Source : Libération
Des méthodes dites progressistes, censées lutter contre les effets des inégalités sociales, les renforcent au contraire. C’est le constat édifiant établi par deux sociologues dans Réapprendre à lire, un essai qui vient de paraître. Un enjeu qui dépasse la querelle entre anciens et modernes pédagogues.
Réapprendre à lire. De la querelle des méthodes à l’action pédagogique,
de Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller, Seuil, “Liber”, 352 p., 22 €.
de Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller, Seuil, “Liber”, 352 p., 22 €.
C’est une sévère critique des méthodes actuelles
d’apprentissage de la lecture. Dans Réapprendre
à lire, qui vient de paraître au Seuil, deux sociologues,
Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller, démontrent que des méthodes
dites progressistes, basées sur de nobles objectifs (autonomie du jeune
lecteur, sens du texte, contenu littéraire) accentuent les clivages sociaux au
lieu de les diminuer. À partir d’une enquête de terrain menée durant
trois ans dans plusieurs écoles primaires, ces spécialistes en sciences de
l’éducation proposent une manière plus égalitaire d’apprendre à lire, centrée
notamment sur l’entraînement et la répétition en partie délaissés. Quand le
réalisme reprend le dessus sur l’idéologie ?
Pourquoi des méthodes
de lecture progressistes se montrent, selon vous, inégalitaires ?
Depuis la fin des années 70 jusqu’à maintenant, des
convictions pédagogiques formulées par des experts ont été, dans le domaine de
la lecture, transformées en dogmes : le déchiffrage est nocif pour les élèves,
ils ne doivent pas lire à voix haute pour apprendre à lire mais doivent
apprendre sur de “vrais textes”, non sur des manuels avec une progression
organisée pour l’apprentissage, etc. On n’en est plus là maintenant
heureusement mais cela survit sous d’autres formes : récemment, a été imposée
l’idée que l’apprentissage de la lecture devait se faire à partir de textes
littéraires alors qu’il ne s’agit que d’une conviction qui rend très difficile
le déchiffrage pour les élèves : en fait, ces supports sont de vrais livres
pour la jeunesse qui ne sont pas conçus pour l’apprentissage ! Certes, les
experts argumentent leurs méthodes au nom de principes valorisants, comme ceux
du sens, de la construction d’un “sujet lecteur”, etc. Mais ces méthodes,
mises en avant dans la formation des enseignants, sont élaborées à partir de
raisonnements logiques et théoriques issus de la linguistique ou de la “didactique
de la littérature” : elles ne sont pas assez centrées sur l’apprentissage
progressif de la lecture. Elles mettent ainsi en échec des élèves désavantagés
socialement et culturellement. Par la suite, ces élèves consultent pendant des
années des orthophonistes, et sont même, dans le pire des cas, “orientés” vers
des filières de relégation car ils sont objectivement placés en situation de
handicap. Les enseignants qui, eux, sont confrontés à ces difficultés, auront
plutôt tendance à mettre en cause l’élève et ses capacités, ses pathologies
éventuelles plutôt que l’inadéquation entre une méthode et un enfant qui n’a
pas encore développé certaines aptitudes intellectuelles (comme la mémoire de
travail).
Le problème dépasse
donc le débat classique des méthodes, globale ou syllabique, classées l’une à
gauche et l’autre à droite ?
Absolument. Nous préférons d’ailleurs parler, au lieu de
syllabique, de méthode “explicite” car derrière la promotion du “syllabique” on
retrouve souvent des positionnements politiques conservateurs qui débordent la
question de la lecture et dans lesquels nous ne nous reconnaissons pas
(critique du collège unique, prises de position en faveur du
redoublement, etc.). Mais en même temps, il ne suffit pas de s’opposer au
passé pour produire de la réussite. Nous considérons qu’il y a une
instrumentalisation politique de la question de l’apprentissage de la lecture.
Nous avons observé, à partir de données empiriques, que l’enseignement
explicite est une chose, certes, favorable aux élèves en lecture mais qu’il ne
fait pas tout : il faut aussi renforcer l’appropriation de la lecture par un
travail spécifique d’entraînement, d’autant plus nécessaire que les élèves sont
moins avancés. [Note personnelle : Contrairement à ce qui semble
être affirmé, l’entraînement jusqu’au surapprentissage est un élément
fondamental de l’Enseignement Explicite, tel qu’il a été défini par Barak
Rosenshine.] D’après nos résultats d’enquête, ce serait une illusion que de
considérer que la seule méthode explicite suffirait à supprimer les inégalités.
Sur quoi appuyer une
pédagogie rationnelle pour apprendre à lire ?
Le dispositif, que nous avons élaboré durant notre enquête
de terrain, s’est appuyé sur une méthode moderne d’enseignement explicite de la
lecture au lieu de partir des conceptions savantes ou philosophiques sur le “projet
de lecteur”, la “construction du sujet”, le “système langue”, etc. comme
le font souvent les méthodes actuelles. Des temps d’entraînement ont été
institués pour les élèves les moins avancés, en dehors de la classe (pris sur
le temps scolaire). Le fait d’être en petit groupe permet concrètement à ces
élèves d’avoir un temps de lecture et d’écriture bien plus important qu’en
groupe classe.
Des plans de travail et de révision ont aussi été fournis
aux parents, en particulier avant les vacances scolaires (y compris d’été),
avec des explications précises. Un travail a aussi été réalisé en grande
section de maternelle pour apprendre aux élèves à déchiffrer des syllabes
simples, à composer de petits mots : sans qu’il ne s’agisse d’un apprentissage
de la lecture, c’était plus une préparation. Donc 4 “piliers” pour
apprendre à lire : méthode explicite pour toute la classe, entraînement,
travail avec les parents, préparation en grande section de maternelle et non
pas seulement une question de méthode explicite.
Vous mettez en cause
la pédagogie par le jeu ou différenciée qui se veut là aussi progressiste ?
Pourquoi ?
Le détour ne conduit pas toujours à l’essentiel. Les élèves
n’échouent pas parce qu’ils seraient “différents” des autres mais parce qu’ils
ont moins développé des aptitudes qui nécessitent un entraînement, que certains
enfants ont eu dans leur famille. À force de faire des détours, on perd
l’objectif. Des activités simples sont souvent les plus efficaces, à condition
d’être systématiques. En classe, les enseignants ne peuvent pas passer vingt
minutes à faire lire à voix haute un élève qui n’a pas encore développé sa
mémoire de travail puisqu’ils ont le reste de la classe à gérer. Un entraînement
intense en dehors de la classe, à partir de la même leçon et du même outil que
les autres élèves, va rendre possible une action ciblée, ce qui permettra à
l’élève de profiter de plus en plus de ce qui se fait en classe. En classe
même, la différenciation pédagogique peut difficilement consister à faire autre
chose qu’à adapter les tâches aux difficultés de l’élève et donc à faire autant
de niveaux différents que de type de difficulté. Cela renforce plutôt les
inégalités.
Pourquoi dites-vous
que l’échec scolaire a tendance à être médicalisé, ou “psychologisé” ?
C’est une tendance massive, comme le montrent aussi d’autres
travaux qui portent sur l’école et les classes populaires. Quand des démarches
prescrites ne produisent pas les effets escomptés, les enseignants tendent très
massivement à expliquer l’échec par tout un ensemble de dysfonctionnements
familiaux et/ou psychologiques. Il y a aussi des professionnels de la
psychologisation de l’échec scolaire ou des troubles divers des apprentissages.
Les enseignants s’en prennent hélas aux parents plutôt qu’à la manière dont
on ne les forme pas suffisamment à faire ce qui fonctionne avec tous
les élèves.
L’exemple de la
lecture peut-il être transposé à tout autre apprentissage ?
À beaucoup d’entre eux, certainement. On pense à
l’orthographe, dont l’apprentissage gagnerait à être systématiquement poursuivi
au collège, alors que c’est un domaine qui a été dévalorisé. En mathématiques
aussi, il y a des choses à automatiser, comme le calcul, etc. C’est
un échec partiel, mais on a au moins gagné le collège unique, c’est quand même
un progrès énorme à actualiser plus encore (alors qu’il est attaqué). On peut
faire autrement que de se référer à un passé idéalisé ou à la course aux
statistiques de réussite (au baccalauréat ou à la licence). On peut travailler
sérieusement à expérimenter ce qui améliore réellement les apprentissages des
élèves et ce dans tous les domaines. Et déconstruire le mythe de l’innovation,
qui règne partout. Il n’y a aucune corrélation nécessaire entre
innovation et démocratisation, ni entre tradition et réussite ! Cela se passe
ailleurs.
Recueilli par Cécile
Daumas
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Les commentaires reçus n’ont pas tous vocation à être publiés.
Étant directeur de publication de ce blog, seuls les textes qui présentent un intérêt à mes yeux seront retenus.