Source : L’Opinion
Les inégalités scolaires s’estompent dès qu’un élève sait parfaitement lire
Janine Reichstadt :
« Les méthodes de lecture utilisées majoritairement aujourd’hui installent les enfants dans des confusions invraisemblables »
Au lieu de répéter que notre système scolaire est
inégalitaire, il faudrait s’attaquer aux racines du mal, c’est-à-dire revenir
à la bonne vieille méthode syllabique. Janine Reichstadt, professeur honoraire
de philosophie en lycée et à l’IUFM de Créteil, a pris le taureau par les
cornes. Elle est, en plus de Enseigner efficacement
la lecture, coécrit avec Jérôme Deauvieau et Jean-Pierre Terrail (Odile
Jacob) et qu’elle présente dans cet entretien, l’auteur de Je lis, j’écris, manuscrit né avec le site leslettresbleues.fr.
Pourquoi publier ce
livre aujourd’hui ?
Aujourd’hui, près de 20 % des jeunes de 15 ans ont des
difficultés de compréhension de l’écrit. Une étude du ministère de l’Éducation
nationale de 2004 a montré que seuls 33 % des enfants qui entraient en 6e
étaient vraiment à l’aise avec la lecture, et que plus de 50 % étaient «
fragiles ». Depuis, la situation n’a fait que s’aggraver, comme l’attestent
d’autres chiffres sur le sujet. Le constat est très inquiétant. Or, à partir
des années 1970, on a commencé à insister sur l’idée que « lire, c’est
comprendre », et donc pas seulement décoder. Il fallait donc tout faire pour
que les élèves comprennent, et pourtant, aujourd’hui, nous avons ces résultats.
En croisant ces deux réalités, on en vient forcément à se demander ce qu’il
s’est passé pendant 40 ans, et à essayer de comprendre ce qui n’a pas
fonctionné.
C’est une mauvaise
méthode d’apprentissage de la lecture qui explique selon vous ces résultats
médiocres ?
C’est à l’école d’apprendre à lire et à écrire : l’essentiel
c’est donc ce qui se passe dans la classe, notamment pour les enfants d’origine
populaire. Dans le livre, nous reproduisons l’enquête de Jérôme Deauvieau,
sociologue au CNRS, qui a fait une recherche sur quatre manuels, deux qui
emploient la méthode mixte (qui s’appuie largement sur la reconnaissance
globale des mots) et deux autres fondés sur la méthode syllabique. Les
résultats sont tout à fait probants ! Il existe une corrélation forte entre la
réussite du déchiffrage bien enseigné avec la syllabique et la compréhension.
Et les enfants dont les parents n’ont pas le bac, et qui apprennent à lire avec
les manuels de la méthode syllabique ont de meilleurs scores aux tests que ceux
dont les parents ont le bac ou plus et qui apprennent avec les manuels de la
méthode mixte ! Cela indique combien l’école a un rôle important à jouer,
combien elle peut vraiment lutter contre les inégalités scolaires qui sont le
problème principal de l’éducation aujourd’hui.
Quels sont les
fondements de la méthode syllabique ?
Elle repose sur le principe suivant. Vous et moi, nous
sommes capables de déchiffrer tout ce qui s’écrit en français. Sommes-nous
pour autant capables de comprendre tout ce que nous pouvons déchiffrer ? Non,
bien sûr. En revanche, si nous comprenons ce que nous lisons, c’est que nous
l’avons parfaitement déchiffré. La compréhension passe nécessairement par un
déchiffrage, habile, précis et rapide. C’est cela qu’il est indispensable
d’enseigner aux enfants, de façon précoce, dès les premiers jours du CP, et de
façon systématique. Quand un enfant ne parvient pas, à la fin du CP, à lire de
façon fluide, précise (à la virgule, à l’accent près où se joue du sens), c’est
toute sa réussite scolaire qui est compromise. Dans toutes les matières, les
élèves ont besoin de lire et d’écrire efficacement pour comprendre. Il faut
bien sûr travailler la compréhension dès le cours préparatoire, mais toujours
en s’appuyant sur tout le déchiffrage nécessaire pour y parvenir.
Et ceux de la méthode
mixte ?
La méthode mixte part de l’idée que déchiffrer ne suffit pas
pour comprendre et donc qu’il faudrait introduire d’autres pistes que celle du
déchiffrage. C’est là qu’intervient la reconnaissance globale des mots : les
élèves doivent les photographier, les stocker en mémoire pour pouvoir ensuite
les « lire », alors qu’avec la syllabique ils parviennent à pouvoir lire tous
les mots sans en apprendre aucun. La méthode mixte demande aussi de faire des
hypothèses, de chercher des indices à partir du contexte verbal ou non verbal
pour deviner les mots que l’on ne peut pas décoder. Ainsi, si un personnage
traverse une route et que l’enfant ne sait pas lire ce mot, c’est à partir de
l’illustration qu’on va lui demander de le deviner : on est à la ville ou à la
campagne ? Comment peut-on supporter que des élèves lisent « pris » à la place
de « pire », « caméra » à la place de « camélia », parce que « ça commence
pareil » ? Quelle compréhension de l’écrit peut naître de telles incongruités ?
Les manuels de la méthode mixte introduisent du décodage, mais pas de façon
systématique, or c’est cette systématicité qui permet aux élèves de pouvoir
lire parfaitement, complètement tous les mots, les phrases, les textes de
chaque leçon du manuel, ainsi que progressivement les noms de personnes, de
personnages, de villes, de pays, de marques, de médicaments… inaccessibles avec
la mixte.
Pourquoi alors a-t-on
adopté cette méthode mixte qui reste majoritaire aujourd’hui dans les classes ?
Cela remonte à la rénovation pédagogique des années 1970,
démarrée en 1959, année où l’âge de l’obligation scolaire a été porté à 16 ans.
Progressivement tous les élèves sont entrés en 6e de collège et on
s’est aperçu que beaucoup d’entre eux avaient des difficultés de compréhension
en lecture. La syllabique massivement utilisée jusque-là fut rendue
responsable de cette situation et des recherches ont conduit à s’en détourner
au profit de l’idée que lire, c’est comprendre les mots avec les yeux sans
déchiffrer oralement. La lecture a dès lors été considérée comme une activité
purement visuelle, tandis que la lecture à haute voix a aussi été prohibée. En
fait, les enfants devaient apprendre à lire comme lisent les adultes. De proche
en proche le décodage a retrouvé une certaine place, mais comme nous l’avons vu,
il est largement concurrencé par des pistes qui installent les enfants dans des
confusions invraisemblables.
Pourquoi ne décide-t-on
pas de changer de méthode ?
Jean-Pierre Terrail, coauteur du livre, a rencontré Vincent
Peillon, ministre de l’Éducation nationale en 2012 et lui a demandé que soit
lancée une grande enquête pour évaluer les résultats des deux méthodes
d’apprentissage de la lecture. Le ministre a refusé au motif que cela pourrait
interférer avec la liberté pédagogique des maîtres. Ce refus a motivé Jérôme
Deauvieau pour réaliser l’enquête que nous présentons dans le livre. Pour
expliquer cette réticence du ministre, il est peut-être possible de remonter à
2006 lorsque Gilles de Robien avait rédigé une circulaire pour obliger les
professeurs à passer à la méthode syllabique. À l’époque, cela avait soulevé un
tollé général et la circulaire avait été enterrée. L’enseignement est un métier
difficile, exigeant, complexe, il intervient sur l’intelligence des enfants. On
ne peut pas traiter l’enseignement de la lecture à coup de circulaires. Depuis
cet épisode de 2006, demeure une crispation sur la question : des maîtres nous
disent « mais on en fait du déchiffrage, pourquoi nous embêter avec votre
syllabique ? » Nous avons vu comment. Il faut donc entamer tout un travail de
réflexion approfondie, organisé autour de débats raisonnés, argumentés. Les
enseignants doivent être convaincus par des raisons fortes de la nécessité de
changer de méthode, sinon cela ne peut pas marcher. Au ministère de l’Éducation
nationale de prendre la responsabilité de l’organisation d’un tel travail.
En attendant, que
peuvent faire les parents ?
Acheter les bons manuels ! Vers le mois de décembre,
certains se ruent sur la vieille méthode Boscher, éditée par Belin et qui date
du début du XXe siècle ! Ce sont plusieurs dizaines de milliers
d’exemplaires qui sont encore vendues chaque année ! Avec Jean-Pierre Terrail
et Geneviève Krick j’ai construit un manuel, Je lis, j’écris, fondé uniquement sur la méthode syllabique « pure
», avec de grandes ambitions culturelles tant au niveau des textes que de
l’iconographie. En 2009-2010, nous avons mis en place une procédure de suivi
de son usage dans douze classes de CP, dont sept située en ZEP. Les résultats
de cette observation (moins de 3 % de faibles lecteurs en fin d’année) auraient
pu attirer l’attention du ministère de l’Éducation, mais cela n’a pas été le
cas. Espérons que notre dernier ouvrage le fera ! J’ai été professeur de
philosophie à l’IUFM de Créteil et c’est en allant très souvent dans les
classes des professeurs stagiaires que j’ai pris conscience des difficultés
qu’éprouvaient trop d’élèves, notamment d’origine populaire. Cette situation
m’a motivée pour réfléchir sérieusement la question en me disant qu’il fallait
absolument faire quelque chose. Aujourd’hui, apprendre à tous les enfants à très
bien lire est une priorité absolue.
Propos recueillis par Irène Inchauspé
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