Source : Le Café pédagogique
Franck Ramus Lecture : Y a-t-il vraiment une autre façon d’aller vers une éducation fondée sur des preuves ?
Dans deux textes successifs [1],
Rémi Brissiaud enchaîne toute une série d’arguments censés démontrer les
insuffisances de la démarche classique d’éducation fondée sur les preuves et
plaider en faveur « d’une autre façon de faire ». À mon sens, aucun de
ces arguments ne permet de tirer cette conclusion. La plupart d’entre eux sont
d’ailleurs très périphériques par rapport à la question posée (ce qui se voit
aisément en les reformulant de manière plus neutre), et l’autre façon de faire,
si elle veut réellement faire progresser les pratiques pédagogiques, ne peut
pas être très différente de la démarche classique d’éducation fondée sur les
preuves.
Je propose donc
essentiellement sous forme de liste un résumé et une reformulation des
principaux arguments de Rémi Brissiaud, en ne développant des
contre-arguments que dans les quelques cas où cela s’avère nécessaire. Je
m’excuse par avance du côté très fastidieux de cette liste. En résumé,
l’argumentaire de Brissiaud repose sur les éléments suivants :
- Des insinuations
relatives à un complot “anglo-américain”, relayé par une association française
(dont personnellement je découvre l’existence grâce à Brissiaud), branche d’un
think tank libéral, pilotée par des fonctionnaires de droite. Vous savez
maintenant tout le bien qu’il faut en penser…
- Une présentation
fallacieuse de ce que serait « la
démarche classique du courant evidence-based education ». Comment
pourrait-on faire la revue systématique des recherches concernant une méthode
avant l’expérimentation ? Saussez et Lessard (2009), eux, décrivent d’ailleurs
les deux étapes dans le bon ordre. La confusion provient peut-être du fait que
le processus est itératif, et que les recherches ne s’arrêtent pas avec la
publication d’une revue systématique, qui reflète un état de l’art par nature
toujours temporaire. Peut-être aussi du fait que les recherches conduites en
France ne partent pas de zéro, puisque des revues systématiques ont déjà été
faites sur les travaux conduits dans d’autres pays.
- Une présentation
fallacieuse des travaux du National
Reading Panel. Ses conclusions n’étaient pas basées sur les recherches
fondamentales du psychologue Keith Stanovich, mais sur une revue systématique
de recherches appliquées, à savoir des évaluations expérimentales de
différentes méthodes, conduites dans des écoles par des chercheurs en sciences
de l’éducation et des enseignants.
- Des considérations
théoriques sur la précédence de l’écrit sur l’analyse orale fine, et
sur la nature des phonèmes.
- Des accusations sans
preuve sur la « souffrance »
présumée d’enfants ayant participé à l’étude “Lecture”. À ce compte-là, qui
s’inquiète pour la souffrance des enfants à qui on demande de deviner des mots
qu’ils ne peuvent pas lire (parce qu’on ne leur pas enseigné les
correspondances graphèmes-phonèmes) ?
- Une analyse des
méthodes et des résultats de l’étude “Lecture”, qui n’est pourtant pas
terminée, sur la base d’un rapport qui ne contient aucune analyse de données,
et d’une vidéo sur le site de l’éditeur dont on ne sait si elle montre les pratiques
mises en œuvre dans l’étude. Néanmoins, ayant visionné la vidéo, je suis
d’accord sur le fait que demander aux enfants de prononcer des consonnes en
isolation ne paraît pas la stratégie la plus judicieuse, et n’est d’ailleurs
nullement nécessaire pour leur faire travailler la conscience phonémique, y
compris des consonnes. Si l’étude Lecture se basait sur de telles pratiques,
cela montrerait au pire que ce choix n’était pas optimal. Mais comment cela
pourrait-il remettre en cause la démarche d’évaluation expérimentale des
pratiques ? Comment même pourrait-on répondre définitivement à la question des
meilleures pratiques pour l’entraînement de la conscience phonémique sans
conduire de telles évaluations comparées ? Sur ce point, il est faux que le dispositif
expérimental serait incapable de déceler d’éventuels effets délétères sur les
enfants les plus faibles : on peut parfaitement tester statistiquement si une
méthode a pour effet d’augmenter l’écart-type de la distribution, en défaveur
des enfants les plus faibles. C’est d’ailleurs exactement l’observation qui a
été faite à propos des résultats de la France dans la dernière étude PISA.
- L’affirmation
abusivement générale selon laquelle « la répétition ne peut pas permettre à cette élève de progresser ».
Si, l’apprentissage par renforcement existe, c’est un des ressorts fondamentaux
de l’apprentissage, et le renforcement requiert la répétition. En revanche, ce
qui devrait être évident pour les enseignants mais qui fait défaut dans
l’exemple de la vidéo, c’est que l’enfant ne peut pas apprendre exclusivement
par renforcement négatif, il lui faut du renforcement positif, et pour cela il
faut lui proposer des activités qui sont à sa portée (par exemple, détecter le
mot intrus dont le phonème initial diffère, sans exiger de prononcer celui-ci
au préalable), et augmenter la difficulté très progressivement de manière à ce
que le renforcement positif l’emporte toujours sur le renforcement négatif.
- Une description des
pratiques préconisées par André Ouzoulias pour la GS de Maternelle, qui me semblent
constituer une approche analytique très classique, ressemblant à ce qui se fait
déjà dans la plupart des GS de Maternelle (si ce n’est peut-être la longueur des productions
écrites), et qui ne sont nullement exclusives d’autres activités attirant plus
particulièrement l’attention sur les phonèmes individuels. Il n’y a rien à
redire a priori aux pratiques décrites. Tout dépend de comment elles sont mises
en œuvre, en combinaison avec quelles autres pratiques. Seules des évaluations
expérimentales (comparées à d’autres méthodes) permettront de connaître leur
efficacité réelle au-delà des considérations purement théoriques.
- L’affirmation des
résultats spectaculaires d’une recherche expérimentale, qui paraît difficile
à prendre pour argent comptant tant que les données ne sont pas accessibles
pour un examen plus approfondi. La première question qui se pose, à l’évidence,
est : spectaculaire, par rapport à quoi ? Autrement dit, de quelles méthodes et
pratiques faisait l’objet le groupe contrôle ? Et bien d’autres questions
méthodologiques cruciales pour interpréter les résultats.
- Des considérations
sociologiques basées sur les cas particuliers d’André Ouzoulias et
Rémi Brissiaud, débouchant sur le constat plus général de la faible formation
des enseignants-chercheurs français en sciences de l’éducation à la recherche
expérimentale, et de leur manque d’entraînement à la publication dans les
revues scientifiques internationales, dont l’accès est difficile. Je partage ce
constat, mais s’il peut faire office d’excuse temporaire, on ne peut pas s’en
satisfaire. Il faut impérativement faire progresser les ambitions et les
compétences scientifiques des sciences de l’éducation françaises, nous y
reviendrons.
- Des considérations
obscures sur la différence entre « savoirs
positifs » et « zones d’ombre »,
suggérant que la recherche ne s’intéresserait pas aux dernières. Mais si la
recherche, ce n’est pas explorer les zones d’ombre et les faire reculer (par la
production de « savoirs positifs »),
qu’est-ce que c’est ?
- Un appel à une « autre façon d’aller vers une evidence-based education
» qui, si je comprends bien, consiste à laisser les enseignants innover. Le
modèle n’est pas clairement spécifié, mais je peine à voir en quoi c’est
réellement un autre modèle. Certes, les innovations pédagogiques ne peuvent
venir que des enseignants. Mais toutes les innovations prétendues n’en sont pas
nécessairement, et toutes ne se valent pas. Ce qui importe, c’est donc de les
évaluer et de les comparer aux pratiques existantes et entre elles. Comment
faire progresser globalement les pratiques pédagogiques si l’on ne sait pas
quelles innovations marchent vraiment ? C’est d’ailleurs la grande limite des
incitations actuelles aux innovations pédagogiques que de ne pas en faire des
évaluations systématiques avec une méthodologie appropriée. Par ailleurs,
laisser les enseignants innover, c’est bien, mais faut-il les laisser
réinventer la roue quand de nombreuses recherches ont déjà été effectuées à
l’étranger et ont déjà produit des connaissances sur lesquelles on peut
s’appuyer ? Si l’on pouvait déjà ne serait-ce que transposer correctement et
évaluer en France les connaissances et les pratiques déjà établies ailleurs, ce
ne serait déjà pas si mal, avant même de vouloir commencer à innover encore
plus. De plus, laisser les enseignants innover, c’est avant tout les laisser
formuler des idées, proposer des pratiques, des méthodes, des outils, des
supports, qui pourront faire l’objet de recherches. Ce n’est pas les laisser
faire la recherche eux-mêmes de manière non contrôlée avec des méthodologies
inappropriées pour la production de connaissances objectives. Et pour finir,
une fois le processus d’éducation fondée sur les preuves enclenché, avec des
évaluations systématiques des pratiques proposées par les enseignants et une
identification des meilleures pratiques, ces recherches doivent déboucher sur
des recommandations de bonne pratique, car quelle serait la justification de
laisser certains enseignants persister dans certaines pratiques qui auraient
été prouvées moins efficaces ?
En conclusion,
l’éducation fondée sur les preuves est la seule démarche connue permettant de
répondre aux questions soulevées par Rémi Brissiaud.
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