Source : Valeurs Actuelles, n° 4479
L’INCORRECT
[Entretien] Jean-François Braunstein : “Le wokisme est
une attaque délibérée contre toutes les valeurs des Lumières”
Venue des États-Unis, une idéologie hostile à la
science cherche à s'imposer, alerte Jean-François Braunstein. Entretien.
Par Anne-Laure
Debaecker
Iel est là-bas, je vais lea chercher, «
les mathsrationalité » veut tout emporter sur son passage et «
l’idéologie woke n’est pas qu’un snobisme passager et sans
conséquences », avertit Jean-François Braunstein dans un essai fouillé
et très clair. Le philosophe, essayiste et professeur émérite de philosophie à
l’université Panthéon-Sorbonne, analyse comment une idée devenue dogme séduit
universitaires et penseurs. Il révèle une terrible déconstruction de la pensée
sous prétexte de justice sociale, à travers la théorie du genre et la théorie
critique de la race. L’intellectuel, mis à l’index pour ses prises de position,
s’appuie sur de nombreux textes et thèses pour dénoncer un endoctrinement qui
fait rompre avec le réel. Un ouvrage essentiel.
Valeurs
actuelles. Au mois d’août, une affiche du Planning familial représentant
deux hommes en couple dont un “enceint” suscitait la polémique. Qu’en
pensez-vous ?
Jean-François Braunstein. Le Planning familial était une
institution dédiée à la lutte pour l’avortement et la contraception. Or, prise
en main par des militants radicaux, elle est devenue une officine woke en
prétendant que les genres sont interchangeables. Outre cette affiche, le
Planning familial a publié un “lexique” hallucinant expliquant, par exemple,
que le pénis n’est pas un organe masculin.
Ce qui
est inquiétant, c’est que la ministre déléguée chargée de l’Égalité
entre les femmes et les hommes ait soutenu le Planning familial, sous prétexte
que refuser l’affirmation selon laquelle un homme peut être enceint est
transphobe, alors qu’il s’agit du b.a.-ba de la réalité biologique. Ce qui est
également préoccupant est que le Planning familial fait partie des associations
habilitées à intervenir dans les écoles pour des formations sur la sexualité et
risque d’y diffuser ces idées absurdes. Avec cette affiche, on a le résumé de
la théorie du genre, cette volonté de substituer à la réalité biologique une
réalité fondée sur les seules consciences. Si je suis une femme mais que je
décide d’être un homme, alors je le suis et tout le monde doit faire comme si
je l’étais. C’est très destructeur car cela suppose qu’on nie la biologie et
qu’on efface le monde réel.
Pourquoi
la théorie du genre est-elle au cœur de la pensée woke ?
D’abord, parce que c’est la première à être apparue et qu’elle sert de modèle
aux autres théories woke. Ensuite, parce qu’elle a une visée
universelle : elle peut être exportée dans tous les pays, dès lors que l’on y
distingue les hommes et les femmes, alors que la théorie critique de la race ou
la théorie décoloniale ne valent que pour des pays concernés par ces questions.
Plus
profondément, ce qui séduit dans la théorie du genre,
c’est la promesse d’une émancipation ultime, celle du corps. Ce qui compte
essentiellement est la conscience : on peut décider qu’elle est dans le mauvais
corps et qu’il faut donc changer le corps plutôt que la conscience. Le corps
est considéré comme négligeable, comme dans la gnose, cette hérésie chrétienne
du IIe siècle qui estimait que le corps, c’est le mal dont il faut se libérer.
On retrouve ici certains traits du transhumanisme contemporain qui pense que le
corps est de la “viande” et qu’il est urgent que la conscience s’en débarrasse.
On entre ainsi dans un monde d’illusion auquel il nous est demandé d’adhérer.
Si cela peut se concevoir pour des adultes consentants, il n’est pas admissible
que l’on demande à des enfants d’aller contre le témoignage des sens et le
langage, en nommant homme celui qui est femme ou inversement.
Ce qui
est particulièrement inquiétant est que ce monde d’illusion généré par la théorie du genre colle parfaitement avec le monde virtuel de l’Internet, où l’on peut changer
d’identité d’un simple clic. Le Covid a d’ailleurs accentué cette perte de
contact avec la réalité. Et le business model cynique des
Gafam vise à proposer le monde virtuel du metaverse à tous
ceux qui ont des “vies pauvres, tristes et sans intérêt”, en réservant le
“privilège de réalité” aux élites.
Il y
a un paradoxe dans le “wokisme” : la théorie du genre veut faire primer la
culture sur la nature, or la théorie de la race se focalise sur un élément de
la nature, la couleur de peau. Comment expliquer cette incohérence ?
C’est effectivement étonnant
car, suivant la logique de la théorie
du genre, on devrait pouvoir se déclarer
d’une autre race comme on se
déclare d’un autre sexe. Mais ce
changement-là est
inacceptable car, pour les wokes,
le fait d’être noir est la victimisation ultime. Un Blanc qui voudrait être
noir, comme dans l’affaire Rachel Dolezal, c’est selon eux une plaisanterie
indigne. De plus, alors que le changement de genre est individuel, le
changement de race conduirait à remettre en question non pas seulement un
individu, mais une race opprimée.
Vous
évoquez des aspects religieux et mystiques. Pourquoi choisir le terme de
religion pour parler du wokisme, notamment dans le titre de votre essai ?
Le terme “religion” s’est imposé à moi face à l’enthousiasme et à l’exaltation
des wokes, dans les universités notamment. Leur prosélytisme, leur
refus de l’argumentation, leur rejet des “impurs” m’ont rappelé les aspects les
plus négatifs d’une religion. Les wokes, c’est-à-dire les
“éveillés”, ont le sentiment de voir du jour au lendemain le monde autrement,
et de détenir une nouvelle vérité qui périme toutes les vieilles croyances.
Je ne
comprenais pas que des collègues
érudits et cultivés aient pu, du jour au lendemain,
professer que les mathématiques sont racistes et virilistes ou que la biologie
n’est pas une science. Je crois avoir trouvé une explication dans la formule
fameuse de Tertullien, Père de l’Église du IIIe siècle : « Je crois
parce que c’est absurde. » Le wokisme, en professant des idées
absurdes, tient lieu de nouvelle croyance dans un monde où les religions
traditionnelles ont disparu.
Empreint
de puritanisme, de manichéisme, serait-ce une forme de protestantisme ?
Le wokisme évoque en effet les “réveils religieux” protestants américains des XVIIIe et XIXe
siècles, qui portent un regard très pessimiste sur un monde dominé par le mal.
Chez les wokes, l’équivalent du péché originel est le
“privilège blanc”, mais c’est un péché sans pardon possible. Il n’est pas
possible d’effacer la “blanchité”, on peut juste devenir “moins blanc”. De
fait, tous les auteurs de la théorie critique de la race sont très pessimistes,
notamment Ibram X. Kendi qui compare le racisme à un cancer qu’on ne peut
espérer guérir. Le wokisme ressemble aussi aux sectes protestantes américaines
par ses grandes cérémonies pénitentielles où les hommes blancs s’agenouillent
ou lavent les pieds d’hommes noirs. La mort de George Floyd a quelquefois été
décrite comme une passion analogue à celle du Christ…
Quel
rôle joue la science dans le wokisme ?
La pensée woke est largement hostile à la science. La
théorie du genre est la première à s’en prendre à la science biologique, qui
serait paternaliste et sexiste. On en revient à Lyssenko, en Union soviétique,
qui estimait qu’il y avait une “science bourgeoise” et une “science
prolétarienne”. Quant aux mathématiques, elles sont accusées d’être virilistes
et racistes. Un grand mathématicien américain d’origine roumaine, Sergiu
Klainerman, juge l’idéologie woke plus nuisible que le
communisme qui laissait les mathématiciens travailler en paix.
Les wokes développent
même une critique radicale de la connaissance scientifique, l’“épistémologie du
point de vue”. Selon cette philosophie des sciences, il n’y a pas de
connaissance objective, tout savoir est “situé” et dépend de conditions de
race, de genre ou de classe. On ne peut donc espérer accéder à la vérité. Ils
critiquent toutes les valeurs des Lumières, comme l’idée d’une humanité
abstraite, d’un individu autonome et d’un progrès de la connaissance.
Dans
les universités, les
disciplines traditionnelles sont remplacées par des “études” de genre, de race,
etc. qui se caractérisent par leur unanimisme et leur refus de toute pensée
dissidente. Ainsi, si l’on est biologiste et que l’on pense que les sexes
existent, on ne pourra pas enseigner dans un département d’études de genre.
Comme l’a dit Bret Weinstein, professeur de biologie américain, qui fut le seul
à s’opposer à l’emprise woke dans son université d’Evergreen,
l’Université ne vise plus alors à transmettre le savoir et à apprendre à penser
librement, mais à “blanchir des idées” : en faisant transiter des idées
absurdes par l’Université, on leur donne une caution et une légitimité.
Ainsi,
vous expliquez que la particularité et la force de cette religion sont qu’elle
vient de l’Université…
C’est en effet la première fois qu’une religion naît dans les
universités. L’Université du XIXe siècle était fondée sur les Lumières et sur
la critique rationnelle. Elle proposait une approche rationnelle de tous les
phénomènes et pouvait nous mettre en garde contre des religions aberrantes,
comme la religion woke, qui est une attaque délibérée contre toutes
les valeurs des Lumières, notamment le rationalisme. Le problème tient à ce
que, dans la mesure où cette religion woke est née au sein des
universités, on voit mal d’où pourront venir les critiques.
Peut-on
considérer que cette pensée woke est une pensée élitaire, un
délire d’intellectuels ?
C’est une religion des élites, venue des universités américaines de l’Ivy
League, qui est devenue aujourd’hui la religion des grandes entreprises, des
médias et des Gafam, notamment avec leurs politiques de “diversité, équité,
inclusion”. Le psychologue Rob Henderson explique le caractère élitaire du
wokisme : alors qu’à l’ère de la consommation de masse la détention d’objets de
luxe se répand, le moyen de se distinguer, pour les gens les plus favorisés,
est d’afficher des “croyances de luxe”, croyances déconnectées ou absurdes. Il
faut, par exemple, vivre dans des quartiers ultra-sécurisés et ne jamais
prendre les transports en commun pour parler de “définancer la police”, comme
le font les wokes.
Les
contestataires sont là, d’autant que les personnes de couleur et les femmes
sont les perdantes du wokisme…
Beaucoup d’écrivains ou d’universitaires noirs américains, comme Thomas Chatterton
Williams ou John McWhorter, sont les premiers critiques du wokisme, car ils
n’acceptent pas d’être traités comme de simples victimes du racisme. Ils
veulent être reconnus comme des individus, qui ne sont pas le simple résultat
de persécutions qu’ils ont subies, ou n’ont pas subies. Ils refusent que l’on
enseigne à leurs enfants qu’ils sont des victimes alors qu’eux-mêmes sont la
preuve du contraire. Je cite ce parent d’élève de couleur qui s’insurge que
l’on enseigne à son fils qu’il est une victime alors que lui-même ne l’est en
aucun cas. Les femmes aussi, en premier lieu les lesbiennes, sont de plus en
plus effacées par les militants transgenres qui veulent imposer leur nouveau
vocabulaire où l’on ne parle plus de “femmes enceintes” mais de “personnes
enceintes”. Le mot “femme” devient un mot que l’on efface progressivement et
que l’on ne sait plus définir, comme cette juge de la Cour suprême américaine
qui n’a pas voulu lui donner de définition, arguant qu’elle n’était pas
biologiste.
«
Cette folie communautariste […] pourrait paradoxalement
laisser un espoir de sortie de cette course à la victimisation et au communautarisme
» : pourquoi ? Comment lutter ?
D’une certaine manière, toutes ces revendications communautaires peuvent être
appelées à se contredire. Il y a déjà des conflits entre décoloniaux de
diverses origines, entre lesbiennes et trans… Mais le véritable espoir serait
que les “gens ordinaires”, comme dirait Orwell, se rendent compte de la folie
ambiante et s’efforcent de réagir rapidement.
La
menace est insidieuse mais elle est réelle
et d’envergure. Nous ne
sommes pas près d’être débarrassés de
la religion woke.
Elle se déploie grâce à nos lâchetés et nos dénis, il est temps de retrouver
notre courage et de lui dire non.
La Religion woke, de Jean-François
Braunstein, Grasset, 288 pages, 20,90 €.
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