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jeudi 14 avril 2016

Des sciences de l’éducation si peu scientifiques

Source : Gynger


Franck Ramus


L’université Paris Descartes a organisé le samedi 19 mars une nouvelle édition des « controverses de Descartes », en partenariat avec les éditions Nathan et la fondation SNCF. Le thème: « l’école, entre révélation et élévation ». L’une des conférences, consacrée à l’apprentissage de la lecture, a été l’occasion pour Franck Ramus, spécialiste du développement cognitif de l’enfant, de souligner le profond retard de la France en matière d’éducation fondée sur des preuves.

L’éducation et la pédagogie constituent des terrains de batailles intenses, l’actualité nous le prouve presque tous les jours. On voit s’écharper les constructivistes, les pédagogistes, les modernistes, les tenants de Piaget, les adeptes de Montessori et les thuriféraires de Freinet. Comme l’écrivait Jacques Julliard dans un article du Monde en mai 2015, l’éducation nationale relève d’une névrose française. Surtout, les débats restent théoriques, conceptuels, presque hors-sol, comme si en matière d’éducation rien n’avait jamais été démontré, comme si les sciences cognitives n’avaient pas connu un incroyable essor ces 30 dernières années, multipliant les études et recherches expérimentales. Cette déconnexion entre l’univers de l’éducation et celui de la recherche a fait l’objet d’une édifiante présentation par Franck Ramus, spécialiste du développement cognitif de l’enfant et de ses troubles, directeur de recherche au CNRS, lors des « Controverses de Descartes » organisées ce samedi 19 mars par l’Université Paris Descartes.

Il était invité à débattre avec Roland Goigoux, enseignant chercheur, professeur des universités à Clermont-Ferrand. Ce dernier vient de mener une considérable étude intitulée LireEcrireCP, sur les pratiques d’enseignement en CP dont les résultats intermédiaires ont été récemment publiés et rappelés lors de la conférence de consensus sur la lecture organisée à la mi-mars. La recherche menée par Roland Goigoux relève d’une approche dite « écologique » dans la mesure où il s’agissait d’observer et non d’intervenir sur les pratiques des enseignants. L’objectif : mesurer l’effet de ce qui se passe en classe sur les performances des élèves. Selon les premiers résultats, les performances initiales des élèves expliquent pour 53% leurs résultats à l’issue du CP. Autrement dit, le poids de ce qui s’est passé avant le CP, dans la famille, à l’école maternelle, est très lourd.

En revanche, les caractéristiques socio-démographiques des élèves pèsent moins (5%) que la caractéristique de la classe (8,1%) sur leurs résultats. Roland Goigoux note que les différences sont minimes entre les classes et assure que le choix du manuel (et donc de la méthode) a peu d’impact sur les performances des élèves. « Ca rend très modeste sur le poids des pédagogies, sur des méthodes qui résoudraient définitivement les problèmes de la lecture », en conclut-il. Roland Goigoux insiste beaucoup : les enseignants du CP enseignent le code et le déchiffrage de façon systématique. Une façon de dire qu’il n’existe pas de tenants purs et durs de la méthode globale. En revanche, les maîtres de CP investissent peu dans la compréhension. Le CP constituerait une parenthèse, très axée sur le code et laissant de côté le travail de compréhension à partir de textes lus par l’enseignant. Aux enseignants il préconise : « Il faut distinguer les textes que vous proposez aux élèves, à découvrir en autonomie, et à côté les nourrir en textes que vous leur lisez et qui viennent culturellement et linguistiquement stimuler leur intelligence. Les maîtres ne s’autorisent pas à dissocier leurs supports sous prétexte d’articuler en permanence le code et le sens. Ils essaient de faire tout tout le temps. »

Franck Ramus prend ensuite la parole. Et commence par saluer le travail de Roland Goigoux avec un art consommé du compliment à double tranchant. « Enfin ! Enfin une étude de grande ampleur méthodologiquement rigoureuse qui essaie de poser les vraies questions. Ce genre d’approche est exceptionnel en France. Des études comme celles-ci il en faudrait des dizaines chaque année». Il note que la méthodologie adoptée par l’enquête LireEcrireCP n’est pas la plus prisée du milieu scientifique mais qu’elle demeure néanmoins « appropriée ». Ce qui pose un souci à Franck Ramus, en revanche, c’est le calendrier mis en œuvre pour communiquer autour de cette étude. « Il reste à faire évaluer les résultats et à publier au niveau international. C’est comme ça que le travail est expertisé. Ce processus est propre à la recherche scientifique, il est essentiel. Alors on peut commencer à parler des résultats mais pas avant. Ici, on a fait le contraire. On a communiqué avec une conférence de presse. Peut-être un jour écrira-t-on un article pour une revue internationale. »

Le chercheur considère que cette procédure est déontologiquement contestable, même si le risque de conclusions biaisées apparaît comme modéré dans la mesure où les résultats semblent rejoindre ceux précédemment obtenus dans la littérature internationale.

Pour Franck Ramus, même si les données intermédiaires de l’étude pilotée par Roland Goigoux confirment ce que l’on savait déjà, ces travaux n’en étaient pas moins utiles. La plupart des études précédentes étaient en langue anglaise, il est donc important de pouvoir en confirmer les conclusions avec des études en langue française. Notamment parce que c’est une bonne façon de faire enfin accepter le consensus international sur cette question par la communauté éducative française.

Car sur ce sujet comme sur d’autres, les débats sont d’autant plus houleux qu’ils sont déconnectés des données de la recherche. « Fin 2005, raconte Franck Ramus, quand Gilles de Robien a dit qu’il fallait imposer la méthode syllabique, en réponse, tous les syndicats d’enseignants et beaucoup d’enseignants-chercheurs sont montés au créneau. C’est là qu’avec des collègues nous avons voulu introduire des données factuelles. On a rappelé ce que montrait la recherche : la nécessité d’un enseignement systématique, explicite, précoce du déchiffrage et d’une initiation à la morphologie et à la syntaxe. Il faut voir comment nous avons été reçus. C’est qui ces chercheurs ? Qu’est-ce qu’ils connaissent de la classe ? On n’était pas perçus comme légitimes. On ne peut pas dire qu’il n’y a pas eu d’études scientifiques sur le sujet. Pourquoi faut-il autant de temps pour que ces résultats soient acceptés en France ?» Le chercheur cite le National Reading Panel aux USA, revue de littérature qui a sélectionné 38 études sur des critères méthodologiques. En plus de cette vaste revue, il rappelle que plus de 2000 études concernant plus de 550.000 enfants ont été menées sur l’apprentissage de la lecture.

Au-delà de l’apprentissage de la lecture, Franck Ramus explique en quoi consiste l’éducation fondée sur des preuves, un concept assez exotique en France. « Pour faire progresser l’enseignement il ne suffit pas de se baser sur une philosophie ou un auteur, de faire des observations en classe, d’en dégager des intuitions et de produire du discours savant. Il faut formuler des hypothèses précises, réfutables, sur l’effet de pratiques pédagogiques sur les apprentissages, se donner les moyens de les tester rigoureusement en collectant des données factuelles (par l’expérimentation, essais randomisés contrôlés, par l’observation systématique, quantifiée et contrôlée), publier les résultats dans des revues scientifiques internationales, faire des méta-analyses pour synthétiser les résultats»

Le chercheur ne prend pas de gants. « En France l’éducation n’est pas l’affaire de scientifiques mais de gourous. Ils n’ont pas lu la recherche scientifique sur le sujet et ils influencent les politiques. On ne peut pas dire qu’on ne sait rien, encore faut-il aller chercher la connaissance là où elle est. » Il évoque le livre de John Hattie (Visible Learning: A synthesis of over 800 meta-analyses relating to achievement) , véritable somme sur l’apprentissage qui recense 800 méta-analyses, soit 52637 études basées sur plus de 100 millions d’élèves dans plusieurs dizaines de pays. Parmi les 425 études portant sur les relations grapho-phonémiques, combien ont été réalisées en France ? Aucune. « On ne fait rien de toutes ces données en France, on n’a même pas idée que ça existe, assène Franck Ramus à un auditoire essentiellement composé d’enseignants. John Hattie a plein de choses à nous apprendre mais il n’est même pas traduit en France. Pourquoi ? Parce que les gourous inondent les librairies. Il y a tellement de connaissances au niveau international, c’est un crime de les cacher aux enseignants. »

Franck Ramus plaide pour une révolution culturelle dans l’éducation à tous les niveaux, pour la diffusion d’une culture de l’évaluation et de la recherche scientifique, celle qui prévaut en matière de santé. « On ne peut pas se satisfaire de notre ignorance franco-française. Il faut arrêter de dire aux enseignants « Piaget a dit ceci, Vygotsky a dit cela », il faut les impliquer dans la démarche scientifique. » Notamment pour que leurs élèves puissent « apprendre à apprendre ». Car dire à un élève « apprends ta poésie » ne suffit pas. Encore faut-il lui expliquer qu’il existe des méthodes plus efficaces que d’autres pour apprendre un texte. Décidé à ne pas prendre son auditoire dans le sens du poil, Franck Ramus ajoute : « Parmi les données les plus utiles qu’on peut avoir pour comprendre comment fonctionne le système éducatif d’un pays il y a le résultat des évaluations nationales. C’est une mine d’or pour les chercheurs. Mais les enseignants y sont très opposés ».

Le chercheur propose plusieurs sources pour se familiariser avec cette « éducation basée sur des preuves » : « Make It Stick » de Henry Roediger, « Pourquoi les enfants n’aiment pas l’ école » de Daniel Willingham,  et « The everyday parenting toolkit » de Alan Kazdin. Au sujet de ce dernier, qui fait le bilan de tous les acquis de la psychologie comportementale, Franck Ramus estime qu’il devrait être « traduit par le Ministère de l’Éducation Nationale et envoyé à tous les parents ». Le souci, avec ces ouvrages, c’est qu’ils sont en effet pour la plupart en anglais et non traduits.

Derrière le déroulé précis, les références scientifiques, le ton parfois sarcastique, on sent bien l’irritation et la consternation du chercheur. Il faut dire qu’un peu plus tôt, sur l’estrade, le linguiste Alain Bentolila a affirmé sans qu’aucune contradiction ne lui soit apportée que « les difficultés mécaniques des enfants dyslexiques sont la conséquence des difficultés de la relation à l’autre ». De quoi en effet légèrement agacer un spécialiste de la cognition et de ses troubles.


[Passages mis en gras par moi.]

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