, les enseignants des DEUG généraux ont vu entrer à l'université des jeunes gens dont la compréhension de la langue est insuffisante et les savoirs peu cohérents et très hétérogènes : ils sont le produit de la pédago­gie “constructiviste” imposée aux collèges à partir de 1996, et des programmes qu'elle im­plique.

À bien des égards, le projet de loi Fillon paraît inspiré par la vo­lonté de remédier aux résultats négatifs ou aux effets pervers des politiques menées depuis trente ans. Rappelons quels ils sont.

1) En 1975, la France a cru fa­voriser l'égalité des chances en donnant à tous le même ensei­gnement : ce fut le “collège unique”. Trente ans plus tard, il est clair qu'on n'en a pas retiré le profit escompté : chaque an­née, 60 000 jeunes sortent “sans rien” du système éduca­tif, les Journées d'appel de l'ar­mée signalent 6 % d'illettrés, et l'ascenseur social ne fonctionne plus.

À quoi s'ajoute un effet per­vers : l'hétérogénéité des classes. Elle est devenue telle qu'un enseignant ne peut plus faire progresser tous ses élèves : ce qu'il convient d'enseigner à Pierre n'est pas ce qu'il faudrait, pour bien faire, enseigner à Paul (c'est là une des raisons du “malaise enseignant”). Et d'ailleurs, que faire pour un col­légien qui a tant de difficulté à comprendre ou à écrire un texte qu'il n'est pas concerné par ce qui se dit en classe et qu'il glissera fatalement à l'agressi­vité ? Pour faire croire qu'on pou­vait instruire ensemble ces élèves trop hétéroclites, l'appareil pédagogique d'État a in­venté une doctrine, « la pédago­gie différenciée », qui suppose que le professeur se démultiplie, chacun devant penser avec quatre ou cinq têtes et parler avec autant de bouches en même temps.

2) En 1989, la France a dé­cidé la massification des lycées, avec l'objectif d'amener 80 % d'une classe d'âge au baccalau­réat. Là aussi, le bilan est mé­diocre : on en est à 69 % (en­core est-ce grâce à la création des “bacs pros”), la France ne fait pas mieux que la moyenne des pays de l'OCDE pour les performances scolaires, et ses bacheliers ne s'orientent pas assez vers les DEUG scienti­fiques pour assurer au pays une place convenable dans l'économie mondiale de la connaissance.

À quoi s'ajoutent, ici aussi, des effets pervers. Trois fac­teurs se sont conjugués :
a) l'impératif statistique des 80 % ;
b) le choix pédagogique du constructivisme ;
c) la volonté idéologique de rempla­cer la culture (réputée “bour­geoise”) par la culture “com­mune”, l'école devant être le prototype d'une utopique so­ciété des égaux.

La conjonction de ces trois facteurs a abouti à l'élaboration de programmes allégés de leur valeur cultu­relle. La colère de Robert Redeker défendant Stendhal et Platon est significative à cet égard (3), comme celle de tant de professeurs scientifiques qui ont vu la démonstration disparaître au profit de l'appli­cation de recettes (et c'est là une autre raison du “malaise enseignant”).

Au total, la situation est in­quiétante ; au point que sept académiciens des sciences, dont trois médailles Fields, Laurent Lafforgue, Alain Connes et Jean-Pierre Serre, ont décidé de son­ner l'alarme (4).

Le projet de loi Fillon vise à re­dresser cette situation : elle comporte des dispositifs qui sont de nature à compenser les dé­fauts structurels du “collège unique”. L'engagement de per­mettre à tous de « maîtriser le socle commun des connais­sances indispensables » est une réponse au taux d'illettrisme, et l'“option de découverte profes­sionnelle” aux sorties sans qua­lification. Plusieurs dispositions (rythmes différenciés, pédago­gies de soutien, redoublement) répondent au problème de l'hé­térogénéité excessive des classes. La création de « bourses au mérite » peut rebrancher l'ascenseur social. Etc.

Mais ce projet de loi ne s'en­gage pas sur une réforme des contenus et, surtout, il fait si­lence sur la question pédago­gique. Il ne dit rien de la pédago­gie “centrée sur l'élève” qui s'est installée progressivement, dans les années 90, dans tous les cycles de l'enseignement. Sa tacite reconduction ferait pour­tant peser la plus lourde hypo­thèque sur les profits qu'on peut attendre de la loi. Car comment pourrait-on recréer une Éduca­tion nationale efficace en conser­vant une pédagogie dont l'expé­rience a déjà montré qu'elle ne l'est pas ?

Il est temps de sortir d'une lo­gique de l'irresponsabilité où, à en croire Philippe Meirieu, « l'éducation ne peut être soumise à l'obligation de résultat » (Le Mondedu 25 novembre 2004). Cette logique étonne dans la bouche d'un directeur d'IUFM, et elle n'est plus accep­table, ni pour les parents d'élèves, qu'elle convainc de se tourner vers l'enseignement privé, ni pour les professeurs, at­tachés à voir reconnue l'effica­cité de leur travail.


* Marie-Christine Bellosta et Franck Debié sont maîtres de conférences à l'École normale supérieure, et respectivement directrice scientifique du programme éducation et directeur général de la Fondation pour l'innovation politique.

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(1) Philippe Meirieu, “Éloge du pédagogisme”, Le Figaro, 18 janv. 2005.
(2) Clermont Gauthier et al., Quelles sont les pédagogies efficaces ? Un état de la recherche.
(3) Robert Redeker, “La pédagogie contre le pédagogisme”, Le Figaro, 8 et 9 janv. 2005.
(4) Roger Balian, Jean-Michel Bismut, Alain Connes, Jean-Pierre Demailly, Laurent Lafforgue, Pierre Lelong, Jean-Pierre Serre, Les Savoirs fondamentaux au service de l'avenir scientifique et technique. Comment les réenseigner.