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mercredi 18 mars 2015

L'apprentissage de la lecture creuse les inégalités scolaires

Source : L’Opinion

Les inégalités scolaires s’estompent dès qu’un élève sait parfaitement lire

Janine Reichstadt :
« Les méthodes de lecture utilisées majoritairement aujourd’hui installent les enfants dans des confusions invraisemblables »




Au lieu de répéter que notre système scolaire est inégalitaire, il faudrait s’attaquer aux racines du mal, c’est-­à-­dire revenir à la bonne vieille méthode syllabique. Janine Reichstadt, professeur honoraire de philosophie en lycée et à l’IUFM de Créteil, a pris le taureau par les cornes. Elle est, en plus de Enseigner efficacement la lecture, coécrit avec Jérôme Deauvieau et Jean­-Pierre Terrail (Odile Jacob) et qu’elle présente dans cet entretien, l’auteur de Je lis, j’écris, manuscrit né avec le site leslettresbleues.fr.

Pourquoi publier ce livre aujourd’hui ?
Aujourd’hui, près de 20 % des jeunes de 15 ans ont des difficultés de compréhension de l’écrit. Une étude du ministère de l’Éducation nationale de 2004 a montré que seuls 33 % des enfants qui entraient en 6e étaient vraiment à l’aise avec la lecture, et que plus de 50 % étaient « fragiles ». Depuis, la situation n’a fait que s’aggraver, comme l’attestent d’autres chiffres sur le sujet. Le constat est très inquiétant. Or, à partir des années 1970, on a commencé à insister sur l’idée que « lire, c’est comprendre », et donc pas seulement décoder. Il fallait donc tout faire pour que les élèves comprennent, et pourtant, aujourd’hui, nous avons ces résultats. En croisant ces deux réalités, on en vient forcément à se demander ce qu’il s’est passé pendant 40 ans, et à essayer de comprendre ce qui n’a pas fonctionné.

C’est une mauvaise méthode d’apprentissage de la lecture qui explique selon vous ces résultats médiocres ?
C’est à l’école d’apprendre à lire et à écrire : l’essentiel c’est donc ce qui se passe dans la classe, notamment pour les enfants d’origine populaire. Dans le livre, nous reproduisons l’enquête de Jérôme Deauvieau, sociologue au CNRS, qui a fait une recherche sur quatre manuels, deux qui emploient la méthode mixte (qui s’appuie largement sur la reconnaissance globale des mots) et deux autres fondés sur la méthode syllabique. Les résultats sont tout à fait probants ! Il existe une corrélation forte entre la réussite du déchiffrage bien enseigné avec la syllabique et la compréhension. Et les enfants dont les parents n’ont pas le bac, et qui apprennent à lire avec les manuels de la méthode syllabique ont de meilleurs scores aux tests que ceux dont les parents ont le bac ou plus et qui apprennent avec les manuels de la méthode mixte ! Cela indique combien l’école a un rôle important à jouer, combien elle peut vraiment lutter contre les inégalités scolaires qui sont le problème principal de l’éducation aujourd’hui.

Quels sont les fondements de la méthode syllabique ?
Elle repose sur le principe suivant. Vous et moi, nous sommes capables de déchiffrer tout ce qui s’écrit en français. Sommes-­nous pour autant capables de comprendre tout ce que nous pouvons déchiffrer ? Non, bien sûr. En revanche, si nous comprenons ce que nous lisons, c’est que nous l’avons parfaitement déchiffré. La compréhension passe nécessairement par un déchiffrage, habile, précis et rapide. C’est cela qu’il est indispensable d’enseigner aux enfants, de façon précoce, dès les premiers jours du CP, et de façon systématique. Quand un enfant ne parvient pas, à la fin du CP, à lire de façon fluide, précise (à la virgule, à l’accent près où se joue du sens), c’est toute sa réussite scolaire qui est compromise. Dans toutes les matières, les élèves ont besoin de lire et d’écrire efficacement pour comprendre. Il faut bien sûr travailler la compréhension dès le cours préparatoire, mais toujours en s’appuyant sur tout le déchiffrage nécessaire pour y parvenir.

Et ceux de la méthode mixte ?
La méthode mixte part de l’idée que déchiffrer ne suffit pas pour comprendre et donc qu’il faudrait introduire d’autres pistes que celle du déchiffrage. C’est là qu’intervient la reconnaissance globale des mots : les élèves doivent les photographier, les stocker en mémoire pour pouvoir ensuite les « lire », alors qu’avec la syllabique ils parviennent à pouvoir lire tous les mots sans en apprendre aucun. La méthode mixte demande aussi de faire des hypothèses, de chercher des indices à partir du contexte verbal ou non verbal pour deviner les mots que l’on ne peut pas décoder. Ainsi, si un personnage traverse une route et que l’enfant ne sait pas lire ce mot, c’est à partir de l’illustration qu’on va lui demander de le deviner : on est à la ville ou à la campagne ? Comment peut­-on supporter que des élèves lisent « pris » à la place de « pire », « caméra » à la place de « camélia », parce que « ça commence pareil » ? Quelle compréhension de l’écrit peut naître de telles incongruités ? Les manuels de la méthode mixte introduisent du décodage, mais pas de façon systématique, or c’est cette systématicité qui permet aux élèves de pouvoir lire parfaitement, complètement tous les mots, les phrases, les textes de chaque leçon du manuel, ainsi que progressivement les noms de personnes, de personnages, de villes, de pays, de marques, de médicaments… inaccessibles avec la mixte.

Pourquoi alors a-­t­-on adopté cette méthode mixte qui reste majoritaire aujourd’hui dans les classes ?
Cela remonte à la rénovation pédagogique des années 1970, démarrée en 1959, année où l’âge de l’obligation scolaire a été porté à 16 ans. Progressivement tous les élèves sont entrés en 6e de collège et on s’est aperçu que beaucoup d’entre eux avaient des difficultés de compréhension en lecture. La syllabique massivement utilisée jusque-­là fut rendue responsable de cette situation et des recherches ont conduit à s’en détourner au profit de l’idée que lire, c’est comprendre les mots avec les yeux sans déchiffrer oralement. La lecture a dès lors été considérée comme une activité purement visuelle, tandis que la lecture à haute voix a aussi été prohibée. En fait, les enfants devaient apprendre à lire comme lisent les adultes. De proche en proche le décodage a retrouvé une certaine place, mais comme nous l’avons vu, il est largement concurrencé par des pistes qui installent les enfants dans des confusions invraisemblables.

Pourquoi ne décide-­t-­on pas de changer de méthode ?
Jean­-Pierre Terrail, coauteur du livre, a rencontré Vincent Peillon, ministre de l’Éducation nationale en 2012 et lui a demandé que soit lancée une grande enquête pour évaluer les résultats des deux méthodes d’apprentissage de la lecture. Le ministre a refusé au motif que cela pourrait interférer avec la liberté pédagogique des maîtres. Ce refus a motivé Jérôme Deauvieau pour réaliser l’enquête que nous présentons dans le livre. Pour expliquer cette réticence du ministre, il est peut-­être possible de remonter à 2006 lorsque Gilles de Robien avait rédigé une circulaire pour obliger les professeurs à passer à la méthode syllabique. À l’époque, cela avait soulevé un tollé général et la circulaire avait été enterrée. L’enseignement est un métier difficile, exigeant, complexe, il intervient sur l’intelligence des enfants. On ne peut pas traiter l’enseignement de la lecture à coup de circulaires. Depuis cet épisode de 2006, demeure une crispation sur la question : des maîtres nous disent « mais on en fait du déchiffrage, pourquoi nous embêter avec votre syllabique ? » Nous avons vu comment. Il faut donc entamer tout un travail de réflexion approfondie, organisé autour de débats raisonnés, argumentés. Les enseignants doivent être convaincus par des raisons fortes de la nécessité de changer de méthode, sinon cela ne peut pas marcher. Au ministère de l’Éducation nationale de prendre la responsabilité de l’organisation d’un tel travail.

En attendant, que peuvent faire les parents ?
Acheter les bons manuels ! Vers le mois de décembre, certains se ruent sur la vieille méthode Boscher, éditée par Belin et qui date du début du XXe siècle ! Ce sont plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires qui sont encore vendues chaque année ! Avec Jean-Pierre Terrail et Geneviève Krick j’ai construit un manuel, Je lis, j’écris, fondé uniquement sur la méthode syllabique « pure », avec de grandes ambitions culturelles tant au niveau des textes que de l’iconographie. En 2009-­2010, nous avons mis en place une procédure de suivi de son usage dans douze classes de CP, dont sept située en ZEP. Les résultats de cette observation (moins de 3 % de faibles lecteurs en fin d’année) auraient pu attirer l’attention du ministère de l’Éducation, mais cela n’a pas été le cas. Espérons que notre dernier ouvrage le fera ! J’ai été professeur de philosophie à l’IUFM de Créteil et c’est en allant très souvent dans les classes des professeurs stagiaires que j’ai pris conscience des difficultés qu’éprouvaient trop d’élèves, notamment d’origine populaire. Cette situation m’a motivée pour réfléchir sérieusement la question en me disant qu’il fallait absolument faire quelque chose. Aujourd’hui, apprendre à tous les enfants à très bien lire est une priorité absolue.

Propos recueillis par Irène Inchauspé


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