Conclusion de l'article “Le débat sur l’école : le camp progressiste doit se battre sur deux fronts”, par Alain Beitone et Raphael Pradeau
Les Possibles, n° 11 Automne 2016
L’action militante en faveur d’une éducation nouvelle est
ainsi relayée, à partir du milieu des années 1960 et plus encore après 1968,
par une part croissante des responsables du système éducatif qui entendent
réformer les contenus d’enseignement et les méthodes pédagogiques pour
s’adapter à la massification progressive de l’enseignement secondaire. Les
idées des mouvements d’éducation nouvelle vont dès lors structurer la formation
des enseignants : certains inspecteurs pourchassent et condamnent le cours
magistral ; on ne jure plus que par les méthodes actives, l’innovation, le
travail autonome, etc.
Dès lors, le débat qui se structure oppose les tenants de l’approche
conservatrice (qui dénoncent toutes les réformes au nom de la tradition) et les
défenseurs de l’innovation pédagogique qui détiennent le pouvoir au sein de
l’institution éducative et de la formation des enseignants. Ces derniers bénéficient
de l’appui des militants pédagogiques et d’un certain nombre de syndicats
(SGEN, UNSA).
Face à ce débat, dont le caractère caricatural est accentué
par l’opposition entre « pédagogues » et « républicains », aucune autre
position ne semble pouvoir se faire entendre.
Pourtant, de nombreux travaux montrent que la mise en œuvre du
paradigme pédagogique actuellement dominant contribue à accentuer les
inégalités au détriment des élèves issus des catégories sociales les moins
dotées en capital culturel. Le modèle pédagogique dominant a recours très
massivement à une pédagogie invisible qui résulte d’une volonté de «
déscolariser » l’école. Sous prétexte de donner du sens aux apprentissages (ce qui
est évidemment indispensable) on met en place des « projets », des activités
qui se veulent ludiques, qui sont en rupture avec la forme scolaire. On somme
les enseignants de cesser de transmettre et de se percevoir plutôt comme des «
animateurs », des « médiateurs » ou des « facilitateurs ». On préconise le concret
(puisqu’on part de l’idée que la plupart des élèves sont rétifs à
l’abstraction), etc. Et on pense qu’à l’occasion de ces activités qui
permettent « d’ouvrir l’école sur la vie », les élèves vont réaliser, de façon
largement informelle et donc implicite, les apprentissages visés par l’école.
En réalité, cette doxa de l’école produit des malentendus des apprentissages :
certains élèves perçoivent les enjeux cognitifs des activités proposées, d’autres
pas du tout. Évidemment les principales victimes de ces malentendus sont les
élèves dont la socialisation ne les conduit pas à être en connivence avec les
attentes (largement implicites) de l’école. Et c’est le cumul de ces
malentendus, au fil du temps, qui produit (et qui creuse) les inégalités
d’apprentissage.
Par conséquent, si on veut lutter contre les inégalités
sociales d’apprentissage, il nous semble qu’il faut se battre sur deux fronts :
- contre les conservateurs qui veulent restreindre à une minorité
d’élèves l’accès aux savoirs conceptuels ;
- contre les « modernisateurs » qui, sous prétexte de démocratisation,
d’individualisation des apprentissages et d’innovations pédagogiques,
contribuent involontairement à creuser les inégalités d’apprentissage.
Un nouveau paradigme pédagogique s’impose donc qui est notamment
défendu par le Groupe de recherche sur la démocratisation scolaire (GRDS). Il
suppose de se fixer comme objectif la réussite de tous les élèves dans les
apprentissages proposés dans une école obligatoire, gratuite et laïque. Il
s’agit donc bien d’assurer à tous les élèves la maîtrise d’une culture commune
relevant à la fois des humanités, des sciences de la nature, des sciences
sociales, des technologies, des pratiques artistiques, de l’éducation physique.
Pour atteindre cette réussite de tous les élèves, il faut mettre en place
des démarches pédagogiques qui reposent sur des pédagogies explicites (ce qui ne
veut pas dire magistrales), sur un cadrage fort des activités d’apprentissage,
sur une classification forte des savoirs (qui distingue clairement les savoirs
communs et les savoirs scolaires reposant sur des disciplines savantes de référence).
Il faut donc se fixer des objectifs cognitifs ambitieux, seuls à mêmes de
permettre aux élèves de goûter la « saveur des savoirs ». Il faut pour cela
faire éprouver par les élèves le caractère émancipateur des savoirs, de la
rigueur, de l’exigence intellectuelle.
Cela suppose que les militantes et militants progressistes cessent
de s’identifier à la doxa pédagogique en vigueur. Au mieux, ils se trompent de
combat, au pire, ils servent sans s’en rendre compte les projets libéraux.
[Passage souligné par nous.]
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