Source : Le Figaro
Daisy Christodoulou
est une spécialiste reconnue de l'éducation au Royaume-Uni. Elle a publié en
2014 Seven Myths About Education, un essai qui a eu un grand
retentissement outre-Manche, où elle démonte méticuleusement les méthodes
pédagogistes progressistes, et réhabilite l'importance du savoir dans
l'apprentissage.
LE FIGAROVOX: Vous avez écrit un livre intitule Sept
mythes sur l'éducation aujourd'hui. Quel est selon vous le mythe le plus
persistant de l'éducation contemporaine ?
DAISY CHRISTODOULOU : Le plus grand mythe
contemporain à propos de l'éducation, c'est l'idée que la connaissance n'a plus
d'importance. On dit désormais que le savoir-faire a plus d'importance que les
savoirs, puisque de toute façon les enfants n'ont pas besoin de savoir des choses
qu'ils peuvent à tout instant chercher sur leur smartphone.
Le plus grand mythe contemporain à propos de l'éducation,
c'est l'idée que la connaissance n'a plus d'importance.
Toutes ces justifications de l'abandon de la connaissance
sont fausses, parce qu'elles nient la manière dont le cerveau humain
fonctionne. La science n'est pas du côté des pédagogues progressistes. La
recherche menée ces cinquante dernières années par la psychologie cognitive
montre bien combien nous dépendons du savoir stockée dans la mémoire longue
pour tous nos procédés mentaux. Au contraire, la “mémoire de travail”, celle
dont nous nous servons pour aborder l'information nouvelle et l'environnement
immédiat, est très limitée. C'est pourquoi il est très important de savoir “par
cœur” des choses, même si elles n'ont pas une utilité immédiate. Ainsi, même si
tout le monde dispose désormais de calculatrices, il est indispensable de
connaitre ses tables de multiplications par cœur. Car après vous serez capable
de résoudre des problèmes plus complexes sans avoir à utiliser l'espace limité
et précieux de la mémoire de travail pour calculer les tables de
multiplication.
Cette vérité se vérifie dans d'autres domaines. Pour saisir
le sens d'un nouveau fait historique, il faut avoir en tête un canevas de dates
historiques enregistré dans la mémoire longue. La recherche sur les joueurs
d'échecs a montré que plus ils retenaient en mémoires les positions précédentes
dans leur mémoire longue, meilleurs ils étaient. Plus vous avez de faits
enregistrés dans votre mémoire longue, mieux vous êtes à même de comprendre
rapidement les nouvelles informations, et de résoudre efficacement les
problèmes de la vie quotidienne. Nous adultes, nous oublions à quel point nous
sommes dépendants du savoir, et nous surestimons le savoir dont les enfants
disposeraient a priori.
La science n'est pas du côté des pédagogues
progressistes. La recherche menée ces cinquante dernières années par la psychologie
cognitive montre bien combien nous dépendons du savoir stockée dans la mémoire
longue pour tous nos procédés mentaux.
Des chercheurs ont même montré que « la mémoire longue était le socle de l'intelligence humaine », et
ont défini le fait d'apprendre comme « une
transformation de la mémoire longue ». Ainsi le prix Nobel Herbert Simon,
affirme que « dans chaque domaine exploré
par l'esprit humain, un savoir considérable est nécessaire comme préalable à
toute pratique d'expert ». Il y a un fossé entre ces études scientifiques
et le statut octroyé au savoir dans l'establishment de l'éducation, qui dénigre
en permanence l'importance du savoir et de la mémoire.
The Economist écrivait au sujet de la réforme
du collège en France « l'approche
traditionnelle française, de la classe assise en rangs d'oignons est absolument
inadaptée à la nature changeante de l'emploi dans l'économie du savoir ».
Qu'en pensez-vous ?
C'est un point de vue asséné sans preuves. Rappelons encore
une fois l'importance de la mémoire longue, et la faiblesse de la mémoire de
travail. Qu'importe l'économie et le monde dans lesquels nous vivons, nous
devons prendre en compte la manière dont nos cerveaux fonctionnent. Que nous
formions des élèves à travailler dans la finance internationale ou à labourer
des champs, à aimer la littérature ou à changer le monde, nous devons admettre
que la mémoire de travail est limitée. Si nous tenons compte de cela,
l'approche traditionnelle est pleine d'avantages. Une instruction menée par le
professeur est régulièrement recommandée dans les analyses sur les techniques
d'éducation. L'explication, l'instruction donnée par le maitre permettent de
segmenter le contenu, de façon à ce qu'il soit assimilable dans les limites de
la mémoire de travail. Les élèves concentrent leur attention sur la bonne
chose. Le problème avec les approches qui mettent l'enfant au centre de
l'apprentissage, c'est que les enfants sont vite désorientés, ne comprennent
pas les concepts fondamentaux et perdent du temps dans des digressions secondaires.
Ce n'est pas un préjugé : étude après étude, on se rend compte des bienfaits
d'une approche qui met le maitre au centre du dispositif d'apprentissage.
Le problème avec les approches qui mettent l'enfant au
centre de l'apprentissage, c'est que les enfants sont vite désorientés, ne
comprennent pas les concepts fondamentaux et perdent du temps dans des
digressions secondaires.
Faut-il adapter l'éducation à l'économie ?
Le marché du travail est en train d'évoluer, c'est une
évidence. Le nombre de métiers non-manuels augmente dans l'économie du savoir.
Mais les compétences les plus recherchées sont toujours le fait de savoir lire
écrire et compter. Ce ne sont pas des compétences nouvelles : l'alphabet et les
chiffres sont là depuis longtemps, et nous connaissons très bien la meilleure
façon de les enseigner. Ce qui est nouveau, c'est que de plus en plus de gens
auront besoin de ces compétences essentielles, et qu'il y aura de moins en
moins d'avenir économique pour les analphabètes. C'est pourquoi nous devons
désormais faire en sorte que tout le monde ait accès à une éducation qui était
auparavant réservée à une élite. Il ne faut pas redéfinir une éducation pour le XXIe siècle, mais tenter de généraliser une éducation autrefois élitiste à
tous.
Une des mesures phare de la réforme du collège en France
est de mettre en place davantage d'“interdisciplinarité”, qui impliquera des “projets”
et des “activités” de la part des élèves. Est-ce une façon de fabriquer de
meilleurs élèves ?
Pas du tout. Le problème de l'interdisciplinarité, c'est
qu'elle confond les objectifs et les méthodes. L'objectif de l'éducation, c'est
de donner les moyens à l'élève d'appréhender le monde dans sa globalité :
l'interdisciplinarité est la fin de l'éducation, pas sa méthode. Faire des “projets”
sans fin, ce n'est pas une bonne manière d'enseigner, parce qu'ils impliquent
trop d'informations, qui surchargent et saturent la mémoire de travail. Au
contraire, enseigner des sujets, permet de décomposer des savoirs complexes
dont nous avons besoin pour les enseigner de façon systématique. Je me souviens
avoir enseigné un projet interdisciplinaire sur l'histoire du football à des
élèves de collège. L'objectif était de combiner histoire, géographie et langue
anglaise en un seul projet. Mais le problème c'est que les élèves avaient déjà
besoin d'avoir des savoirs dans ces disciplines qu'ils n'avaient pas, et qu'on
se refusait à leur enseigner, car l'objectif des leçons était toujours l'“activité”
et pas l'acquisition et la consolidation du savoir. Avec les projets
interdisciplinaires, le savoir disciplinaire devient l'angle mort de
l'éducation. On fait des “projets” sur la réorganisation de la bibliothèque de
l'école, des thématiques comme le “voyage” ou l'“identité” où le résultat est
un carnet de dessins. Mais avec de telles méthodes, comment être surs que les
élèves soient capables de construire une phrase ?
L'objectif de l'éducation, c'est de donner les moyens à
l'élève d'appréhender le monde dans sa globalité : l'interdisciplinarité est la
fin de l'éducation, pas sa méthode.
Sur le papier, les “projets” peuvent paraître une bonne
idée, une façon moderne de préparer les élèves aux problèmes qu'ils
rencontreront dans la vie quotidienne. Mais il s'agit d'une erreur logique. Là
aussi, la science nous enseigne qu'apprendre une discipline requiert une
méthode différente que pratiquer cette discipline.
Le problème des “activités”, c'est qu'elles conduisent les
élèves à être distrait de l'essentiel. Si on est d'accord pour comprendre
l'apprentissage comme une transformation de la mémoire longue, alors la
question essentielle devient: comment apprendre aux élèves à mémoriser des
informations ? Là aussi, il existe une évidence: nous nous souvenons de ce à
quoi nous pensons. De ce point de vue, les activités populaires et les projets
ont peu d'intérêt. Par exemple, au Royaume-Uni, les inspecteurs d'académie ont
conçu une leçon de langue anglaise où l'on invitait les élèves à faire des
marionnettes de Roméo et Juliette. C'est très bien si vous voulez apprendre aux
élèves à faire des marionnettes. Mais si vous voulez leur apprendre l'anglais,
c'est moins efficace, car les élèves passeront leur temps à penser aux
mécanismes qui font agir les marionnettes, pas à l'intrigue ou au langage de la
pièce. Cela peut paraître un exemple extrême, mais une fois que vous commencez
à privilégier les activités sur le savoir, c'est ce qui risque d'arriver.
Est-ce à dire qu'il faille revenir à une école “à
l'ancienne” ?
Que signifie “à l'ancienne” ? Rousseau et Dewey ont écrit
leurs thèses pédagogistes il y a longtemps, et je ne défendrai pas pour autant
leurs idées ! En Angleterre, l'école “à l'ancienne” était loin d'être parfaite.
Nous devons évidemment faire en sorte que tous les élèves apprennent, et pas
seulement une minorité élitiste. Nous devons essayer de nous améliorer, de
faire mieux, et de réformer si nécessaire. Mais les améliorations proposées
doivent l'être sur la base d'une recherche sérieuse et actualisée sur la façon
dont nous apprenons, et pas sur des présupposés idéologiques ou des clichés de
consultant en management à propos de prétendus changements qu'impliquerait le
XXIe siècle. Pour moi, tout le tragique de l'éducation
contemporaine, c'est qu'il existe une recherche scientifique extrêmement riche
sur la manière d'apprendre, qui n'est pas connue ni appliquée dans l'éducation.
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