Source : Marianne
Propos recueillis par Hadrien Mathoux
Directrice de recherche au CNRS, Nathalie Bulle travaille
sur les évolutions pédagogiques qui ont transformé l'école française. Alors que
notre système scolaire est toujours l'un des plus inégalitaires au monde, la
sociologue pointe les effets délétères des politiques menées depuis les années
1970 au nom de la justice sociale.
Les diverses études
publiées sur l'école française montrent que nous sommes le pays où l'origine
sociale a le plus d'impact sur la réussite scolaire. Comment l'expliquer ?
Nathalie Bulle :
Les résultats négatifs des élèves français ne sont pas anciens, et sont
manifestement le fruit des orientations prises par l’institution depuis plus
d’un demi-siècle. Ils devraient conduire à faire l’inverse de ce que l’on
raconte, c’est-à-dire mettre à l’examen les choix à la source du creusement des
écarts entre les plus favorisés et les moins favorisés, écarts qui ne se
démarquaient pas, il y a moins de vingt ans, de la moyenne de l’OCDE.
Si l’on regarde ce qu'il s’est passé sur le long terme, il
faut savoir qu’avec le temps, les inégalités ont changé de nature. Auparavant,
les destins sociaux étaient largement prédéterminés, et l’école était campée
sur sa mission pédagogique. Une inversion s'est opérée, la société est
relativement moins inégalitaire économiquement et socialement face à l’école
mais, en raison de son expansion, cette dernière assure une fonction plus
importante de sélection dans l’accès aux métiers. C’est pourquoi la question
des inégalités tend à se poser non plus au niveau de l’accès à l’institution
mais à l’intérieur de l’institution, et cette question est devenue un thème
récurrent de la sociologie de l'éducation.
La démocratisation de
l'école n'a pas fait disparaître les inégalités, loin de là…
Dès lors que le secondaire est apparu comme une suite
naturelle du primaire et le supérieur comme une suite naturelle du secondaire,
il y a eu une réelle égalisation des chances. Mais cette démocratisation est
principalement quantitative. Excluons le cas des filles et celui des enfants
d’agriculteurs, dont les aspirations scolaires ont changé, sous l’effet
principalement des évolutions économiques et sociales. Pour les autres, le
fameux ascenseur social par l’école n’a, pour l’essentiel, pas augmenté en
vitesse. Indépendamment de toute considération quantitative, imaginons que l’on
ait classé les enfants nés dans l’entre-deux-guerres en fonction de leurs
chances relatives d’accéder à un diplôme de niveau baccalauréat (général ou
technique) : alors ces chances, un demi-siècle plus tard, ne seraient pas plus
favorables aux enfants d’ouvriers. C’est un grand échec si l’on sait qu’entre
ces deux classements, la proportion des fils d’ouvriers accédant au secondaire
est passée de moins de 20 % à plus de 90 %...
Comment expliquer
cette persistance des inégalités alors que de très nombreuses politiques ont
été menées au nom de la lutte pour plus de justice sociale à l'école ?
L’école rencontre une situation paradoxale qui la mine. Sa
mission était à l'origine d'instruire et d'émanciper, non de sélectionner.
C’est pourquoi, à partir des années 1970, les politiques se sont concentrées
sur le fait de permettre à tout le monde de continuer de concert, quitte à
diminuer l'attention portée à la transmission des savoirs. Les questions
quantitatives ont dominé les questions qualitatives. L’école a évolué
insensiblement vers une forme de service minimal et standard, rendu accessible
à une majorité d’élèves, et donc égalitaire d’un point de vue strictement
formel. En réalité, les politiques menées ont confondu démocratisation et
massification. La contrepartie de cette égalitarisme minimaliste, est
l’augmentation de l’hétérogénéité du système éducatif, de son opacité, et une
prise en charge par les familles du souci de l’éducation formelle et de la
réussite des enfants.
Quels étaient les
fondements de cette nouvelle manière de voir l'école ?
Pour justifier ces changements, on a changé la philosophie
de l’éducation, l’épistémologie et même la psychologie qui inspiraient notre
école. On s’est appuyé notamment sur les travaux de Jean Piaget, et on est allé
chercher des idées aux États-Unis, chez John Dewey… Les hypothèses issues du
naturalisme justifiaient la moindre importance accordée à l’enseignement en
tant que tel, la valorisation de ses aspects pratiques, voire ludiques, moins
formateurs d’un point de vue général. L’interaction directe de l’élève avec son
environnement, avec le groupe, les méthodes pour résoudre les problèmes ont
tendu à primer sur la maîtrise des connaissances, les savoirs explicites et structurés,
comme si ces choses pouvaient être séparées. Et la transmission a été
considérée comme autoritaire… Mais à partir de prémisses scientifiques
douteuses. Ces thèses sont profondément politisées.
Concrètement, comment
ce mouvement a-t-il mis ses idées en œuvre dans l'école française ? Domine-t-il
encore les débats ?
Ces courants de pensée, qui ont dominé les réformes, se sont
imposés petit à petit à partir des années 1970, d'abord dans les écoles
normales d'enseignants. Leurs promoteurs ont largement participé aux réformes
de l'Éducation nationale. Un exemple frappant est l’adoption des méthodes dites
globales ou semi-globales d'apprentissage de la lecture à l'école primaire.
Même si l’on s’entend aujourd’hui pour sortir des querelles de méthodes et reconnaître
que l’essentiel est le temps et la qualité de l’enseignement du déchiffrage.
Les débats sont étouffés, en réalité…
Quels ont été les
effets des changements dans les méthodes de lecture à l'école primaire ?
Tous les indicateurs s’entendent pour révéler une chute en
lecture des élèves les plus faibles et un creusement des inégalités à cet
égard. C’est surtout à partir du moment où l'on s’est donné le loisir de ne
plus mettre d’échéances à la fin du cours préparatoire, pour les reporter en
fin de CE1, que l’on a ouvert la voie à des pratiques peu efficaces, alors que
les élèves n’apprennent plus véritablement à lire au CE1. Le résultat est que
l'hétérogénéité est très forte, et que de nombreux élèves arrivent au collège
en situation de "dysorthographie", ne sachant pas orthographier
phonétiquement certains sons. Ces difficultés sont cruciales car elles se
répercutent sur toutes les matières.
La grande thèse de
Bourdieu, développée dans La reproduction
en 1970, est que les inégalités à l'école sont dues au fait qu'elle transmet
une culture élitiste, apanage des classes bourgeoises. Qu'en pensez-vous ?
L'école a son autonomie par rapport aux cultures familiales.
Sa mission première est de transmettre une culture et de former
intellectuellement en enseignant des savoirs “scientifiques”, c’est-à-dire
explicites et structurés. Ils n’ont rien à voir avec les cultures familiales à
proprement parler. Le problème du néomarxisme développé par Bourdieu, c'est
qu'il postule que l'école sera nécessairement partisane. Les savoirs qu'elle
transmet, quels qu’ils soient, seront donc toujours considérés comme vecteurs
d’une forme de reproduction sociale.
Quid des moyens mis
dans l'école ? Ont-ils une influence sur l'éducation ?
Encore une fois, la question cruciale est celle de la
mission assignée l'école : le problème est que tout va dans le sens d'une école
vue davantage comme un lieu de socialisation que d'apprentissage. Seules des
évolutions allant dans le sens de la qualité, de l’homogénéité géographique de
l’offre scolaire, et de son adaptation à un public diversifié, peuvent contrer
ces tendances. Sinon les groupes sociaux les plus fragiles seront, au total,
toujours perdants dans la mesure où ils n’auront jamais d’accès véritable à une
école de grande qualité.
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