Tiré de la revue Recherche & formation (2018/1, n° 87, pp 97 à 107), un article
de Patrick Rayou a été mis en ligne le 12 mars 2019. Comme il est intitulé “ Pédagogie explicite”, il a attiré mon attention.
de Patrick Rayou a été mis en ligne le 12 mars 2019. Comme il est intitulé “ Pédagogie explicite”, il a attiré mon attention.
Qui est Patrick Rayou ? C’est un sociologue,
ex-professeur en sciences de l’éducation, et membre du laboratoire Escol. Trois indications
à charge. Les sociologues en éducation ont toujours été favorables au
constructivisme pédagogique pur et dur (la seule exception qui vaille et que je
connaisse est Nathalie Bulle). Les sciences de l’éducation sont, en contexte français, dans une situation catastrophique car les aspects scientifiques
qu’elles donnent aux travaux sont systématiquement tordus afin de correspondre point par point à
l’idéologie constructiviste dominante. Et enfin, le laboratoire Escol se targue
de produire des travaux qui « visent
pour l’essentiel à étudier et mieux comprendre le renouvellement des processus
de production des inégalités sociales et sexuées en matière de scolarisation et
d’accès aux savoirs et aux modes de travail intellectuel », donc
encore des sociologues de l’éducation qui glosent sur les inégalités et qui en
déduisent qu’il faut faire de l’explicite, mais dans le cadre contraint des
pratiques constructivistes ou socioconstructivistes. Autrement dit, au vu du pedigree de Patrick Rayou, il faut s’attendre à un article de plus sur ce
fameux constructivisme explicité, apparu il y a peu, et qui prétend être le
propriétaire de l’expression “pédagogie explicite”, en oubliant que le
modèle de l’enseignement explicite a été réalisé dans les années 1980, qu’il a
été amené dans le monde francophone dans les années 2000… et qu’il n’a
rien à voir avec la contrefaçon constructiviste proposée en France au
motif « d’enseigner plus explicitement ».
Tout cela se confirme en consultant la
quarantaine de références mises en bibliographie. Rien sur les travaux de Barak
Rosenshine. Et une seule mention relative à un article de Clermont Gauthier et
Martial Dembélé, “Qualité de l’enseignement et qualité de l’éducation. Revue
des résultats de recherche”. Un article de 2004, alors que les travaux sur l’Enseignement
Explicite – l’authentique – n’ont pas cessé ces dernières années et que les
publications d’ouvrages ou d’études se sont, depuis, multipliées.
En lisant l’article de Rayou, on observe en
creux une critique des pratiques constructivistes. C’est le paradoxe insensé de
ce nouveau courant du constructivisme explicité qui constate que les
pédagogies de découverte noient les élèves, notamment ceux les plus en
difficulté, et qu’il faut, en même temps, contrebalancer cette défaillance ontologique par de l’explicitation.
On aboutit ainsi à une “découverte explicitée”, qui a autant de signification
que “glace chaude” ou “feu froid”. Où est le tâtonnement cher à Freinet dès lors
qu’on se permet d’expliquer ? Cette contradiction ne gêne pas
les tenants de cette nouveauté pédagogique car on n’est plus à une
approximation près en matière de pédagogie constructiviste.
Je parlais de critique en creux des pratiques
de découverte. Ainsi, Rayou parle des « difficultés récurrentes à lutter efficacement contre les inégalités
scolaires », ce qui interroge « les pédagogies car les enseignants peuvent, avec les meilleures
intentions du monde, contribuer à les perpétuer, voire à les augmenter. »
C’est un fait aujourd’hui solidement établi que le constructivisme pédagogique
est encore plus élitiste que la pédagogie traditionnelle fustigée par Bourdieu.
Seuls les « héritiers » parviennent à s’en sortir dans cette École “nouvelle”,
puisque les parents peuvent rattraper le soir ce qui n’a pas été fait ou mal
fait à l’école dans la journée. L’école constructiviste est « une école qui ne fait pas qu’enregistrer en
son sein les inégalités sociales, mais peut participer à leur renforcement. »
L’auteur nous livre même une piste : « Les élèves en difficulté scolaire sont souvent ceux qui confondent la
manipulation nécessaire à l’apprentissage avec l’apprentissage lui-même ou
l’habillage destiné à donner du sens à l’exercice avec l’exercice lui-même. »
Et « lorsque les préconisations pédagogiques,
insistant sur la mise en activité des élèves, peuvent amener à confondre
l’habillage des leçons et exercices avec leurs finalités. » Voilà un
des travers – il y en a beaucoup d’autres – caractéristique des pédagogies de
découverte. Plus loin, on lit aussi que « le cadre même de l’activité dont il est essentiel qu’il soit commun aux
enseignants et aux élèves. Car si ceux-ci ne partagent pas le projet de
l’adulte, leurs actions ne viennent s’encastrer [sic !] que localement dans celui-ci. Peuvent
alors s’ensuivre de nombreux malentendus, notamment lorsque les élèves prennent
pour des concours de devinettes les demandes des professeurs dont ils ne
saisissent pas l’intention. » Eh oui ! Il arrive souvent que les
actions des élèves ne « s’encastrent » pas avec l’intention de l’enseignant
dans les classes de l’École “moderne”. Admirons au passage le verbiage dont font
preuve les sociologues, à
croire qu’il n’est là que pour masquer la vacuité du propos. Pas étonnant, dès
lors, que parmi les élèves « certains
s’acquittent des tâches pour avoir la paix ou se perdent dans les anecdotes de
la séquence de classe. » Inutile d’en rajouter plus, tout le
monde aura compris…
À cela s’ajoute, en filigrane, le mépris pour
les élèves issus des couches populaires. Ceux qui sont accusés de contrarier
les pratiques constructivistes en n’y entrant pas et en restant obstinément en
échec scolaire. Or, c’est justement pour eux que, dans les années 1970 et la massification de l’enseignement, on avait changé les pratiques pédagogiques. Car on
pensait que ces nouveaux publics, qui accédaient à des degrés d’instruction
auxquels ils ne parvenaient pas auparavant, étaient probablement trop bêtes
pour profiter d’une pédagogie classique. Ainsi : « L’entrée, dans le second degré et dans
l’enseignement supérieur, d’élèves et d’étudiants issus de catégories sociales
qui en avaient longtemps été exclues a mis en évidence l’existence d’implicites
qu’il n’était pas nécessaire d’objectiver lorsque les socialisations familiale
et scolaire étaient dans une relation de continuité. » D’où les pédagogies
de découverte, où le jeu remplace l’effort. Mais comme cela ne fonctionne pas,
l’auteur recommande donc de « dissiper
les obscurités qui peuvent expliquer que les élèves socialement moins bien
dotés ne comprennent pas ce qu’on leur enseigne. » Il faut donc « anticiper les processus de diffraction des
savoirs [sic !] qui apparaissent
lorsque les élèves ne sont pas accommodés à la culture scolaire. »
On
peut y ajouter une accusation en incompétence des enseignants, stratégie
habituelle des constructivistes qui renvoient sur le dos des enseignants l’incurie
des pratiques pédagogiques qu’ils imposent : « Les prescriptions des enseignants ne prennent spontanément en compte ni
les différentes modalités d’interprétation des tâches scolaires dans les
familles populaires ni les véritables didactiques familiales qui peuvent y
parasiter la réalisation attendue des devoirs. » Air connu : si
cela ne marche pas, c’est la faute des enseignants !
Dès lors, il convient d’« expliciter ce qui, dans les attentes de
l’école, pénalise les enfants de milieux populaires. » Voilà la
solution du constructivisme explicité.
Mais qu’est-ce que cette fameuse « pédagogie explicite » pour Rayou ?
Autant les principes d’instruction de Barak Rosenshine sont clairs et nets,
autant les prescriptions des partisans d’« enseigner plus explicitement »
sont floues. Mais on peut les résumer : il faut expliquer les consignes au début, puis
laisser patauger les élèves, et enfin les faire expliciter leurs trouvailles en
espérant qu’ils ne se soient pas noyés en cours de route. Voilà la grande
solution du constructivisme explicité.
Mais, comme je le disais, les explications sont
beaucoup plus nébuleuses. L’auteur commence par dire que « s’il est assez facile de s’entendre sur ce
principe d’explicitation, il est beaucoup moins évident de le mettre en œuvre. »
En effet, puisqu’on ne sait pas trop ce qu’il faut faire précisément. Rayou se
lance alors dans une démonstration qui, sans le vouloir, devient ridicule :
« Vouloir tout expliciter rencontre
en effet rapidement une impossibilité logique. Car remplir un tel programme
supposerait qu’on explicite les termes par lesquels on explicite, puis ceux
grâce auxquels on a explicité et ainsi de suite selon une régression à
l’infini. » Régression surtout de l’argumentation : qui irait se
perdre à expliciter à l’infini ? Conclusion : « Il faut donc respecter un principe de
réticence, au détriment d’une explicitation totale. » Quelle est donc
cette « explicitation totale » ? Attention au niveau
scientifique de ce qui suit. L’explicitation totale, c’est « l’effet Topaze, dans lequel, par exemple,
la restitution exhaustive de la graphie des mots : les moutonsses étaieuennt...
» (n’ayons pas peur des pagnolades). C’est aussi « l’effet Jourdain, dans lequel l’enseignant donne, sans qu’elle soit
jouée, le gain de la partie à l’élève, (…) à la manière du maître de philosophie
du Bourgeois gentilhomme qui valide comme « prose » des propos triviaux de son
élève. » Pourtant, les évaluations constructivistes sont célèbres pour
leur générosité, sous couvert d’un vernis de bienveillance et d’une réalité de
laxisme. L’effet Jourdain permet de masquer aux élèves, aux parents et au
système éducatif, la réalité des apprentissages misérables et fragiles menés dans
les classes par découverte. L’évaluation constructiviste est l’équivalent dans
le domaine éducatif des fameux villages Potemkine.
Pour l’auteur, il n’est pas question de
revenir sur les pratiques inefficaces qui ont mis l’école française à genoux.
Ainsi, « si l’enseignant possède les
informations nécessaires à la production de stratégies d’apprentissage
gagnantes de la part de l’élève, il ne peut néanmoins les lui communiquer car
celles-ci doivent être proprio motu. » Proprio motu, et rien d’autre :
« Si le professeur peut bien
expliciter les finalités d’un exercice, il ne peut expliciter tout ce qu’il en
attend au risque de stériliser son intérêt et son pouvoir de développement des
élèves. » Allez comprendre, si l’enseignant ne peut expliciter ce qu’il
attend d’un exercice, il peut expliciter ses objectifs (ce qui pour moi est exactement la
même chose) : « Les enseignants peuvent assez facilement
expliciter les buts de l’enseignement, le fait que c’est un travail de longue
durée, qu’on apprend de ses erreurs, etc. Ils peuvent aussi expliciter les
objectifs et les points nodaux d’une séance. » Il faudrait savoir !
Dans cette perspective, expliquer les
stratégies (ce qui est le rôle majeur de l’enseignant Explicite) est une tâche
qui incombe aux élèves ! « Il
devient de plus en important que les élèves prennent conscience de ce que leur
propre explicitation des manières de réfléchir rend leurs activités plus
efficaces et permet que les procédures conscientisées soient transférables sur
d’autres objets. » Avec un peu de socioconstructivisme, c’est encore
mieux : « Construire à l’école
des savoirs problématisés semble possible si l’activité des élèves est
contrainte par des dispositifs (moments de débats, mais aussi écritures
individuelles et collectives, analyses de caricatures sur ce thème) qui
poussent à construire des argumentations et à passer de savoirs doxiques
[sic !] à d’autres susceptibles
d’expliquer non seulement pourquoi les choses sont ainsi mais aussi et surtout
pourquoi elles ne peuvent pas être autrement. » Les croyances, les
constructivistes se les réservent pour eux. Les élèves n’y ont pas droit…
On lit aussi cette remarque stupéfiante :
« Si s’expliciter à soi-même semble
une condition sine qua non des apprentissages scolaires contemporains, encore
faut-il que la conduite de la classe amène les élèves à devoir rendre compte de
ce qu’ils font quand ils agissent et à ne pas se satisfaire de réussir la tâche
demandée. » À quoi sert la métacognition si elle ne mène pas à la
réussite ? Pour un Explicite, la réussite dans les apprentissages est la
priorité numéro Un. Pas pour les constructivistes.
Mais l’auteur nous met en garde : « Les multiples appels contemporains à un enseignement
plus explicite peuvent paradoxalement devenir très vite cacophoniques si ne
sont pas distingués les niveaux et les moments d’une telle explicitation. »
Pour éviter la « cacophonie », Rayou propose deux solutions ultimes :
recourir à la didactique et à la sociologie (on n’est jamais mieux servi que
par soi-même !) : « Les
arrière-plans des apprentissages sont nombreux et le recours à des approches
comme la didactique ou la sociologie peut aider à les expliciter. » Et,
comme les choses sont très compliquées, il convient de se nourrir « par des analyses didactiques qui éviteraient
d’attribuer prioritairement au relationnel les difficultés des élèves et par
des approches sociologiques relatives aux conditions contemporaines de
l’enseignement massifié. » Et c’est tellement important que c’est dit
en conclusion. Si on en est réduit à se tourner vers les didacticiens
(majoritairement constructivistes) et vers les sociologues (majoritairement
constructivistes), on n’est pas sorti du sable !
Reste le passage inévitable sur les promoteurs
du véritable Enseignement Explicite.
D’abord en matière d’apprentissage de la
lecture :
« Une des voies préconisées consiste à faire expliciter par l’enseignant les procédures supposées par la tâche à accomplir. Dans le cas, très vif dans l’école française, de l’apprentissage de la lecture, certains chercheurs insistent sur la nécessité d’enseigner systématiquement le code. Faute de le posséder, les enfants de milieu populaire en particulier se trouvent en effet mis face à des tâches de niveau trop complexe qui supposent à tort la possibilité d’une approche « seconde », réflexive, de textes qu’ils peinent à déchiffrer. Les recherches mettent alors l’accent sur la nécessité d’une acquisition encadrée, au sein de l’institution scolaire, de la fluidité préalable au passage aux compétences de niveau supérieur qui permettent de traiter un texte comme un objet de réflexion. »
Puis sur les chercheurs canadiens :
« À partir d’une réflexion sur l’importance de l’« effet maître » dans la réussite des élèves, plus significatif encore pour les élèves d’origine modeste et d’ethnie minoritaire, s’est développé un courant dit d’« instruction directe » qui vise précisément à expliciter de façon systématique les connaissances et les procédures à apprendre en classe. Pour ces auteurs, à l’inverse des pédagogies par découverte dont l’efficacité n’est pas établie, qui manquent de clarté opérationnelle et sont hors de portée des enseignants ordinaires (Gauthier et Dembélé, 2004), l’instruction directe permet une appropriation supérieure, visible dans les résultats des élèves qui en bénéficient. Une première étape, le « modelage », consiste à enseigner quoi faire, comment, quand et pourquoi le faire, une deuxième, la « pratique guidée », vérifie ce que les élèves ont compris grâce à des tâches à réaliser proches de celles effectuées lors du modelage, une troisième, la « pratique autonome » amène l’élève à réinvestir seul ce qu’il a compris et appliqué lors des étapes précédentes. »
Si ce n’est que les travaux sur l’Explicite n’ont
pas démarré d’une « réflexion sur l’effet-maître », mais d’une
recherche sur l’efficacité en enseignement. Notons encore la mention du terme « instruction
directe » qui se veut péjorative, mais qui est une erronée puisqu’elle
correspond au Direct Instruction d’Engelmann et non à l’Explicit Teaching de
Rosenshine.
Rayou ajoute que « les controverses scientifiques autour de cette pédagogie reposent sur
le sens donné à la notion d’apprentissage. Car si cette méthode semble
pertinente pour construire des procédures de base évaluées par des questions
fermées ou semi-ouvertes, elle ne donne pas les mêmes résultats lorsqu’il
s’agit de résoudre une situation inédite et les enseignants les plus efficaces
jugés à l’aune des évaluations inspirées par la pédagogie par objectifs le sont
beaucoup moins lorsque l’évaluation est celle des compétences. » Si j’ai
bien compris, l’enseignement explicite marche pour tout ce qui est simple mais
ne marche pas pour ce qui est compliqué, dans une « situation inédite ».
Sur quelle étude se fonde une telle affirmation ? Mystère, on doit prendre
cela comme argent comptant. Le malheur pour Rayou, c’est que le projet Follow
Through qui « est aujourd'hui
considéré comme la plus vaste et la plus dispendieuse étude expérimentale
jamais menée dans le monde de l'éducation » (voir cet article) prouve exactement le contraire :
« Les résultats obtenus clans le cadre du projet Follow Through sont clairs : les données recueillies montrent la supériorité de l'efficacité d'une approche, à savoir le Direct Instruction (DI). Seul le modèle du DI obtient des résultats positifs dans les trois domaines évalués, à savoir les domaines scolaires, cognitifs et affectifs, en plus de présenter les résultats les plus élevés pour les trois mesures (Adams, 1996). Cette approche fait usage de séquences d'enseignement hautement structurées qui indiquent à l'enseignant les détails précis du déroulement des leçons. Avec cette approche très directive, l'enseignant est formé pour l'utilisation du matériel qui s'élabore autour de séries de questions/réponses suivies des procédures de correction. Quelle que soit l'analyse effectuée, les élèves évoluant dans les groupes du DI ont fait les plus grands gains d'apprentissage comparativement aux élèves des autres modèles évalués dans le projet Follow Through. »
Quand la sociologie finit par ressembler à l’astrologie…
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