Source : voir.ca
Normand Baillargeon
10 % de ce qu'on lit ?
J’ai beau leur avoir consacré un ouvrage tout entier, je reste estomaqué par la prévalence des “légendes
pédagogiques” en éducation.
Par cette expression, j’entends ces idées sur l’enseignement
et l’apprentissage qui circulent abondamment dans le milieu scolaire ou de la
formation, mais qui ne reposent sur à peu près aucune base scientifique
crédible ou qui sont incohérentes et confuses. Ces idées sont en outre
généralement avancées et acceptées sans source ni preuve. Enfin, quoique rassurantes,
elles sont souvent nuisibles à une saine pratique pédagogique.
Prenez par exemple celle qui suit, que j’ai dû écarter,
faute de place, de Légendes pédagogiques. Amusez-vous à la chercher
sur la Toile. Vous constaterez rapidement à quel point elle est répandue tant
en éducation que dans le monde des affaires et dans toutes sortes de
formations.
Sur son site, un conseiller pédagogique au collégial la
formule ainsi – c’est la version qu’on en donne le plus souvent :
« Précisons que de manière générale un élève
retient :
10 % de ce qu’il lit ;
20 % de ce qu’il entend ;
30 % de ce qu’il voit ;
50 % de ce qu’il voit et entend ;
70 % de ce qu’il dit ;
90 % de ce qu’il fait. »
Il est difficile de concevoir que des personnes éduquées et
capables de pensée critique aient pu accorder du crédit à pareille idée, à
pareille idée formulée, si j’ose dire, de manière aussi confuse, mais
étrangement à la fois aussi précise.
Un élève ? Ce sont des moyennes pour tous les niveaux
scolaires, alors? Du début primaire à la
fin du secondaire ? Vraiment ?
10 % de ce qu’on lit ? 10 %, pas 12 ou 14 % : 10 % ? Comment
a-t-on défini ce qui est compté ? Peu importe ce qu’on lit ? Des romans, de la
poésie, de la physique, un menu ? Peu importe aussi ce qu’on sait avant de le
lire ? Peu importe pour quelle raison on lit ? Sans préciser ce que veut dire “retenir”
? Fichtre ! On a beau écrire « de manière
générale », cela reste suspect.
Et puis, dites-moi : quand je lis, je vois ce que je lis.
Faut-il additionner 10 % et 30 %, alors ? Si quelqu’un me fait la lecture,
qu’est-ce qui arrive ? Et si je lis en même temps par-dessus l’épaule de cette
personne ? Et si je me fais la lecture à voix haute ?
Ensuite : un élève retient 90 % de ce qu’il fait ? Mais si
c’était vrai, on aurait de bonnes idées sur la manière de procéder pour
révolutionner l’enseignement. Par ailleurs, que veut dire “faire” ? Et comment “faire”
telle ou telle chose que l’on veut faire apprendre en classe ? (Pensez à des
exemples ; c’est amusant…) Et puis, si je lis, est-ce que je ne fais pas
quelque chose ?
Et que dire de ces chiffres qui progressent ensuite par
dizaines, parfaitement ronds et enlignés ?
Tout cela est décidément trop beau pour être vrai.
Devant ces improbables assertions, des moins naïfs, non
impressionnés pas le fait qu’on les répète partout avec assurance, ont posé les
questions qui tuent. Comment le savez-vous ? Quelles sont vos sources ? En
demandant, bien entendu, le cas échéant, de pouvoir examiner les éventuelles
données de recherche probantes qui établiraient ces idées.
Cela n’a pas été trop épuisant : il n’y en a pas. Quelqu’un
est surpris ?
Traquer l’origine de cette légende a toutefois été plus
difficile et n’a pas vraiment abouti.
La légende est d’abord typiquement citée sans source autre
que des auteurs… qui la citent eux-mêmes sans donner de source.
De citations tronquées en fausses citations, on a, pour le
moment, fini par remonter à quelqu’un qui faisait de la formation pour
l’industrie pétrolière dans les années 1940 ; à une « pyramide de l’expérience » élaborée, dans une tout autre
perspective et toujours dans les années 1940, par un certain Edgar Dale ; et à la Mobil Oil Company
où, en 1967, on semble avoir inventé les pourcentages bidon qui circulent
encore.
On a envie de tirer de tout cela une précieuse leçon : quand
vous rapportez une idée, surtout si elle est très étonnante, donnez vos sources
et pour cela, vérifiez-les !
Reste alors une autre question, très gênante : pourquoi
cette légende et tant d’autres du même tonneau sont-elles si répandues en
éducation, y compris chez les conseillers pédagogiques et même jusqu’à
l’université, où certaines d’entre elles sont enseignées ?
Il y a plusieurs éléments de réponse à cette question. L’un
d’entre eux est que ces légendes confortent des croyances souvent généreuses,
mais pas plus vraies pour autant, auxquelles beaucoup adhèrent en éducation.
Bertrand Russell a dit très clairement ce qu’il convient de
dire à ce sujet : « Ce qu’une personne
croit sur la base de preuves terriblement insuffisantes nous en dit long sur
ses désirs – des désirs dont elle n’a souvent pas conscience. Si on
présente à quelqu’un un fait qui va à l’encontre de ses croyances, cette
personne va l’examiner attentivement, et si la preuve n’est pas extrêmement
solide, elle refusera de le croire. Mais si, au contraire, on lui présente de
quoi agir conformément à son instinct, la preuve la plus fragile lui semblera
satisfaisante. »
Et pour pratiquer ce que je prêche, je précise que cette
citation de Russell, traduite par moi, est tirée de Proposed Roads
to Freedom, chapitre IV.
À présent, résumez ce que vous venez de lire et
quantifiez-le !
Sur ce thème de la “pyramide des apprentissages”, voir aussi les articles :
- de Daniel T. Willingham : Cone of learning or come of shame?
- de Will Thalheimer : Mythical Retention Data & The Corrupted Cone
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Sur ce thème de la “pyramide des apprentissages”, voir aussi les articles :
- de Daniel T. Willingham : Cone of learning or come of shame?
- de Will Thalheimer : Mythical Retention Data & The Corrupted Cone
Le même, en français, mais tout autant fantaisiste :
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