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jeudi 16 mai 2019

Encore du constructivisme explicité !





Tiré de la revue Recherche & formation (2018/1, n° 87, pp 97 à 107), un article
de Patrick Rayou a été mis en ligne le 12 mars 2019. Comme il est intitulé “ Pédagogie explicite”, il a attiré mon attention.

Qui est Patrick Rayou ? C’est un sociologue, ex-professeur en sciences de l’éducation, et membre du laboratoire Escol. Trois indications à charge. Les sociologues en éducation ont toujours été favorables au constructivisme pédagogique pur et dur (la seule exception qui vaille et que je connaisse est Nathalie Bulle). Les sciences de l’éducation sont, en contexte français, dans une situation catastrophique car les aspects scientifiques qu’elles donnent aux travaux sont systématiquement tordus afin de correspondre point par point à l’idéologie constructiviste dominante. Et enfin, le laboratoire Escol se targue de produire des travaux qui « visent pour l’essentiel à étudier et mieux comprendre le renouvellement des processus de production des inégalités sociales et sexuées en matière de scolarisation et d’accès aux savoirs et aux modes de travail intellectuel », donc encore des sociologues de l’éducation qui glosent sur les inégalités et qui en déduisent qu’il faut faire de l’explicite, mais dans le cadre contraint des pratiques constructivistes ou socioconstructivistes. Autrement dit, au vu du pedigree de Patrick Rayou, il faut s’attendre à un article de plus sur ce fameux constructivisme explicité, apparu il y a peu, et qui prétend être le propriétaire de l’expression “pédagogie explicite”, en oubliant que le modèle de l’enseignement explicite a été réalisé dans les années 1980, qu’il a été amené dans le monde francophone dans les années 2000… et qu’il n’a rien à voir avec la contrefaçon constructiviste proposée en France au motif « d’enseigner plus explicitement ».

Tout cela se confirme en consultant la quarantaine de références mises en bibliographie. Rien sur les travaux de Barak Rosenshine. Et une seule mention relative à un article de Clermont Gauthier et Martial Dembélé, “Qualité de l’enseignement et qualité de l’éducation. Revue des résultats de recherche”. Un article de 2004, alors que les travaux sur l’Enseignement Explicite – l’authentique – n’ont pas cessé ces dernières années et que les publications d’ouvrages ou d’études se sont, depuis, multipliées.

En lisant l’article de Rayou, on observe en creux une critique des pratiques constructivistes. C’est le paradoxe insensé de ce nouveau courant du constructivisme explicité qui constate que les pédagogies de découverte noient les élèves, notamment ceux les plus en difficulté, et qu’il faut, en même temps, contrebalancer cette défaillance ontologique par de l’explicitation. On aboutit ainsi à une “découverte explicitée”, qui a autant de signification que “glace chaude” ou “feu froid”. Où est le tâtonnement cher à Freinet dès lors qu’on se permet d’expliquer ? Cette contradiction ne gêne pas les tenants de cette nouveauté pédagogique car on n’est plus à une approximation près en matière de pédagogie constructiviste.

Je parlais de critique en creux des pratiques de découverte. Ainsi, Rayou parle des « difficultés récurrentes à lutter efficacement contre les inégalités scolaires », ce qui interroge « les pédagogies car les enseignants peuvent, avec les meilleures intentions du monde, contribuer à les perpétuer, voire à les augmenter. » C’est un fait aujourd’hui solidement établi que le constructivisme pédagogique est encore plus élitiste que la pédagogie traditionnelle fustigée par Bourdieu. Seuls les « héritiers » parviennent à s’en sortir dans cette École “nouvelle”, puisque les parents peuvent rattraper le soir ce qui n’a pas été fait ou mal fait à l’école dans la journée. L’école constructiviste est « une école qui ne fait pas qu’enregistrer en son sein les inégalités sociales, mais peut participer à leur renforcement. » L’auteur nous livre même une piste : « Les élèves en difficulté scolaire sont souvent ceux qui confondent la manipulation nécessaire à l’apprentissage avec l’apprentissage lui-même ou l’habillage destiné à donner du sens à l’exercice avec l’exercice lui-même. » Et « lorsque les préconisations pédagogiques, insistant sur la mise en activité des élèves, peuvent amener à confondre l’habillage des leçons et exercices avec leurs finalités. » Voilà un des travers – il y en a beaucoup d’autres – caractéristique des pédagogies de découverte. Plus loin, on lit aussi que « le cadre même de l’activité dont il est essentiel qu’il soit commun aux enseignants et aux élèves. Car si ceux-ci ne partagent pas le projet de l’adulte, leurs actions ne viennent s’encastrer [sic !] que localement dans celui-ci. Peuvent alors s’ensuivre de nombreux malentendus, notamment lorsque les élèves prennent pour des concours de devinettes les demandes des professeurs dont ils ne saisissent pas l’intention. » Eh oui ! Il arrive souvent que les actions des élèves ne « s’encastrent » pas avec l’intention de l’enseignant dans les classes de l’École “moderne”. Admirons au passage le verbiage dont font preuve les sociologues, à croire qu’il n’est là que pour masquer la vacuité du propos. Pas étonnant, dès lors, que parmi les élèves « certains s’acquittent des tâches pour avoir la paix ou se perdent dans les anecdotes de la séquence de classe. » Inutile d’en rajouter plus, tout le monde aura compris…

À cela s’ajoute, en filigrane, le mépris pour les élèves issus des couches populaires. Ceux qui sont accusés de contrarier les pratiques constructivistes en n’y entrant pas et en restant obstinément en échec scolaire. Or, c’est justement pour eux que, dans les années 1970 et la massification de l’enseignement, on avait changé les pratiques pédagogiques. Car on pensait que ces nouveaux publics, qui accédaient à des degrés d’instruction auxquels ils ne parvenaient pas auparavant, étaient probablement trop bêtes pour profiter d’une pédagogie classique. Ainsi : « L’entrée, dans le second degré et dans l’enseignement supérieur, d’élèves et d’étudiants issus de catégories sociales qui en avaient longtemps été exclues a mis en évidence l’existence d’implicites qu’il n’était pas nécessaire d’objectiver lorsque les socialisations familiale et scolaire étaient dans une relation de continuité. » D’où les pédagogies de découverte, où le jeu remplace l’effort. Mais comme cela ne fonctionne pas, l’auteur recommande donc de « dissiper les obscurités qui peuvent expliquer que les élèves socialement moins bien dotés ne comprennent pas ce qu’on leur enseigne. » Il faut donc « anticiper les processus de diffraction des savoirs [sic !] qui apparaissent lorsque les élèves ne sont pas accommodés à la culture scolaire. » 

On peut y ajouter une accusation en incompétence des enseignants, stratégie habituelle des constructivistes qui renvoient sur le dos des enseignants l’incurie des pratiques pédagogiques qu’ils imposent : « Les prescriptions des enseignants ne prennent spontanément en compte ni les différentes modalités d’interprétation des tâches scolaires dans les familles populaires ni les véritables didactiques familiales qui peuvent y parasiter la réalisation attendue des devoirs. » Air connu : si cela ne marche pas, c’est la faute des enseignants !

Dès lors, il convient d’« expliciter ce qui, dans les attentes de l’école, pénalise les enfants de milieux populaires. » Voilà la solution du constructivisme explicité.

Mais qu’est-ce que cette fameuse « pédagogie explicite » pour Rayou ? Autant les principes d’instruction de Barak Rosenshine sont clairs et nets, autant les prescriptions des partisans d’« enseigner plus explicitement » sont floues. Mais on peut les résumer : il faut expliquer les consignes au début, puis laisser patauger les élèves, et enfin les faire expliciter leurs trouvailles en espérant qu’ils ne se soient pas noyés en cours de route. Voilà la grande solution du constructivisme explicité.

Mais, comme je le disais, les explications sont beaucoup plus nébuleuses. L’auteur commence par dire que « s’il est assez facile de s’entendre sur ce principe d’explicitation, il est beaucoup moins évident de le mettre en œuvre. » En effet, puisqu’on ne sait pas trop ce qu’il faut faire précisément. Rayou se lance alors dans une démonstration qui, sans le vouloir, devient ridicule : « Vouloir tout expliciter rencontre en effet rapidement une impossibilité logique. Car remplir un tel programme supposerait qu’on explicite les termes par lesquels on explicite, puis ceux grâce auxquels on a explicité et ainsi de suite selon une régression à l’infini. » Régression surtout de l’argumentation : qui irait se perdre à expliciter à l’infini ? Conclusion : « Il faut donc respecter un principe de réticence, au détriment d’une explicitation totale. » Quelle est donc cette « explicitation totale » ? Attention au niveau scientifique de ce qui suit. L’explicitation totale, c’est « l’effet Topaze, dans lequel, par exemple, la restitution exhaustive de la graphie des mots : les moutonsses étaieuennt... » (n’ayons pas peur des pagnolades). C’est aussi « l’effet Jourdain, dans lequel l’enseignant donne, sans qu’elle soit jouée, le gain de la partie à l’élève, (…) à la manière du maître de philosophie du Bourgeois gentilhomme qui valide comme « prose » des propos triviaux de son élève. » Pourtant, les évaluations constructivistes sont célèbres pour leur générosité, sous couvert d’un vernis de bienveillance et d’une réalité de laxisme. L’effet Jourdain permet de masquer aux élèves, aux parents et au système éducatif, la réalité des apprentissages misérables et fragiles menés dans les classes par découverte. L’évaluation constructiviste est l’équivalent dans le domaine éducatif des fameux villages Potemkine.

Pour l’auteur, il n’est pas question de revenir sur les pratiques inefficaces qui ont mis l’école française à genoux. Ainsi, « si l’enseignant possède les informations nécessaires à la production de stratégies d’apprentissage gagnantes de la part de l’élève, il ne peut néanmoins les lui communiquer car celles-ci doivent être proprio motu. » Proprio motu, et rien d’autre : « Si le professeur peut bien expliciter les finalités d’un exercice, il ne peut expliciter tout ce qu’il en attend au risque de stériliser son intérêt et son pouvoir de développement des élèves. » Allez comprendre, si l’enseignant ne peut expliciter ce qu’il attend d’un exercice, il peut expliciter ses objectifs (ce qui pour moi est exactement la même chose) :  « Les enseignants peuvent assez facilement expliciter les buts de l’enseignement, le fait que c’est un travail de longue durée, qu’on apprend de ses erreurs, etc. Ils peuvent aussi expliciter les objectifs et les points nodaux d’une séance. » Il faudrait savoir !

Dans cette perspective, expliquer les stratégies (ce qui est le rôle majeur de l’enseignant Explicite) est une tâche qui incombe aux élèves ! « Il devient de plus en important que les élèves prennent conscience de ce que leur propre explicitation des manières de réfléchir rend leurs activités plus efficaces et permet que les procédures conscientisées soient transférables sur d’autres objets. » Avec un peu de socioconstructivisme, c’est encore mieux : « Construire à l’école des savoirs problématisés semble possible si l’activité des élèves est contrainte par des dispositifs (moments de débats, mais aussi écritures individuelles et collectives, analyses de caricatures sur ce thème) qui poussent à construire des argumentations et à passer de savoirs doxiques [sic !] à d’autres susceptibles d’expliquer non seulement pourquoi les choses sont ainsi mais aussi et surtout pourquoi elles ne peuvent pas être autrement. » Les croyances, les constructivistes se les réservent pour eux. Les élèves n’y ont pas droit…

On lit aussi cette remarque stupéfiante : « Si s’expliciter à soi-même semble une condition sine qua non des apprentissages scolaires contemporains, encore faut-il que la conduite de la classe amène les élèves à devoir rendre compte de ce qu’ils font quand ils agissent et à ne pas se satisfaire de réussir la tâche demandée. » À quoi sert la métacognition si elle ne mène pas à la réussite ? Pour un Explicite, la réussite dans les apprentissages est la priorité numéro Un. Pas pour les constructivistes.

Mais l’auteur nous met en garde : « Les multiples appels contemporains à un enseignement plus explicite peuvent paradoxalement devenir très vite cacophoniques si ne sont pas distingués les niveaux et les moments d’une telle explicitation. » Pour éviter la « cacophonie », Rayou propose deux solutions ultimes : recourir à la didactique et à la sociologie (on n’est jamais mieux servi que par soi-même !) : « Les arrière-plans des apprentissages sont nombreux et le recours à des approches comme la didactique ou la sociologie peut aider à les expliciter. » Et, comme les choses sont très compliquées, il convient de se nourrir « par des analyses didactiques qui éviteraient d’attribuer prioritairement au relationnel les difficultés des élèves et par des approches sociologiques relatives aux conditions contemporaines de l’enseignement massifié. » Et c’est tellement important que c’est dit en conclusion. Si on en est réduit à se tourner vers les didacticiens (majoritairement constructivistes) et vers les sociologues (majoritairement constructivistes), on n’est pas sorti du sable !

Reste le passage inévitable sur les promoteurs du véritable Enseignement Explicite.

D’abord en matière d’apprentissage de la lecture :
 « Une des voies préconisées consiste à faire expliciter par l’enseignant les procédures supposées par la tâche à accomplir. Dans le cas, très vif dans l’école française, de l’apprentissage de la lecture, certains chercheurs insistent sur la nécessité d’enseigner systématiquement le code. Faute de le posséder, les enfants de milieu populaire en particulier se trouvent en effet mis face à des tâches de niveau trop complexe qui supposent à tort la possibilité d’une approche « seconde », réflexive, de textes qu’ils peinent à déchiffrer. Les recherches mettent alors l’accent sur la nécessité d’une acquisition encadrée, au sein de l’institution scolaire, de la fluidité préalable au passage aux compétences de niveau supérieur qui permettent de traiter un texte comme un objet de réflexion. »
Puis sur les chercheurs canadiens :
« À partir d’une réflexion sur l’importance de l’« effet maître » dans la réussite des élèves, plus significatif encore pour les élèves d’origine modeste et d’ethnie minoritaire, s’est développé un courant dit d’« instruction directe » qui vise précisément à expliciter de façon systématique les connaissances et les procédures à apprendre en classe. Pour ces auteurs, à l’inverse des pédagogies par découverte dont l’efficacité n’est pas établie, qui manquent de clarté opérationnelle et sont hors de portée des enseignants ordinaires (Gauthier et Dembélé, 2004), l’instruction directe permet une appropriation supérieure, visible dans les résultats des élèves qui en bénéficient. Une première étape, le « modelage », consiste à enseigner quoi faire, comment, quand et pourquoi le faire, une deuxième, la « pratique guidée », vérifie ce que les élèves ont compris grâce à des tâches à réaliser proches de celles effectuées lors du modelage, une troisième, la « pratique autonome » amène l’élève à réinvestir seul ce qu’il a compris et appliqué lors des étapes précédentes. »
Si ce n’est que les travaux sur l’Explicite n’ont pas démarré d’une « réflexion sur l’effet-maître », mais d’une recherche sur l’efficacité en enseignement. Notons encore la mention du terme « instruction directe » qui se veut péjorative, mais qui est une erronée puisqu’elle correspond au Direct Instruction d’Engelmann et non à l’Explicit Teaching de Rosenshine.

Rayou ajoute que « les controverses scientifiques autour de cette pédagogie reposent sur le sens donné à la notion d’apprentissage. Car si cette méthode semble pertinente pour construire des procédures de base évaluées par des questions fermées ou semi-ouvertes, elle ne donne pas les mêmes résultats lorsqu’il s’agit de résoudre une situation inédite et les enseignants les plus efficaces jugés à l’aune des évaluations inspirées par la pédagogie par objectifs le sont beaucoup moins lorsque l’évaluation est celle des compétences. » Si j’ai bien compris, l’enseignement explicite marche pour tout ce qui est simple mais ne marche pas pour ce qui est compliqué, dans une « situation inédite ». Sur quelle étude se fonde une telle affirmation ? Mystère, on doit prendre cela comme argent comptant. Le malheur pour Rayou, c’est que le projet Follow Through qui « est aujourd'hui considéré comme la plus vaste et la plus dispendieuse étude expérimentale jamais menée dans le monde de l'éducation » (voir cet article) prouve exactement le contraire :
« Les résultats obtenus clans le cadre du projet Follow Through sont clairs : les données recueillies montrent la supériorité de l'efficacité d'une approche, à savoir le Direct Instruction (DI). Seul le modèle du DI obtient des résultats positifs dans les trois domaines évalués, à savoir les domaines scolaires, cognitifs et affectifs, en plus de présenter les résultats les plus élevés pour les trois mesures (Adams, 1996). Cette approche fait usage de séquences d'enseignement hautement structurées qui indiquent à l'enseignant les détails précis du déroulement des leçons. Avec cette approche très directive, l'enseignant est formé pour l'utilisation du matériel qui s'élabore autour de séries de questions/réponses suivies des procédures de correction. Quelle que soit l'analyse effectuée, les élèves évoluant dans les groupes du DI ont fait les plus grands gains d'apprentissage comparativement aux élèves des autres modèles évalués dans le projet Follow Through. »
Quand la sociologie finit par ressembler à l’astrologie…

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